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– Oui. C'est, j'imagine, le nom de ses diverses filiales. J'ai jugé bon de ne pas encombrer le facturier avec ces détails.
Même monsieur Saito, tout coincé qu'il fût, laissait libre cours à son hilarité grandissante. Fubuki, elle, ne riait toujours pas. Son visage exprimait la plus terrifiante des colères contenues. Si elle avait pu me gifler, elle l'eût fait.
D'une voix tranchante comme un sabre, elle me lança:
– Idiote! Apprenez que GMBH est l'équivalent allemand de l'anglais ltd, du français S.A. Les compagnies que vous avez brillamment amalgamées sous l'appellation GMBH n'ont rien à voir les unes avec les autres! C'est exactement comme si vous vous étiez contentée d'écrire ltd pour désigner toutes les compagnies américaines, anglaises et australiennes avec lesquelles nous traitons! Combien de temps va-t-il nous falloir pour rattraper vos erreurs?
Je choisis la défense la plus bête possible:
– Quelle idée, ces Allemands, de choisir un sigle aussi long pour dire S.A.!
– C'est ça! C'est peut-être la faute des Allemands, si vous êtes stupide?
– Calmez-vous, Fubuki, je ne pouvais pas le savoir…
– Vous ne le pouviez pas? Votre pays a une frontière avec l'Allemagne et vous ne pouviez pas savoir ce que nous, qui vivons à l'autre bout de la planète, nous savons?
Je fus sur le point de dire une horreur que, grâce au Ciel, je gardai pour moi: «La Belgique a peut-être une frontière avec l'Allemagne mais le Japon, pendant la dernière guerre, a eu bien plus qu'une frontière en commun avec l'Allemagne!»
Je me contentai de baisser la tête, vaincue.
– Ne restez pas plantée là! Allez donc chercher les factures que vos lumières ont classées en chimie depuis un mois!
En ouvrant le tiroir, j'eus presque envie de rire, en constatant que, suite à mes rangements, le classeur des produits chimiques avait atteint des proportions hallucinantes.
Monsieur Unaji, mademoiselle Mori et moi nous mîmes au travail. Il nous fallut trois jours pour remettre en ordre les onze facturiers. Je n'étais déjà plus en odeur de sainteté quand éclata un événement encore plus grave.
Le premier signe en fut un tremblement dans les grosses épaules du brave Unaji: cela voulait dire qu'il allait commencer à rigoler. La vibration atteignit sa poitrine puis son gosier. Le rire jaillit enfin et j'eus la chair de poule.
Fubuki, déjà blême de rage, demanda:
– Qu'est-ce qu'elle a encore fait?
Monsieur Unaji lui montra d'une part la facture et d'autre part le livre de comptes.
Elle cacha son visage derrière ses mains. J'eus envie de vomir à l'idée de ce qui m'attendait.
Ils tournèrent ensuite les pages et pointèrent diverses factures. Fubuki finit par m'empoigner par le bras: sans un mot, elle me montra les montants que mon écriture inimitable avait recopiés.
– Dès qu'il y a plus de quatre zéros d'affilée, vous n'êtes plus fichue de copier correctementl Vous rajoutez ou enlevez à chaque fois au moins un zéro!
– Tiens, c'est vrai.
– Est-ce que vous vous rendez compte? Combien de semaines va-t-il nous falloir, maintenant, pour repérer vos fautes et les corriger?
– Ce n'est pas facile, tous ces zéros qui se suivent…
– Taisez-vous!
En me tirant par le bras, elle m'entraîna vers l'extérieur. Nous entrâmes dans un bureau vide dont elle ferma la porte.
– Vous n'avez pas honte?
– Je suis désolée, dis-je lamentablement.
– Non, vous ne l'êtes pas! Croyez vous que je sois dupe? C'est pour vous venger de moi que vous avez commis ces erreurs inqualifiables!
– Je vous jure que non!
– Je le sais bien. Vous m'en voulez tant de vous avoir dénoncée au vice-président pour l'affaire des produits laitiers que vous avez décidé de me ridiculiser publiquement.
– C'est moi que je ridiculise, pas vous.
– Je suis votre supérieure directe et tout le monde sait que c'est moi qui vous ai donné ce poste. C'est donc moi qui suis responsable de vos actes. Et vous le savez bien. Vous vous conduisez aussi bassement que les autres Occidentaux: vous placez votre vanité personnelle plus haut que les intérêts de la compagnie. Pour vous venger de mon attitude envers vous, vous n'avez pas hésité à saboter la comptabilité de Yumimoto, sachant pertinemment que vos torts retomberaient sur moi!
– Je n'en savais rien et je n'ai pas commis ces erreurs exprès!
– Allons! Je n'ignore pas que vous êtes peu intelligente. Cependant, personne ne pourrait être assez stupide pour faire de pareilles fautes!
– Si: moi.
– Arrêtez! Je sais que vous mentez.
– Fubuki, je vous donne ma parole d'honneur que je n'ai pas mal recopié exprès.
– L'honneur! Qu'est -ce que vous y connaissez, à l'honneur?
Elle rit avec mépris.
– Figurez-vous que l'honneur existe aussi en Occident.
– Ah! Et vous trouvez honorable d'affirmer sans vergogne que vous êtes la dernière des imbéciles?
– Je ne pense pas que je sois si bête.
– Il faudrait savoir; vous êtes soit une traîtresse, soit une demeurée: il n'y a pas de troisième possibilité.
– Si, il y en a une: c'est moi. Il y a des gens normaux qui se révèlent incapables de recopier des colonnes de chiffres.
– Au Japon, ce genre de personnes n’existe pas.
– Qui songe à contester la supériorité japonaise? dis-je en prenant un air contrit.
– Si vous apparteniez à la catégorie des handicapés mentaux, il fallait me le dire, au lieu de me laisser vous confier cette tâche.
– Je ne savais pas que j'appartenais à cette catégorie. Je n'avais jamais recopié des colonnes de chiffres de ma vie.