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Chapitre II Les camarades

I

Quelques camarades, dont Mermoz, fondèrent la ligne française de Casablanca à Dakar, à travers le Sahara insoumis. Les moteurs d'alors ne résistant guère, une panne livra Mermoz aux Maures; ils hésitèrent à le massacrer, le gardèrent quinze jours prisonnier, puis le revendirent. Et Mermoz reprit ses courriers au-dessus des mêmes territoires.

Lorsque s'ouvrit la ligne d'Amérique, Mermoz, toujours à l'avant-garde, fut chargé d'étudier le tronçon de Buenos Aires à Santiago et, après un sur le Sahara, de bâtir un pont au-dessus des Andes. On lui confia un avion qui plafonnait à cinq mille deux cents mètres. Les crêtes de la Cordillère s'élèvent à sept mille mètres. Et Mermoz décolla chercher des trouées. Après le sable, Mermoz affronta la montagne, ces pics qui, dans le vent, lâchent leur écharpe de neige, ce palissement des choses avant l'orage, ces remous si durs qui, subis entre deux murailles de rocs, obligent le pilote à une sorte de lutte au couteau. Mermoz s'engageait dans ces combats sans rien connaître de l'adversaire, sans savoir si l'on sort en vie de telles étreintes. Mermoz «essayait» pour les autres.

Enfin, un jour, à force «d'essayer», il se découvrit prisonnier des Andes.

Échoués, à quatre mille mètres d'altitude, sur un plateau aux parois verticales, son mécanicien et lui cherchèrent pendant deux jours à s'évader. Ils étaient pris. Alors, ils jouèrent leur dernière chance, lancèrent l'avion vers le vide, rebondirent durement sur le sol inégal, jusqu'au précipice, où ils coulèrent. L'avion, dans la chute, prit enfin assez de vitesse pour obéir de nouveau aux commandes. Mermoz le redressa face à une crête, toucha la crête, et, l'eau fusant de toutes les tubulures crevées dans la nuit par le gel, déjà en panne après sept minutes de vol, découvrit la plaine chilienne, sous lui, comme une Terre promise.

Le lendemain, il recommençait.

Quand les Andes furent bien explorées, une fois la technique des traversées bien au point, Mermoz confia ce tronçon à son camarade Guillaumet et s'en fut explorer la nuit.

L'éclairage de nos escales n'était pas encore réalisé, et sur les terrains d'arrivée, par nuit noire on alignait en face de Mermoz la maigre illumination de trois feux d'essence.

Il s'en tira et ouvrit la route.

Lorsque la nuit fut bien apprivoisée, Mermoz essaya l'Océan. Et le courrier, dès 1931, fut transporté, pour la première fois, en quatre jours, de Toulouse à Buenos Aires. Au retour, Mermoz subit une panne d'huile au centre de l'Atlantique Sud et sur une mer démontée. Un navire le sauva, lui, son courrier et son équipage.

Ainsi Mermoz avait défriché les sables, la montagne, la nuit et la mer. Il avait sombré plus d'une fois dans les sables, la montagne, la nuit et la mer. Et quand il était revenu, ç'avait toujours été pour repartir.

Enfin, après douze années de travail, comme il survolait une fois de plus l'Atlantique Sud, il signala par un bref message qu'il coupait le moteur arrière droit. Puis le silence se fit.

La nouvelle ne semblait guère inquiétante, et, cependant, après dix minutes de silence, tous les radio de la ligne, de Paris jusqu'à Buenos Aires, commencèrent leur veille dans l'angoisse. Car si dix minutes de retard n'ont guère de sens dans la journalière, elles prennent dans l'aviation postale une lourde signification. Au cœur de ce temps mort, un événement encore inconnu se trouve enfermé. Insignifiant ou malheureux, il est désormais révolu. La destinée a prononcé son jugement, et, contre ce jugement, il n'est plus d'appel: une main de fer a gouverné un équipage vers l'amerrissage sans gravité ou l'écrasement. Mais le verdict n'est pas signifié à ceux qui attendent.

Lequel d'entre nous n'a point connu ces espérances de plus fragiles, ce silence qui empire minute en minute comme une maladie fatale? Nous espérions, puis les heures se sont écoulées et, peu à peu, il s'est fait tard. Il nous a bien fallu comprendre que nos camarades ne rentreraient plus, qu'ils reposaient dans cet Atlantique Sud dont ils avaient si souvent labouré le ciel. Mermoz, décidément, s'était retranché derrière son ouvrage, pareil au moissonneur qui, ayant bien lié sa gerbe, se couche dans son champ.

Quand un camarade meurt ainsi, sa mort paraît encore un acte qui est dans l'ordre du métier, et, tout d'abord, blesse peut-être moins qu'une autre mort. Certes il s'est éloigné celui-là, ayant subi sa dernière mutation d'escale, mais sa présence ne nous manque pas encore en profondeur comme pourrait nous manquer le pain.

Nous avons en effet l'habitude d'attendre longtemps les rencontres. Car ils sont dispersés dans le monde, les camarades de ligne, de Paris à Santiago du Chili, isolés un peu comme des sentinelles qui ne se parleraient guère. Il faut le hasard des voyages pour rassembler, ici ou là, les membres dispersés de la grande famille professionnelle. Autour de la table d'un soir, à Casablanca, à Dakar, à Buenos Aires, on reprend, après des années de silence, ces conversations interrompues, on se renoue aux vieux souvenirs. Puis l'on repart. La terre ainsi est à la fois déserte et riche. Riche de ces jardins secrets, cachés, difficiles à atteindre, mais auxquels le métier nous ramène toujours, un jour ou l'autre. Les camarades, la vie peut-être nous en écarte, nous empêche d'y beaucoup penser, mais ils sont quelque part, on ne sait trop où, silencieux et oubliés, mais tellement fidèles! Et si nous croisons leur chemin, ils nous secouent par les épaules avec de belles flambées de joie! Bien sûr, nous avons l'habitude d'attendre…

Mais peu à peu nous découvrons que le rire clair de celui-là nous ne l'entendrons plus jamais, nous découvrons que ce jardin-là nous est interdit pour toujours. Alors commence notre deuil véritable qui l'est point déchirant mais un peu amer.

Rien, jamais, en effet, ne remplacera le compagnon perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant de mauvaises heures vécues ensemble, de tant de brouilles, de réconciliations, de mouvements du cœur. On ne reconstruit pas ces amitiés-là. Il est vain, si l'on plante un chêne, d'espérer s'abriter bientôt sous son feuillage.

Ainsi va la vie. Nous nous sommes enrichis d'abord, nous avons planté pendant des années, mais viennent les années où le temps défait ce travail et déboise. Les camarades, un à un, nous retirent leur ombre. Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir.

Telle est la morale que Mermoz et d'autres nous ont enseignée. La grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir des hommes: il n'est qu'un luxe véritable, et c'est celui des relations humaines.

En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui procure rien qui vaille de vivre.

Si je cherche dans mes souvenirs ceux qui m'ont laissé un goût durable, si je fais le bilan des heures qui ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle fortune ne m'eût procurées. On n'achète pas l'amitié d'un Mermoz, d'un compagnon que les épreuves vécues ensemble ont lié à nous pour toujours.

Cette nuit de vol et ses cent mille étoiles, cette sérénité, cette souveraineté de quelques heures, l'argent ne les achète pas.

Cet aspect neuf du monde après l'étape difficile, ces arbres, ces fleurs, ces femmes, ces sourires fraîchement colorés par la vie qui vient de nous être rendue à l'aube, ce concert des petites choses qui nous récompensent, l'argent ne les achète pas.

Ni cette nuit vécue en dissidence et dont le souvenir me revient.

Nous étions trois équipages de l'Aéropostale échoués à la tombée du jour sur la côte de Rio de Oro. Mon camarade Riguelle s'était posé d'abord, à la suite d'une rupture de bielle; un autre camarade, Bourgat, avait atterri à son tour pour recueillir son équipage, mais une avarie sans gravité l'avait aussi cloué au sol. Enfin, j'atterris, mais quand je survins la nuit tombait. Nous décidâmes de sauver l'avion de Bourgat, et, afin de mener à bien la réparation, d'attendre le jour.

Une année plus tôt, nos camarades Gourp et Érable, en panne ici, exactement, avaient été massacrés par les dissidents. Nous savions qu'aujourd'hui aussi un rezzou de trois cents fusils campait quelque part à Bojador. Nos trois atterrissages, visibles de loin, les avaient peut-être alertés, et nous commencions une veille qui pouvait être la dernière.

Nous nous sommes donc installés pour la nuit. Ayant débarqué des soutes à bagages cinq ou six caisses de marchandises, nous les avons vidées et disposées en cercle et, au fond de chacune d'elles, comme au creux d'une guérite, nous avons allumé une pauvre bougie, mal protégée contre le vent. Ainsi, en plein désert, sur l'écorce nue de la planète, dans un isolement des premières années du monde, nous avons bâti un village d'hommes.

Groupés pour la nuit sur cette grande place de notre village, ce coupon de sable où nos caisses versaient une lueur tremblante, nous avons attendu. Nous attendions l'aube qui nous sauverait, ou les Maures. Et je ne sais ce qui donnait à cette nuit son goût de Noël. Nous nous racontions des souvenirs, nous nous plaisantions et nous chantions.

Nous goûtions cette même ferveur légère qu'au cœur d'une fête bien préparée. Et cependant, nous étions infiniment pauvres. Du vent, du sable, des étoiles. Un style dur pour trappistes. Mais sur cette nappe mal éclairée, six ou sept hommes qui ne possédaient plus rien au monde, sinon leurs souvenirs, se partageaient d'invisibles richesses.

Nous nous étions enfin rencontrés. On chemine longtemps côte à côte, enfermé dans son propre silence, ou bien l'on échange des mots qui ne transportent rien. Mais voici l'heure du danger. Alors on s'épaule l'un à l'autre. On découvre que l'on appartient à la même communauté. On s'élargit par la découverte d'autres consciences. On se regarde avec un grand sourire. On est semblable à ce prisonnier délivré qui s'émerveille de l'immensité de la mer.

II

Guillaumet, je dirai quelques mots sur toi, mais je ne te gênerai point en insistant avec lourdeur sur ton courage ou sur ta valeur professionnelle. C'est autre chose que je voudrais décrire en racontant la plus belle de tes aventures.

Il est une qualité qui n'a point de nom. Peut-être est-ce la «gravité», mais le mot ne satisfait pas. Car cette qualité peut s'accompagner de la gaieté la plus souriante. C'est la qualité même du charpentier qui s'installe d'égal à égal en face de sa pièce de bois, la palpe, la mesure et, loin de la traiter à la légère, rassemble à son propos toutes ses vertus.

J'ai lu, autrefois, Guillaumet, un récit où l'on célébrait ton aventure, et j'ai un vieux compte à régler avec cette image infidèle. On t'y voyait, lançant des boutades de «gavroche», comme si le courage consistait à s'abaisser à des railleries de collégien, au cœur des pires dangers et à l'heure de la mort. On ne te connaissait pas, Guillaumet. Tu n'éprouves pas le besoin, avant de les affronter, de tourner en dérision tes adversaires. En face d'un mauvais orage, tu juges: «Voici un mauvais orage.» Tu l'acceptes et tu le mesures.

Je t'apporte ici, Guillaumet, le témoignage de mes souvenirs.

Tu avais disparu depuis cinquante heures, en hiver, au cours d'une traversée des Andes. Rentrant du fond de la Patagonie, je rejoignis le pilote Deley à Mendoza. L'un et l'autre, cinq jours durant, nous fouillâmes, en avion, cet amoncellement de montagnes, mais sans rien découvrir. Nos deux appareils ne suffisaient guère. Il nous semblait que cent escadrilles, naviguant pendant cent années, n'eussent pas achevé d'explorer cet énorme massif dont crêtes s'élèvent jusqu'à sept mille mètres. Nous avions perdu tout espoir. Les contrebandiers mêmes, des bandits qui, là-bas, osent un crime pour cinq francs, nous refusaient d'aventurer, sur les contreforts de la montagne, des caravanes de secours: «Nous y risquerions notre vie», nous disaient-ils. «Les Andes, en hiver, ne rendent point les hommes.» Lorsque Deley ou moi atterrissions à Santiago, les officiers chiliens, eux aussi, nous conseillaient de suspendre nos explorations. «C'est l'hiver. Votre camarade, si même il a survécu à la chute, n'a pas survécu à la nuit. La nuit, là-haut, quand elle passe sur l'homme, elle le change en glace.» Et lorsque, de nouveau, je me glissais entre les murs et les piliers géants des Andes, il me semblait, non plus te rechercher, mais veiller ton corps, en silence, dans une cathédrale de neige.

Enfin, au cours du septième jour, tandis que je déjeunais entre deux traversées, dans un restaurant de Mendoza, un homme poussa la porte et cria, oh! peu de chose:

«Guillaumet… vivant!»

Et tous les inconnus qui se trouvaient là s'embrassèrent.

Dix minutes plus tard, j'avais décollé, ayant chargé à bord deux mécaniciens, Lefebvre et Abri. Quarante minutes plus tard, j'avais atterri le long d'une route, ayant reconnu, à je ne sais quoi, la voiture qui t'emportait je ne sais où, du côté de San Rafaël. Ce fut une belle rencontre, nous pleurions tous, et nous t'écrasions dans nos bras, vivant, ressuscité, auteur de ton propre miracle. C'est alors que tu exprimas, et ce fut ta première phrase intelligible, un admirable orgueil d'homme: «Ce que j'ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait.»

Plus tard, tu nous racontas l'accident.

Une tempête qui déversa cinq mètres d'épaisseur de neige, en quarante-huit heures, sur le versant chilien des Andes, bouchant tout l'espace, les Américains de la Pan-Air avaient fait demi-tour. Tu décollais pourtant à la recherche d'une déchirure dans le ciel. Tu le découvrais un peu plus au sud, ce piège, et maintenant, vers six mille cinq cents mètres, dominant les nuages qui ne plafonnaient qu'à six mille, et dont émergeaient seules les hautes crêtes, tu mettais le cap sur l'Argentine.

Les courants descendants donnent parfois aux pilotes une bizarre sensation de malaise. Le moteur tourne rond, mais l'on s'enfonce. On cabre pour sauver son altitude, l'avion perd sa vitesse et devient mou: on s'enfonce toujours. On rend la main, craignant maintenant d'avoir trop cabré, on se laisse dériver sur la droite ou sur la gauche pour s'adosser à la crête favorable, celle qui reçoit les vents comme un tremplin, mais l'on s'enfonce encore. C'est le ciel entier qui semble descendre. On se sent pris, alors, dans une sorte d'accident cosmique. Il n'est plus de refuge. On tente en vain le demi-tour pour rejoindre, en arrière, les zones où l'air vous soutenait, solide et plein comme un pilier. Mais il n'est plus de pilier. Tout se décompose, et l'on glisse dans un délabrement universel vers le nuage qui monte mollement, se hausse jusqu'à vous, et vous absorbe.

«J'avais déjà failli me faire coincer, nous disais-tu, mais je n'étais pas convaincu encore. On rencontre des courants descendants au-dessus de nuages qui paraissent stables, pour la simple raison qu'à la même altitude ils se recomposent indéfiniment. Tout est si bizarre en haute montagne…»

Et quels nuages!…

«Aussitôt pris, je lâchai les commandes, me cramponnant au siège pour ne point me laisser projeter au-dehors. Les secousses étaient si dures les courroies me blessaient aux épaules et eussent sauté. Le givrage, de plus, m'avait privé net tout horizon instrumental et je fus roulé comme un chapeau, de six mille à trois mille cinq.

«À trois mille cinq j'entrevis une masse noire, horizontale, qui me permit de rétablir l'avion. C'était un étang que je reconnus: la Laguna Diamante. Je la savais logée au fond d'un entonnoir, dont un des flancs, le volcan Maipu, s'élève à six neuf cents mètres. Quoique délivré du nuage, j'étais encore aveuglé par d'épais tourbillons de neige, et ne pouvais lâcher mon lac sans m'écraser contre un des flancs de l'entonnoir. Je tournai donc autour de la lagune, à trente mètres d'altitude, jusqu'à la panne d'essence. Après deux heures de manège, je me posai et capotai. Quand je me dégageai de l'avion, la tempête me renversa. Je me rétablis sur mes pieds, elle me renversa encore. J'en fus réduit à me glisser sous la carlingue et à creuser un abri dans la neige. Je m'enveloppai là de sacs postaux et, quarante-huit heures durant, j'attendis.

«Après quoi, le tempête apaisée, je me mis en marche. Je marchai cinq jours et quatre nuits.»

Mais que restait-il de toi, Guillaumet? Nous te retrouvions bien, mais calciné, mais racorni, mais rapetissé comme une vieille! Le soir même, en avion, je te ramenais à Mendoza où des draps blancs coulaient sur toi comme un baume. Mais ils ne te guérissaient pas. Tu étais encombré de ce corps courbatu, que tu tournais et retournais, sans parvenir à le loger dans le sommeil. Ton corps n'oubliait pas les rochers ni les neiges. Ils te marquaient. J'observais ton visage noir, tuméfié, semblable à un fruit blet qui a reçu des coups. Tu étais très laid, et misérable, ayant perdu l'usage des beaux outils de ton travail: tes mains demeuraient gourdes, et quand, pour respirer, tu t'asseyais sur le bord de ton lit, tes pieds gelés pendaient comme deux poids morts. Tu n'avais même pas terminé ton voyage, tu haletais encore, et, lorsque tu te retournais contre l'oreiller, pour chercher la paix, alors une procession d'images que tu ne pouvais retenir, une procession qui s'impatientait dans les coulisses, aussitôt se mettait en branle sous ton crâne. Et elle défilait. Et tu reprenais vingt fois le combat contre des ennemis qui ressuscitaient de leurs cendres.

Je te remplissais de tisanes:

«Bois, mon vieux!»

«Ce qui m'a le plus étonné… tu sais…»

Boxeur vainqueur, mais marqué des grands coups reçus, tu revivais ton étrange aventure. Et tu t'en délivrais par bribes. Et je t'apercevais, au cours de ton récit nocturne, marchant, sans piolet, sans cordes, sans vivres, escaladant des cols de quatre mille cinq cents mètres, ou progressant le long de parois verticales, saignant des pieds, des genoux et des mains, par quarante degrés de froid. Vidé peu à peu de ton sang, de tes forces, de ta raison, tu avançais avec un entêtement de fourmi, revenant sur tes pas pour contourner l'obstacle, te relevant après chutes, ou remontant celles des pentes qui n'aboutissaient qu'à l'abîme, ne t'accordant enfin aucun repos, car tu ne te serais pas relevé du lit de neige.

Et en effet, quand tu glissais, tu devais te redresser vite, afin de n'être point changé en pierre. Le froid te pétrifiait de seconde en seconde, et, pour avoir goûté, après la chute, une minute de repos de trop, tu devais faire jouer, pour te relever, des muscles morts.

Tu résistais aux tentations. «Dans la neige, me disais-tu, on perd tout instinct de conservation. Après deux, trois, quatre jours de marche, on ne souhaite plus que le sommeil. Je le souhaitais. Mais je me disais: «Ma femme, si elle croit que je vis, crois que je marche. Les camarades croient que je marche. Ils ont tous confiance en moi. Et je suis un salaud si je ne marche pas.»

Et tu marchais, et, de la pointe du canif, tu entamais, chaque jour un peu plus, l'échancrure de tes souliers, pour que tes pieds qui gelaient et gonflaient, y pussent tenir.

Tu m’as fait cette étrange confidence:

«Dès le second jour, vois-tu, mon plus gros travail fut de m'empêcher de penser. Je souffrais trop, et ma situation était par trop désespérée. Pour avoir le courage de marcher, je ne devais pas la considérer. Malheureusement, je contrôlais mal mon cerveau, il travaillait comme une turbine. Mais je pouvais lui choisir encore ses images. Je l’emballais sur un film, sur un livre. Et le film ou le livre défilait en moi à toute allure. Puis ça me ramenait à ma situation présente. Immanquablement. Alors je le lançais sur d’autres souvenirs…»

Une fois cependant, ayant glissé, allongé à plat ventre dans la neige, tu renonças à te relever. Tu étais semblable au boxeur qui, vidé d’un coup de toute passion, entend les secondes tomber une à une dans un univers étranger, jusqu’à la dixième qui est sans appel.

«J’ai fait ce que j’ai pu et je n’ai point d’espoir, pourquoi m’obstiner dans ce martyre? Il te suffisait de fermer les yeux pour faire la paix dans le monde. Pour effacer du monde les rocs, les glaces et les neiges. À peine closes, ces paupières miraculeuses, il n’était plus ni coups, ni chutes, ni muscles déchirés, ni gel brûlant, ni ce poids de la vie à traîner quand on va comme un bœuf, et qu’elle se fait plus lourde qu’un char. Déjà, tu le goûtais, ce froid devenu poison, et qui, semblable à la morphine, t’emplissait maintenant de béatitude. Ta vie se réfugiait autour du cœur. Quelque chose de doux et de précieux se blotissait au centre de toi-même. Ta conscience peu à peu abandonnait les régions lointaines de ce corps qui, bête jusqu’alors gorgée de souffrances, participait déjà de l’indifférence du marbre.

Tes scrupules mêmes s’apaisaient. Nos appels ne t’atteignaient plus, ou, plus exactement, se changeaient pour toi en appels de rêve. Tu répondais heureux par une marche de rêve, par de longues enjambées faciles, qui t’ouvraient sans efforts les délices des plaines. Avec quelle aisance tu glissais dans un monde devenu si tendre pour toi! Ton retour, Guillaumet, tu décidais, avare, de nous le refuser.

Les remords vinrent de l’arrière-fond de ta conscience. Au songe se mêlaient soudain des détails précis. «Je pensais à ma femme. Ma police d’assurance lui épargnerait la misère. Oui, mais l’assurance…»

Dans le cas d’une disparition, la mort légale est différée de quatre années. Ce détail t’apparut éclatant, effaçant les autres images. Or, tu étais étendu à plat ventre sur une forte pente de neige. Ton corps, l’été venu, roulerait avec cette boue vers une des mille crevasses des Andes. Tu le savais. Mais tu savais aussi qu’un rocher émergeait à cinquante mètres devant toi: «J’ai pensé: «Si je me relève, je pourrai peut-être l’atteindre. Et si je cale mon corps contre la pierre, l’été venu on le retrouvera.»

Une fois debout, tu marchas deux nuits et trois jours.

Mais tu ne pensais guère aller loin:

«Je devinai la fin à beaucoup de signes. Voici l’un d’eux. J’étais contraint de faire halte toutes les deux heures environ, pour fendre un peu plus mon soulier, frictionner de neige mes pieds qui gonflaient, ou simplement pour laisser reposer mon cœur. Mais vers les derniers jours je perdais la mémoire. J’étais reparti depuis longtemps déjà, lorsque la lumière se faisait en moi: j’avais chaque fois oublié quelque chose. La première fois, ce fut un gant, et c’était grave par ce froid! je l’avais déposé devant moi et j’étais reparti sans le ramasser. Ce fut ensuite ma montre. Puis mon canif. Puis ma boussole. À chaque arrêt je m’appauvrissais…

«Ce qui sauve, c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence…»

«Ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait.» Cette phrase, la plus noble que je connaisse, cette phrase qui situe l’homme, qui l’honore, qui rétablit les hiérarchies vraies, me revenait à la mémoire. Tu t’endormais enfin, ta conscience était abolie, mais de ce corps démantelé, fripé, brûlé, elle allait renaître au réveil; et de nouveau le dominer. Le corps, alors, n’est plus qu’un bon outil, le corps n’est plus qu’un serviteur. Et, cet orgueil du bon outil, tu savais l’exprimer aussi, Guillaumet:

«Privé de nourriture, tu t’imagines bien qu’au troisième jour de marche… mon cœur, ça n’allait plus très fort… Eh bien! le long d’une pente verticale, sur laquelle je progressais, suspendu au-dessus du vide, creusant des trous pour loger mes poings, voilà que mon cœur tombe en panne. Ça hésite, ça repart. Ça bat de travers. Je sens que s’il hésite une seconde de trop, je lâche. Je ne bouge plus et j’écoute en moi. Jamais, tu m’entends? Jamais en avion je ne me suis senti accroché d’aussi près à mon moteur, que je ne me suis senti, pendant ces quelques minutes-là, suspendu à mon cœur. Je lui disais: «Allons, un effort! Tâche de battre «encore…» Mais c’était un cœur de bonne qualité! Il hésitait, puis repartait toujours… Si tu savais combien j’étais fier de ce cœur!»

Dans la chambre de Mendoza où je te veillais, tu t’endormais enfin d’un sommeil essoufflé. Et je pensais: «Si on lui parlait de son courage, Guillaumet hausserait les épaules. Mais on le trahirait aussi en célébrant sa modestie. Il se situe bien au-delà de cette qualité médiocre. S’il hausse les épaules, c’est par sagesse. Il sait qu’une fois pris dans l’événement, les hommes ne s’en effraient plus. Seul l’inconnu épouvante les hommes. Mais, pour quiconque l’affronte, il n’est déjà plus l’inconnu. Surtout si on l’observe avec cette gravité lucide. Le courage de Guillaumet, avant tout, est un effet de sa droiture.»

Sa véritable qualité n’est point là. Sa grandeur, c’est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie. Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas; chez les vivants, à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail.

Il fait partie des êtres larges qui acceptent de couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c’est précisément être responsable. C'est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.

On veut confondre de tels hommes avec les toréadors ou les joueurs. On vante leur mépris de la mort. Mais je me moque bien du mépris de la mort. S’il ne tire pas ses racines d’une responsabilité acceptée, il n’est que signe de pauvreté ou d’excès de jeunesse. J’ai connu un suicidé jeune. Je ne sais plus quel chagrin d’amour lavait poussé à se tirer soigneusement une balle dans le cœur. Je ne sais à quelle tentation littéraire il avait cédé en habillant ses mains de gants blancs, mais je me souviens d’avoir ressenti en face de cette triste parade une impression non de noblesse mais de misère. Ainsi, derrière ce visage aimable, sous ce crâne d’homme, il n’y avait rien eu, rien. Sinon l’image de quelque sotte petite fille semblable à d’autres.

Face à cette destinée maigre, je me rappelai une vraie mort d’homme. Celle d’un jardinier, qui me disait «Vous savez…, parfois je suais quand je bêchais. Mon rhumatisme me tirait la jambe, et je pestais contre cet esclavage. Eh bien, aujourd’hui, je voudrais bêcher, bêcher dans la terre. Bêcher ça me paraît tellement beau! On est tellement libre quand on bêche! Et puis, qui va tailler aussi mes arbres?» Il laissait une terre en friche. Il laissait une planète en friche. Il était lié d’amour à toutes les terres et à tous les arbres de la terre. C’était lui le généreux, le prodigue, le grand seigneur!

C’était lui, comme Guillaumet, l’homme courageux, quand il luttait au nom de sa Création, contre la mort.