40288.fb2 Toutes ces choses quon ne sest pas dites - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 20

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20.

Knapp attendait à l'accueil. Tomas l’avait appelé en quittant l'aéroport pour le prévenir de leur arrivée. Après avoir salué Marina et serrer son ami dans ses bras, il les emmène tous les deux jusqu'à son bureau.

– C'est une bonne chose que tu sois là, dit-il à Marina, tu vas me tirer une sacrée épine du pied. Votre premier ministre est en visite à Berlin ce soir, la journaliste qui devait couvrir l'événement et la soirée de gala donnée en son honneur est tombée malade. Nous avons trois colonnes réservées pour l'édition de demain, il faut que tu te changes et partes sur-le-champ. J'aurais besoin de tes feuillets avant deux heures du matin, le temps de les envoyer à la correction. Tout doit être calé en machine avant trois heures. Désolé d’interférer dans vos plans si vous en aviez pour ce soir, mais il y a urgence et le journal passe avant tout !

Marina se leva, elle salua Knapp, posa un baiser sur le front de Tomas et murmura à son oreille : Arrivederci, mon idiot, avant de s'éclipser.

Tomas s’excusa auprès de Knapp et couru la rattra-pait dans le couloir.

– tu ne vas quand même pas lui obéir au doigt et à l'œil ! Et notre dîner en tête-à-tête ?

– Et toi, tu ne lui obéis pas au doigt et à l'œil ? Rappelle-moi à quelle heure s'envole ton avion pour Mogadiscio ? Tomas, tu me l'as dit cent fois, la carrière avant tout, n'est-ce pas ? Demain tu ne seras plus là, et qui sait pour combien de temps. Prend soin de toi. Si les vents nous sont favorables, mon vie finiront bien par se recroiser dans une ville ou dans une autre.

– Prends au moins les clés de chez moi, viens écrire ton article à la maison.

– Je serai mieux à l'hôtel. Je crois que je pourrais difficilement me concentrer, la tentation de visiter ton palace serait irrésistible.

– il n'y a qu'une pièce tu sais, tu en auras vite fait le tour.

– Tu es vraiment mon idiot préféré, je parlais de te sauter dessus, imbécile. Une prochaine fois, Tomas, et si je changeais d'avis, je me ferai un plaisir de venir te réveiller en sonnant à ta porte. À bientôt !

Marina lui adressa un ciao de la main et s'éloigna.

*

– Tu vas bien ? demanda Knapp alors que Tomas rentrait dans son bureau en claquant la porte.

– Tu es vraiment chiant ! Je viens pour une nuit à Berlin avec Marina, la dernière avant mon départ, et il faut que tu te débrouilles pour me l'enlever. Tu veux me faire croire que tu n'avais personne d'autre sous la main ?

Qu'est ce qu'il y a, bon sang ? Elle te plaît et tu es jaloux ? Tu es devenu tellement ambitieux que plus rien ne compte que ton journal ? Tu voulais que nous passions la soirée ensemble ?

– Tu as fini ? demanda Knapp en reprenant place derrière sa table de travail.

– Avoue que tu es un sacré emmerdeur ! Poursuivit Tomas, furieux.

– Je doute que nous partagions cette soirée. Installe-toi dans ce fauteuil, il faut que je te parle et, compte tenu de ce que j'ai à dire, je préfère que tu sois assis.

*

Le parc de Tiergaten était plongé dans la lumière du soir. Deux vieux réverbères diffusaient leur halo jaunâtre le long de la voir pavée. Julia avança jusqu'au canal. Sur le lac, les bateliers accrochaient les barques unes aux autres. Elle poursuivit son chemin jusqu'à la lisière du zoo. Un peu plus loin, un pont surplombait la rivière. Elle coupa à travers bois, sans avoir peur de s'égarer, comme si chaque sentier, chaque arbre qu'elle croisait lui était familier. Devant elle se dressait la colonne de la victoire.

Elle dépassa le rond-point, ces pas la guidaient vers la porte de Brandebourg. Soudain, elle reconnut l'endroit où elle se trouvait et s'arrêta. Il avait presque vingt ans, au détour de cette allée se dressait un pan du mur. C'était ici que, pour la première fois, elle avait vu Tomas.

Aujourd'hui, un banc sous un tilleul s'offrait aux visiteurs.

– J'étais sûr de te retrouver là, dit une voix derrière elle. Tu as toujours cette même démarche.

Le cœur serré, Julia sursauta.

– Tomas ?

– Je ne sais pas ce que l'on doit faire en pareilles circonstances, se serrer la main, s'embrasser ? dit-il la voix hésitante.

– Je ne sais pas non plus, dit-elle.

– Quand Knapp m'a confié que tu étais à Berlin, sans pouvoir me dire où te trouver, j'ai d'abord pensé à appeler toutes les auberges de jeunesse de la ville, mais il y en a vraiment beaucoup maintenant. Alors j'ai imaginé qu'avec un peu de chance tu reviendrais par ici.

– Ta voix est la même, un peu plus grave, dit-elle avec un sourire fragile.

Il fit un pas vers elle.

– Si tu préfères, je pourrais grimper à cet arbre, je sauterais depuis cette branche, c'est presque la même hauteur que la première fois où je te suis tombé dessus.

Il fit un pas de plus, et la prit dans ses bras.

–Le temps a passé vite, et si lentement à la fois, dit-il en la serrant encore plus fort.

– Tu pleures ? demanda Julia en caressant sa joue.

– Non, c'est juste une poussière, et toi ?

– Sa sœur jumelle, c’est idiot, pourtant il n'y a pas de vent.

– Alors ferme les yeux, lui demanda Tomas.

En retrouvant les gestes du passé, il effleura les lèvres de Julia du bout des doigts avant de poser un baiser sur chacune de ses paupières.

– C'était la plus jolie façon de me dire bonjour.

Julia abandonna son visage au creux de la nuque de Tomas.

– Tu as la même odeur, je n'aurais jamais pu l'oublier.

– Viens, dit-il, il fait froid, tu trembles.

Tomas prit Julia par la main et l'entraîna à la porte de Brandebourg.

– Tu es venue à l'aéroport tout à l'heure ?

– Oui, comment le sais-tu ?

– Pourquoi ne m’as-tu pas fait signes ?

– Je crois que je n'avais pas vraiment envie de dire bonjour à ta femme.

– Elle s'appelle Marina.

– C'est un joli prénom.

– C'est une amie avec qui j'entretiens une relation épistolaire.

– Tu veux dire épisodique ?

– Quelque chose comme ça, ma pratique de ta langue n'est toujours pas parfaite.

– Tu te débrouilles plutôt bien.

Ils quittèrent le parc et traversèrent la place.

Tomas la conduisit à la terrasse d'un café. Ils s'installèrent à une table et restèrent un long moment à se regarder en silence, incapable de trouver les mots à se dire.

– C’est fou comme tu n'as pas changé, reprit Tomas.

– Si, je t'assure qu'en vingt ans j'ai changé. Si tu me voyais au réveil, tu verrais bien que les années ont passé.

– Je n'ai pas besoin de ça, j'ai compté chacune d’elles.

Le garçon déboucha la bouteille de vin blanc que Tomas avait commandée.

– Tomas, pour ta lettre, il faut que tu saches...

– Knapp m'a tout raconter de votre rencontre ton père avait de la suite dans les idées !

Il leva son verre et trinqua délicatement. Devant eux un couple s'arrêta sur la place, émerveillé par la beauté des colonnades.

– Tu es heureuse ?

Julia ne dit rien.

– Où en es-tu de ta vie ? demanda Tomas.

– À Berlin, avec toi, aussi désemparée qu’ il y a vingt ans.

– Pourquoi ce voyage ?

– Je n'avais pas d'adresse où te répondre. Vingt ans pour que ta lettre me parvienne, je ne faisais plus confiance à la poste.

– Tu es mariée, tu as des enfants ?

– Pas encore, répondit Julia.

– Pas encore pour les enfants ou pour le mariage ?

– Pour les deux.

– Des projets ?

– Cette cicatrice sur ton menton, tu ne l'avais pas avant.

– Avant, je n'avais sauté que du haut d’un mur, pas encore sur une mine.

– Tu as un peu forci, dit Julia en souriant.

– Merci !

– C'était un compliment, je te le jure, ça te va très bien.

– Tu mens mal, mais j'ai vieilli, c'est indiscutable.

Tu as faim ?

– Non, répondit Julia en baissant les yeux.

– Moi non plus. Veux-tu que nous marchions ?

– J'ai l'impression que chaque mot que je dis est une connerie.

– Mais non, puisque tu ne m’as encore rien dévoilé sur ta vie, dit Tomas d'un air triste.

– J'ai retrouvé notre café, tu sais.

– Moi je n’y suis jamais retourné.

– Le patron m'a reconnue.

– Tu vois bien que tu n'as pas changé.

– Ils ont détruit le vieil immeuble où nous vivions pour en construire un tout neuf. De notre rue, il ne reste plus que le petit jardin en face.

– C'est peut-être mieux comme ça. Je n'avais pas de bons souvenirs là-bas, à part nos quelques mois ensemble. J’habite à l'ouest maintenant. Pour beaucoup, cela ne signifie plus rien, mais moi, depuis mes fenêtres, j'aper-

çois encore la frontière.

– Knapp m'a parlé de toi, reprit Julia.

– Qu'est-ce qui t'a dit ?

– Que tu tenais un restaurant en Italie et que tu avais une ribambelle de gamins qui t'aidaient à cuire tes pizzas, répondit Julia.

– Quel crétin... Où est-il allé chercher une chose pareille ?

– Dans les souvenirs du mal que je t'ai fait.

– J'imagine que moi aussi je t'en ai fait puisque tu ne croyais mort...

Tomas regarda Julia en plissant les yeux.

– C'est prétentieux ce que je viens de dire, non ?

– Oui, un peu, mais c'est vrai.

Tomas prit la main de Julia dans la sienne.

– Nous avons chacun suivi notre route, c'est la vie qui en a décidé ainsi. Ton père l'a beaucoup aidé, mais il faut croire que le destin ne voulait pas nous réunir.

– Où il voulait nous protéger... Peut-être aurions-nous fini par ne plus nous supporter ; nous aurions divorcé, tu serais le type que je détesterais le plus au monde et nous ne passerions pas cette soirée ensemble.

– Si, pour discuter de l'éducation de nos enfants ! Et puisil y a des couples qui se séparent et restent amis. Tu as quelqu'un dans ta vie ? Si tu pouvais ne pas évider la question cette fois !

– Éluder !

– Quoi ?

– Tu voulais dire éluder la question, évider ce serait plutôt pour un poisson.

– Tu me donne une idée. Suis-moi !

À la terrasse voisine se tenait un restaurant de fruits de mer. Tomas prit d’assaut une table, sous les regards furieux des touristes qui attendaient leur tour.

– Tu fais des choses comme ça maintenant ? demanda Julia en s'asseyant. Ce n'est pas très civilisé. On va se faire virer !

– Dans mon métier, il faut être débrouillard ! Et puis, le patron est un ami, autant en profiter.

Celui-ci vint justement saluer Tomas.

– La prochaine fois, essaie de faire une arrivée plus discrète, tu vas me brouiller avec ma clientèle, chuchota le propriétaire de l'établissement.

Tomas présenta Julia à son ami.

– Que recommanderait tu as deux personnes qui n'ont pas du tout faim ? lui demanda-t-il.

– Je vais déjà vous apporter un bouquet de crevettes, l'appétit vient en mangeant !

Le patron s’éclipsa. Avant d'entrer en cuisine, il se retourna, leva le pouce et d’un clin d'œil appuyé et fit comprendre à Tomas qu’il trouvait Julia ravissante.

– Je suis devenue dessinatrice.

– Je sais, j'aime beaucoup ta loutre bleue...

– Tu l'as vue ?

– Je te mentirais si je te disais que je ne rate aucun de tes dessins animés, mais comme tout se sait dans ma profession, le nom de sa créatrice est arrivé à mes oreilles. J'étais à Madrid, un après-midi avec un peu de temps devant moi. J'ai remarqué l'affiche, je suis entré dans la salle ; je dois t'avouer que je n'ai pas compris tous les dialogues, l'Espagnol n'est pas mon fort, mais je pense avoir saisi l'essentiel de l'histoire. Je peux te poser une question ?

– Tout ce que tu voudras.

– Tu ne te serais pas inspiré de moi pour créer le personnage de l’ours, par hasard ?

– Stanley me dit que celui du hérisson te ressemble plus.

– Qui est Stanley ?

– Mon meilleur ami.

– Et comment peut-il savoir que je ressemble à un hérisson ?

– Il faut croire qu'il est très intuitif, perspicace, ou que je lui parlais souvent de toi.

– On dirait qu'il a beaucoup de qualités. C'est quel genre d’ami ?

– Un ami veuf avec qui j’ai partagé beaucoup de moments.

– Je suis désolé pour lui.

– Mais, de bons moments tu sais !

– Je parlais du fait qu'il ait perdu sa femme, elle est morte il y a longtemps ?

– Son compagnon...

– Alors je suis encore plus triste pour lui.

– Ce que tu es bête !

– Je sais, c'est idiot, mais je le trouve plus sympathique maintenant que tu me dis qu'il aimait un homme. Et qui t’as inspiré la belette ?

– Mon voisin du dessous, il tient un magasin de chaussures. Raconte-moi cet après-midi où tu es allé voir mon dessin animé, comment était cette journée ?

– Triste, quand la séance s'est achevée.

– Tu m'as manqué, Tomas.

– Toi aussi, bien plus que tu ne peux l'imaginer.

Nous devrions changer de sujet. Il n'y a pas de poussière a culpabilisé dans ce restaurant.

– A accusé ! C'est ce que tu voulais dire.

– Qu'importe. Des journées comme celles vécues en Espagne, j'en ai connu des centaines, ici ou ailleurs et il m'arrive encore parfois de les vivre. Tu vois, il faut vraiment que nous parlions d'autres choses, sinon, c'est moi qui vais culpabilisais de t'ennuyer avec ma nostalgie.

– Et à Rome ?

– Tu ne m'as toujours rien dit de ta vie, Julia.

– Vingt ans, c'est long à raconter tu sais.

– Tu es attendue ?

– Non, pas ce soir.

– Et demain ?

– Oui. J'ai quelqu'un à New York.

– C'est sérieux ?

– Je devais me marier... Samedi dernier.

– Devais ?

– Nous avons dû annuler la cérémonie.

– De son fait ou du tien ?

– Mon père...

– Décidément c'est une manie chez lui. Il a aussi pulvérisé la mâchoire de ton futur époux ?

– Non, cette fois, c'est encore plus surprenant.

– Je suis désolé.

– Non, tu ne dois probablement pas l'être et je ne peux pas t’en vouloir.

– Détrompe-toi, j'aurais bien aimé qu'il casse la gueule de ton fiancé… cette fois, Je suis sincèrement désolé de ce que je viens de te dire.

Julia laissa échapper un rire, un second et le fou rire l’emporta.

– Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

– Si tu avais vu ta tête, continua Julia en riant, on aurait dit un enfant qui vient de se faire prendre dans l'armoire à confitures avec de la fraise partout autour de la bouche. Je comprends encore mieux pourquoi tu m'as inspiré tous ses personnages. Personne d'autre que toi ne peux faire de pareilles mimiques. Qu'est-ce que tu m'as manqué !

– Arrête de répéter ça, Julia.

– Pourquoi ?

– Parce que tu devais te marier samedi dernier.

Le patron du restaurant arriva à leur table, un grand plat dans les bras.

– J'ai trouvé votre bonheur, lança-t-il enjoué. Deux soles légères, quelques légumes grillés pour les accompagner, une petite sauce aux herbes fraîches, juste ce qu'il faut pour dénouer deux estomacs. Je vous les prépare ?

– Excuse-moi, dit Tomas à son ami, nous n'allons pas rester, apporte-moi la note.

– Qu’est-ce que j'entends ? Je ne sais pas ce qui s'est passé entre vous deux depuis tout à l'heure, mais il n'est pas question que vous partiez de chez moi sans avoir goûté à ma cuisine. Alors engueulez-vous un bon coup, dites-vous tout ce que vous avez sur le cœur, pendant que j'apprête ces deux merveilles et vous ne nous ferez le plaisir de vous réconcilier autour de mes poissons, c'est un ordre, Tomas !

Le patron s'éloigna pour accommoder les sols sur une desserte, sans jamais quitter Tomas et Julia des yeux.

– J'ai l'impression que tu n'as pas le choix, tu vas devoir me supporter encore un peu, sinon, ton ami risque de se mettre très en colère, dit Julia.

– J’en ai bien l’impression moi aussi, dit Tomas en esquissant un sourire. Pardonne-moi, Julia, je n'aurais pas dû...

– Cesse de demander pardon tout le temps, ça ne te va pas. Essayons de manger, et puis tu me raccompagneras, j'ai envie de marcher à tes côtés. Ça, j'ai le droit de le dire ?

– Oui répondit Tomas. Comment ton père a-t-il empêché votre mariage, cette fois ?

– Oublions-le et parle-moi plutôt de toi.

Tomas raconta vingt ans de vie, avec beaucoup de raccourcis et Julia fit de même. À la fin du dîner, le patron leur imposa de goûter à son soufflé au chocolat. Il l’avait préparé spécialement pour eux, il le servi avec deux cuillères, mais Julia et Tomas n'en utilisèrent qu’une seule.

Ils quittèrent le restaurant sous une nuit presque blanche et rentrèrent par le parc. La lune pleine se reflé-301

tait dans le lac où se balançaient quelques barques attachées à un ponton.

Julia raconta à Tomas une légende chinoise. Il lui fit le récit de ses voyages mais jamais de ces guerres, elle lui parla de New York, de son métier, souvent de son meilleur ami, mais jamais de ses projets d'avenir.

Ils laissèrent le parc derrière eux et marchèrent dans la ville. Julia s'arrêta au détour d'une place.

– Tu te souviens ? dit-elle.

– Oui, c'est ici que j'ai retrouvé Knapp milieu de la foule. Quelle incroyable nuit ! Que sont devenus tes deux amis français ?

– Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas parlé. Mathias est libraire, Antoine architecte. L’un vit à Paris, l'autre à Londres, je crois.

– Ils sont mariés ?

– ... Et divorcés, aux dernières nouvelles.

– Tiens, dit Tomas en désignant la vitrine éteinte d'un café, c'est le bistrot où nous allions toujours quand nous rendions visite à Knapp.

– Tu sais, j'ai fini par trouver ce chiffre pour lequel vous vous disputiez sans cesse.

– Quel chiffre ?

– celui du nombre d'habitants de l'Est qui avaient collaborés avec la Stasi en lui fournissant des renseignements ; je l'ai découvert il y a deux ans, à la bibliothèque, en parcourant une revue qui publiait une étude sur la chute du mur.

– Il y a deux ans, tu t'intéressais à ce genre de nouvelles ?

– Deux pour cent seulement, tu vois, tu peux être fier de tes concitoyens.

– Ma grand-mère en faisait partie, Julia, je suis allé consulter mon dossier aux archives. Je me doutais bien qu'il y en avait un sur moi, à cause de l’évasion de Knapp. Ma propre grand-mère les renseignait, j'ai vu des pages et des pages si détaillées sur ma vie, mes activités, mes amis. Drôle de façon de renouer avec ses souvenirs d'enfance.

– Si tu savais ce que j'ai vécu ces derniers jours !

Elle l'a peut-être fait pour te protéger, pour que tu ne sois pas inquiété.

– Je ne l'ai jamais su.

– C'est pour cela que tu as changé de nom ?

– Oui, pour tirer un trait sur mon passé, recommencer une nouvelle vie.

– Et j'en faisais partie, de se passé que tu as effacé ?

– Nous sommes arrivés à ton hôtel, Julia.

Elle leva la tête, l'enseigne du Brandenburger Hof il-luminait la façade. Tomas la pris dans ses bras et sourit tristement.

– Il n'y a pas d'arbre ici, comment se dit-on au revoir dans de telles circonstances ?

– Je crois que cela aurait marché entre nous ?

– Qui sait ?

– Je ne sais pas comment se dire au revoir, Tomas, ni même si j'en ai envie.

– C’était doux de te revoir, un cadeau inattendu de la vie, murmura Tomas.

Julia posa sa tête sur son épaule.

– Oui, c'était doux.

– Tu n'as pas répondu à la seule question qui me préoccupe, es-tu heureuse ?

– Plus maintenant.

– Et toi, tu crois que cela aurait marché entre nous ? lui demanda Tomas.

– Probablement.

– Alors tu as changé.

– Pourquoi ?

– Parce que dans le temps, avec ton humour sarcastique tu m'aurais répondu que nous aurions couru au fias-303

co, que tu n'aurais jamais supporté que je vieillisse, que je prenne un peu de poids, que je sois tout le temps en va-drouille...

– Mais depuis j'ai appris à mentir.

– Là je te retrouve enfin, telle que je n'ai cessé de t’aimer...

– Je connais un moyen infaillible de savoir si nous aurions eu une chance…ou pas.

– Lequel ?

Julia posa ses lèvres sur celle de Tomas. Le baiser dura, semblable à celui de deux adolescents qui s’aiment au point d'en oublier le reste du monde. Elle le prit parla main et l'entraîna vers le hall de l'hôtel. Le concierge somnolait sur sa chaise. Julia guida Tomas jusqu'aux ascenseurs. Elle appuya sur le bouton et leur baiser se poursuivit jusqu’au sixième étage.

Les peaux réunies, pareilles aux plus intimes souvenirs, confondaient leurs moiteurs au creux des draps.

Julia ferma les yeux. La main caressante glissait sur son ventre, les siennes s'attachaient à la nuque. La bouche effleurait l’épaule, le cou, la courbe des seins, les lèvres se promenaient, indociles ; ses doigt s’agrippèrent à la chevelure de Tomas. La langue descendait et le plaisir montait en vagues, réminiscence de voluptés inégalées.

Les gens s’enlaçaient, les corps se nouaient l’un à l'autre, rien ne pouvait plus les défaire. Les gestes étaient intactes, parfois malhabiles mais toujours tendres.

Les minutes secteur s’égrenèrent en heure, et le petit matin se leva sur leurs deux corps abandonnés, alanguis dans la tiédeur du lit.

*

La cloche qu'une église sonna huit coups dans le lointain. Tomas s’étira et alla à la fenêtre. Julia s’assit et regarda sa silhouette teintée d'ombre et de lumière.

– Qu'est-ce que tu es belle, dit Tomas en se retournant.

Julia ne répondit pas.

– Et maintenant ? questionna-t-il d'une voix douce.

– J'ai faim !

– Ton sac sur ce fauteuil, il est déjà fait ?

– Je repars... Ce matin, répondit Julia hésitante.

– Il m'a fallu dix ans pour t’oublier, je croyais avoir réussi ; je pensais avoir connu la peur sur les terrains de guerre, je me trompais sur toute la ligne, ce n'était rien comparé à ce que je ressens à côté de toi dans cette chambre, à l'idée de te perdre encore.

– Tomas...

– Qu’est-ce que tu vas me dire, Julia, que c'était une erreur ? Peut-être. Quand Knapp m'a avoué que tu étais en ville, j'imaginais que le temps aurait effacé les différences qui nous sont séparée, toi la jeune fille de l'Ouest, moins de gamins de l'Est ! J'espérais que vieillir nous aurait au moins apporté cela de bon. Mais nos vies sont toujours très différentes, n'est-ce pas ?

– Je suis dessinatrice, toi reporter, nous avons tous les deux accomplît nos rêves...

– Pas les plus importants, en tout cas pour moi. Tu ne m'as pas encore donné les raisons pour lesquelles ton père a faire annuler ton mariage. Est-ce qu'il va surgir dans cette chambre et m'assommer à nouveau ?

– J'avais 18 ans et pas d'autre choix que de le suivre, je n'étais même pas majeur. Quant à mon père, il est mort. Son enterrement a eu lieu le jour où devait avoir lieu mon mariage, maintenant tu sais pourquoi...

– Je suis désolé pour lui, pour toi aussi si tu as de la peine.

– Cela ne sert à rien d'être désolé, Tomas.

– Pourquoi es-tu venue à Berlin ?

– Tu le sais très bien, puisque Knapp t’a tout expliqué. Ta lettre m'est parvenue avant-hier, je ne pouvais pas faire plus vite...

– Et tu ne pouvais plus te marier sans être sûre, c'est cela ?

– Tu n'as pas besoin d'être méchant.

Tomas s’assit au pied du dit.

– J'ai apprivoisé la solitude, il faut une patience terrible. J'ai marché dans des villes aux quatre points du monde à la recherche de l'air que tu respirais. On dit que les pensées de deux personnes qui s'aiment finissent toujours par se rencontrer, alors je me demandais souvent en m'endormant le soir s'il t’arrivait de penser à moi quand je pensais à toi ; je suis venu à New York, j'arpentais les rues, rêvant de t’apercevoir et redoutant tout à la fois qu'une telle chose se produise. J'ai cru cent fois te reconnaître, et c'était comme si mon cœur s'arrêtait de battre quand la silhouette d'une femme te rappelait à moi. Je me suis juré de ne plus jamais aimer ainsi, c'est une folie, un abandon de soi impossible. Le temps a passé, le nôtre avec, tu ne penses pas ? T’es-tu posé cette question avant de prendre l'avion ?

– Arrête, Tomas, ne gâche pas tout. Que veux-tu que je te dise ? J’ai scruté le ciel pendant des jours et des nuits, certain que tu me regardais de là haut… Alors non, je ne me suis pas posé cette question avant de prendre l'avion.

– Qu'est-ce que tu proposes, que nous restions amis ? Que je t'appelle quand je passerai à New York ? Nous irons boire un verre en nous remémorant nos bons souvenirs, liés par la complicité qui nous est interdite ? Tu me montreras des photos de tes enfants, qui ne seront pas les nôtres. Je te dirai qu’ils te ressemblent, essayant de ne pas deviner dans leurs traits de leur père. Pendant que je serai dans la salle de bains, tu décrocheras le téléphone pour appeler ton futur mari et je ferai couler l'eau pour ne pas t'entendre lui dire bonjour, chéri ? Te sait-il seulement à Berlin ?

– Arrête ! Hurla Julia.

– Je lui diras-tu en rentrant ? demanda Tomas en retournant à la fenêtre.

– Je n'en sais rien.

– Tu vois, c'est moi qui avais raison, tu n'as pas changé.

– Si Tomas, bien sûr que j’aie changé, mais il aura suffi d'un signe du destin, qui me conduise ici pour que je réalise que mes sentiments eux n'ont pas changés...

En bas, dans la rue, Anthony Walsh faisait les cent pas en consultant sa montre. Trois fois déjà qu'il levait la tête vers la fenêtre de la chambre de sa fille, et même depuis le sixième étage, l'impatience pouvait se lire sur ses traits.

– Rappelle-moi quand est-ce que ton père est mort ?

Demanda Tomas en laissant retomber le voilage sur la vitre.

– Je te l'ai déjà dit, je l'ai enterré samedi dernier.

– Alors ne dit plus rien. Tu as raison, ne gâchons pas le souvenir de cette nuit ; on ne peut pas aimer quelqu'un et lui mentir, pas toi, pas nous.

– Je ne te mens pas...

– Ce sac sur le fauteuil, prends-le, rentre chez toi, murmura Tomas.

Il enfila son pantalon, sa chemise, sa veste et ne prit pas le temps de nouer les lacets de ses chaussures. Il s'approcha de Julia, lui tendit la main et l'attira au creux de ses bras.

– Je prends l'avion pour Mogadiscio ce soir, je sais déjà que là-bas je penserai sans cesse à toi. Ne t’'inquiète pas, n’aie aucun regret, j'ai espéré vivre ce moment tant de fois que je ne peux plus les compter, et c'est le moment était magnifique mon amour. De pouvoir t'appeler ainsi encore une fois, rien qu'une seule, était un vrai que je n'osais plus faire. Tu as été et sera toujours la plus belle femme de ma vie, celle qui m'a donné les plus beaux souvenirs, c'est déjà beaucoup. Je ne te demande qu'une chose, jure-moi d'être heureuse.

Tomas embrassa tendrement Julia et partiT sans se retourner.

En sortant de l'hôtel, il s'approcha d'Anthony qui attendait toujours devant la voiture.

– Votre fille ne devrait plus tarder, dit-il avant de le saluer.

Il s'éloigna dans la rue.