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— Comment ferait-on si l'on n'avait pas ce repère? ajoute Goncourable. Il balise les écueils où il ne faut pas sombrer. Vous proposez de naviguer à l'aveugle. Autant se tirer une balle dans le pied.

— Le Goncourt est maintenant une tradition, comme le sapin de Noël ou le beaujolais nouveau, reprend Philippe. Vous ne pensez pas supprimer les étrennes et la galette des Rois.

L'étudiant hoche une tête remplie d'utopies bleu ciel :

— Tes arguments sont incroyablement matérialistes. Moi, je parle de la dignité d'un individu. Une dignité qui se trouve goudronnée du jour au lendemain, sans qu'il ait la possibilité de se défendre.

« Mais qui il est, ce morveux, pour se placer ainsi en défenseur des opprimés, et clamer sa supériorité morale? » s'interroge Goncourable. Il est terriblement agacé.

— Si un livre est le plus insignifiant de la saison, il est normal que les gens le sachent, dit courageusement Philippe (en regardant Goncourable).

— Autrement, c'est encourager les médiocres à écrire, eux qui ne demandent que ça, enchérit Goncourable (en regardant Philippe). C'est encombrer les libraires de livres inutiles, et faire perdre du temps à l'ensemble de la nation. À long terme, cette attitude nuira au prestige de la littérature française, qui est, rappelons-le, la meilleure du monde.

— Je demande juste que cesse l'acharnement, s'entête l'étudiant. Il nous faudrait une révolution.

On lui donnerait bien deux claques.

— Une révolution, rien que ça ! s'offusque Goncourable. Allons-y, révoltons-nous ! Tranchons la gorge des académiciens ! Pendons-les au lampadaire ! Plus de Goncourt, la bonne affaire ! Plus de garde-fous. Le cerbère est parti. On peut écrire sans risque de baffe. Dans les journaux, rien que des articles élogieux. Partout, la complaisance. On encense, on s'extasie. Que croyez-vous qu'il arrivera à la littérature française?... La chienlit, jeune homme, la décadence !

L'étudiant s'accroche aux nuages.

— Imagine. On te donne le Goncourt. (À ces mots, Goncourable a un tic.) Supposons même que tu le mérites. Je veux dire qu'aujourd'hui, à cet instant présent, ce que tu as écrit mérite la sanction du Goncourt... C'est une hypothèse, camarade, pas la peine de faire de grands yeux... Donc on te le donne. Tes amis te lâchent. Tu as l'impression d'être seul, en pleine montagne, sur un tire-fesses cassé. Puis passent quelques années. Disons vingt. Économiquement, tu vis de tes anciens droits d'auteur, ceux du prix Goncourt que tu as mis à la Caisse d'épargne, et tu as un autre métier, disons agent immobilier. Mais tu n'as pas cessé d'écrire. Ton éditeur, par charité chrétienne, n'a pas cessé de te publier. Ou si. Peu importe. Et là, vingt ans après, tu nous écris un véritable chef-d'œuvre. Et ton éditeur te le refuse. Ou bien il l'accepte par charité chrétienne, et personne ne le lit. Tout ça parce que tu portes la marque sordide, ce prix Goncourt que tu as eu il y a vingt ans, et qui était mérité car tu n'étais pas Proust... J'te sens fébrile... Tu vois, le principe même du Goncourt suppose que l'écrivain médiocre ne peut échapper à sa médiocrité, quoi qu'il fasse. La rédemption n'existe pas.

Comme en résonance à ces paroles caverneuses, Goncourable aperçoit un photographe qui tourne autour d'eux. « Il lorgne vers moi, le fumier », croit-il deviner. Il panique un peu. Sans réfléchir à deux fois, il décide de prendre la fuite car il n'a pas du tout envie qu'on l'immortalise en compagnie de Philippe.

Il fait bien. Dans son dos crépite déjà le flash sournois. L'ombre de Goncourable tape dans le mur, puis disparaît.

Quelques jours plus tard, quand il feuillettera chez son coiffeur le dernier Magazine littéraire, Goncourable tombera sur la photo de l'étudiant sous-titrée ainsi : « Un premier roman sélectionné au Goncourt. » L'étudiant a les traits tirés et la mine déconfite de tous les nominés. On dirait un accidenté de la route. La jeunesse fauchée en plein élan.

« Ah, ben c'est bien fait pour toi, face de puceau! pensera Goncourable, et il caressera de son index le nez de l'étudiant. Supprimer le Goncourt, non mais pour qui il se prend, le trouduc ? »

Philippe ou pas, le moral décline au fil des jours. On dirait qu'il y a une force de gravité spécifique qui s'acharne sur les rares pensées optimistes pour les envoyer dans le caniveau. Les boulevards traînent sur Goncourable. Au Luxembourg, il s'agglutine au sable pisseux. Les Deux-Magots pétillent sans lui. Le cliquetis de la défaite inéluctable fredonne à ses oreilles. « Gon-court, Court-gon », « Gon-court, Court-gon », comme une locomotive enragée. Pas étonnant qu'il ait maigri. Quand il se contemple dans le miroir, il trouve des ressemblances avec Philippe.

Sa tête semble faite pour une couronne fielleuse. Le regard est noyé au fond d'un visage émacié. Il s'imagine coincé dans un intestin sans fin. L'immonde Goncourt le ronge de l'intérieur, il constipe le sang et empoisonne la lymphe.

Les pellicules sont revenues. De petites plaques blanchâtres dansent en tutu sur la peau desséchée. Le vent les feuillette comme les pages d'un livre maudit. Les chemises de Goncourable se couvrent de neige lyophilisée. Il est obligé de porter des vêtements clairs. Il a l'impression d'avoir changé de peau. Comme il est mal à l'aise! Les déodorants n'y suffisent plus. Il se dégage de ses aisselles une odeur cramoisie qui ferait fuir les rares femmes qui auraient pu s'intéresser à lui, les prêtes à tout, les desperados imbues de problèmes, les névrosées et toutes celles qui ne connaissent pas les symptômes du Goncourt, par naïveté ou faible culture générale. Ainsi la nature fait-elle son impitoyable sélection. L'animal est malade. Il ne se reproduit plus.

Le sexe. Parlons-en. Il pèle de partout. Le prépuce ne se décalotte plus, ou si peu. Pourquoi se décalotterait-il, le brave homme ? De quel droit peut-on lui demander cet effort? Louise ne se laisse pas approcher, c'est tout juste s'il peut lui parler. Quand elle répond, c'est une écharde ou un jet de syllabes agressives.

— Jamais je ne t'aurais cru capable du Goncourt, siffle-t-elle. Toi, un type intègre. Soi-disant. Car maintenant que j'y pense, je vois bien que tu avais des prédispositions. Quand tu resquillais dans le métro. Le jour où tu as menti pour la redevance. Et cet accident de la route où tu n'avais pas la priorité. Ah mon salaud ! Ta nature malsaine se révélait au grand jour, et moi qui ne voyais rien, pauvre cruche que j'étais!

— Je ne l'ai pas fait exprès, pleurniche Goncourable. La littérature est imprévisible. Pardonne-moi, ma Louloute.

— Je ne suis pas ta « Louloute » ! hurle Louise et une faïence se casse sur le carrelage.

On n'est jamais aussi seul que le soir dans son lit, avec une Louise à ses côtés et un Proust sur la table de chevet.

On peut la comprendre. Elle se demande comment colmater sa vie. Elle boit des infusions du soir et de la valériane. Plusieurs fois par jour, elle recompte son âge et tombe toujours sur des chiffres affreux, compris entre quarante et quarante-cinq. Un âge où l'on est en droit d'espérer un peu de stabilité, avec un homme de rapport, respecté des commerçants et apprécié par ses pairs.

Louise grince des couronnes. Les yeux hérissés de regards furibonds, elle songe au divorce. S'il y avait une alternative crédible parmi les hommes qui l'entourent, elle aurait sans doute sauté le pas. François pourrait prendre la relève, mais peut-on compter sur lui? N'est-il pas le meilleur ami de Goncourable, donc potentiellement minable, lui aussi? Dieu sait quels abîmes inavouables se cachent derrière la façade d'artiste. Louise feuillette un catalogue de la rue Bonaparte. Elle admet qu'elle n'y connaît rien. S'il fallait choisir un sac à main, ça serait une autre affaire. Il y a étron et étron.

François, de son côté, ne songe guère à Louise. Quand il est dans l'atelier à malaxer la matière qui servira pour une nouvelle série, son art le remplit tout entier et il n'y a pas de place pour les douceurs. Lorsque le travail le lâche enfin et qu'il a une pensée pour Goncourable, il se sent vaguement fautif. Il s'est sali en quelque sorte. Baiser la femme de son copain n'est pas joli-joli. François se croit obligé d'ouvrir une bouteille de scotch. Il boit et il imagine ses oeuvres à la Fondation. Il en ouvre une deuxième. À la moitié de la bouteille, il comprend qu'il a pris des risques inconsidérés. Car que ferait-il si la médiocrité de Goncourable était transmissible sexuellement? De Goncourable à Louise, de Louise à François, l'abominable microbe se propage. On ne connaît pas d'antidote. François frémit. Il suffit d'une fois. Quel inconscient a-t-il été ! Il faudrait qu'il aille se faire dépister. Il coule doucement sous la chaise. Son sommeil est lourd de menaces.

Quand il se réveille, il se rend compte que le malheur de Goncourable ne le fait plus pavoiser. Pas un demi-sourire, pas une pensée narquoise, rien. François est déçu par ses capacités. Il se croyait plus jouisseur. La triste réalité le rattrape : en couchant avec Louise, il s'est privé d'un relais d'optimisme. Ah, il tombe bien bas, l'homme qui ne méprise plus son meilleur ami. Ou est-ce l'horrible Goncourt qui contamine petit à petit tout ce qu'il touche, et qui s'étend dans la vie comme une tache d'encre sur du papier buvard ? François sent les mauvais fluides. Ils s'immiscent dans son travail et font douter.

Pour ne rien arranger, les nouvelles de la rue Bonaparte sont tiédasses. Le marché new-yorkais sature. Les musées branchés de province ont des soucis budgétaires. Les astres s'alignent et forment des croche-pieds invisibles. Il y a des périodes en économie où l'étron ne se vend pas comme un petit pain. François est obligé de solder son plan d'épargne-logement pour payer le loyer.

Un soir, il n'y tient plus, il se débarrasse de la dédicace de Goncourable en la jetant dans le vide-ordures. Le papier bruit comme un serpent à sonnette. François claque la porte et s'enferme dans la salle de bains. Il regarde ses mains, de grosses pattes poilues fatiguées par le travail. Il se dit qu'il n'est plus à un âge où l'on peut prendre des risques et fréquenter n'importe qui. Il sort à la Fnac et il s'achète un répondeur avec filtrage d'appel.

François n'est jamais là. Goncourable l'appelle plusieurs fois par jour. « Je suis à la Fondation, dit la voix embarrassée de François, je reviens dans une heure », mais il ne revient jamais. Une fois, Goncourable l'a surpris au bout du fil, et François a raccroché précipitamment en prétextant un étron qui n'attend pas. Il n'a jamais rappelé.

Goncourable prend sa meilleure intonation pour laisser des messages sympathiques et chaleureux. Il invite François au cinéma. On donne Truffaut à la Cinémathèque. « C'est un François, comme toi. » Il se force à sourire pour donner l'impression qu'il ne craint pas. Parfois il n'a rien d'autre à dire que : « Je n'ai pas vu Louise depuis trois jours. Je vais pas bien. » Ou bien, en dernier recours : « François, décroche, je ne te parlerai plus de mes droits d'auteur, c'est promis. » Il se rend compte évidemment que ce genre de message n'incite pas à décrocher. On ne prend pas les forteresses avec des jérémiades.

Bizarrement, François a mauvaise conscience. Il demande à une voisine d'enregistrer pour lui le message suivant : « Le numéro de votre correspondant a changé, veuillez consulter Internet ou votre documentation. » C'est dit avec une intonation sans appel. Tout de suite, François a meilleur appétit. Il se sent en sécurité. Même s'il risque de rater quelques coups de fil importants pour son travail, il se libère d'un sacré boulet.

Il pousse la hi-fi. Les baffles lâchent un pet de maçon. C'est Born to Be Alive et c'est un hymne à la joie. François se déhanche et fait un bras d'honneur dans le vide. Aucune sonnerie au monde ne peut le perturber. Après quelques essais infructueux, Goncourable capitule.

Sans le répondeur de François, il est définitivement coupé des autres. Il reste seul avec son malheur. Dès le réveil, le monstre est là, il occupe les pensées, il s'impose dans chaque journée nouvelle comme le thème dominant. Rien ne peut l'en distraire, pas même la télé, qu'il ne regarde pas car il a peur de tomber sur une émission littéraire.

Le malheur est une confiture. Il enduit les murs et colle à la peau. Tantôt c'est du miel, tantôt du plâtre. Ses propriétés physiques en font un matériau remarquable. Il est conducteur de chaleur et on le toise au fond de la tasse à café. Il est compressible comme l'air et la mousse à raser en dégorge. Partout, on ne voit que lui. Il est même sous le lit, comme le Léviathan. Parfois Goncourable l'attrape au vol, le froisse rageusement et l'envoie dans la poubelle. Il se croit débarrassé, mais le voilà qui resurgit, tel Phénix, pour l'engluer davantage encore, pour le grignoter de l'intérieur.

Un jour, le malheur s'approche de l'étagère où sont rangés les livres de Goncourable parmi les auteurs contemporains qu'il respecte. Il harponne le petit dernier. Il l'ouvre sans complaisance. Bon sang. Il lit une phrase au hasard. Soudain il comprend. C'est catastrophique. Et davantage. C'est mauvais comme une crème fraîche périmée.

Il ferme le livre, et que voit-il sur la couverture ? Il n'y a aucun doute, c'est lui l'auteur de ce texte faiblard, et personne d'autre. Épouvanté, il tombe dans le canapé. Tout est mou autour de lui. On dirait qu'une force supérieure lui a coupé l'élastique vital. C'est plus terrible que tous les Goncourt dont il se souvienne.

Goncourable fixe ses ongles. Ils sont propres et longs comme ceux d'un intellectuel mort. « Mon Dieu, pense-t-il. Ils ont raison. »

Il découvre à chaque page des preuves accablantes. Les paragraphes qu'il a cru réussis, ceux qui sont venus d'un seul jet d'inspiration, lui semblent maintenant désuets et pompeux, racoleurs et lavasses, mal fagotés comme des collégiens et arrogants comme des étudiants à leur premier entretien d'embauché. Ses phrases qui ont nécessité de longues semaines de polissage puent l'huile de coude et le dictionnaire. L'ensemble est d'une impuissance à faire pleurer les doigts.

La crise de lucidité est terrible. Comme un fou en série qui prend conscience des atrocités qu'il a commises, Goncourable reçoit en plein nez le boomerang de sa littérature. Il se découvre enfin sans fard ni paupières. Il n'aurait jamais dû écrire. Saleté d'éditeur!

Il comprend pourquoi, à chaque manuscrit qu'il apportait, on le poussait à en écrire davantage. « Ne stoppez pas en si bon chemin, qu'il disait, le faux derche, soyez généreux de vos mots, nous attendons le prochain omnibus avec impatience. » C'était du calcul. Texte à texte, Goncourable se rapprochait de la falaise. « Votre style est un macrocosme », chuchotait l'éditeur, et sa victime, inconsciente des dangers, hypnotisée par son nombril mal placé, faisait un pas de plus vers l'irréparable. Il y voit clair maintenant ! Le Goncourt était programmé dans son œuvre depuis le premier texte comme la mort est inscrite dans les gènes. Pas un Goncourt contestable à la Proust et Malraux, non, un vrai Goncourt, minable à souhait, un Goncourt type, la quintessence du système, le grand Moloch de la médiocrité littéraire.

Il regarde son texte. Les vaches enragées mugissent aux éclats.

Il imagine qu'il a le courage de déchirer les pages. Il se voit en train de leur tordre le cou. Il mime le geste. Ce serait bien! Ça le soulagerait. Il n'épargnerait aucune phrase. Car il suffit d'une négligence et la phrase pourrie s'échappe dans la nature, elle en contamine d'autres, elle prolifère comme l'algue tueuse de la Méditerranée, l'écosystème de la littérature est modifié et le Goncourt surgit de sous la plume de Goncourable, un Goncourt aussi froid que le dernier cercle de Dante, aussi terrifiant que la statue du Commandeur.

Les gesticulations de Goncourable sont des enfantillages. Il est trop tard, le livre est écrit. Le maelström est en librairie, des mains inconnues s'en saisissent, on le transporte vers la caisse enregistreuse, le scanner lit le code-barre, et le voilà dans la ville, il s'est échappé !

— Arrêtez ! Ne le lisez pas !

Il a envie de hurler par la fenêtre. Personne ne l'entendra. Et de toute façon, c'est avant qu'il fallait y songer. Dès les premiers cahiers d'adolescent, il aurait dû dire non aux chimères, laisser tomber l'infâme écriture, ce piège à Goncourt, sentir qu'il était en danger. (Ainsi le jeune loubard qui sait se ressaisir à temps, quitte la compagnie des mauvais garçons et prend une option pour sortir de l'ornière.) Ne pas écrire est une question de volonté.

Il tombe à genoux devant La Condition humaine et jure par trois fois qu'il n'essayera plus d'écrire. Jamais. Solennellement. Sur son salut. Même des piges. La petite gloire qu'il en a retirée, une gloriole pour tout dire, ne vaut pas les risques énormes liés au Goncourt. « Saint Proust! crie-t-il dans sa tête. Aidez-moi!... Malraux! »

Vient alors une sorte de rémission, où les nerfs se détendent, les ressorts se décrispent, les visions cauchemardesques s'estompent et les pensées deviennent lourdes à porter.

À l'autre bout de la ville, loin des souffrances de Goncourable, Louise et Giselle défient le temps dans un bistrot recommandé par la presse. Giselle porte un cardigan Yohji Yamamoto sur des escarpins en chevreau Karine Arabian, le tout ponctué d'un soutien-gorge Calvin Klein Underwear, qui reste invisible comme le Saint-Esprit mais indispensable à l'harmonie de l'ensemble.