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Louise n'est pas désarmée. Une veste rose, que Giselle voit pour la première fois, se trémousse comme une muleta.

— C'est une Isabel Marant? fait Giseile avec l'air protecteur de celle qui en a deux dans sa penderie.

— APC, répond Louise d'un souffle, au comble du bonheur.

On leur apporte des salades mixtes, sans lardons.

— J'en ai pas vu au magasin, dit Giseile pensivement, comme si elle abordait un vaste problème de philosophie.

— Normal, c'était une vente privée. Ils en ont livré le jeudi où t'as acheté ton fameux t-shirt en soie Diane von Furstenberg. Eh bien, tu le croiras jamais, le soir il n'en restait plus.

Ayant prononcé la sentence, Louise s'occupe à piquer les noix avec une fourchette. Puis elle ajoute, avec ce regard malsain des grands criminels :

— Ils en ont parlé, tu sais... sur le câble... à « Paris Mode »... Tu n'aimes pas ta salade?

— Je... je n'ai pas le temps de faire les ventes privées, bafouille Giseile. En ce moment, je travaille beaucoup, bénévolement, pour les enfants malades du sida... À propos de maladie, j'ai appris pour ton mari, dis donc. Les journaux, oh là là.

En un tour de main, Giseile reprend l'initiative. « Comment tu le vis, ma pauvre Louison ? », « Tu dois être bien à plaindre », « Maman est tellement inquiète » — les missiles pleuvent. La tenue APC est une protection insuffisante. Louise se transforme en un vaste terrain vague où se promène le regard insolent de Giseile. Rien de plus naturel, après tout. Louise aurait fait la même chose. Pourquoi voulez-vous qu'on la ménage maintenant qu'elle s'est retrouvée coincée sous un Goncourable, telle une fleur sous une coulée de boue, sans aucune perspective ? Ce serait trop facile, non vraiment !

— Tu as songé au divorce? demande Giseile en essayant ses dents sur un tronçon de fêta allégée. Remarque, ce ne sera pas facile-facile de te recaser. Tu as trois ans de plus que moi. Bon. Deux ans et deux mois, je sais. Ce n'est pas le propos. Le truc, c'est que le Goncourt t'a méchamment plombée. Tu traîneras longtemps une sacrée réputation. Un peu comme si t'avais été la femme à Charles Manson ou à Mengele. Oh là là, un Goncourt !

Elle le sait, tout ça, Louise, mieux que personne. Elle est à deux doigts de pleurer, mais deux doigts c'est énorme pour une femme de sa trempe. Sous la table, les deux doigts en question lui pincent la cuisse (à un endroit qui ne porte pas à conséquence). Les larmes rentrent leurs griffes. Capituler face à Giselle, la plus jeune, une Giselle qui porte en ce moment un cardigan Yohji Yamamoto avec la désinvolture d'une star, est au-dessus de ses forces.

Au contraire, Louise se redresse. Elle rentre le ventre, passant d'une taille 44 au 38 par la seule force de la pensée.

— Le Goncourt est en train de passer de mode, assène-t-elle. Ils ont un problême de crédibilité. Déjà dans les années vingt, il y avait eu cette histoire de Proust. C'est grave, Proust. Comment veux-tu qu'on les prenne au sérieux après une telle bourde? C'est comme Paco Rabanne et ses visions de fin du monde. Pfft! Celles qui ont suivi les conseils de l'académie Goncourt et acheté du Proust pour en rire se sont fait rouler. Ah les dindes!... Je prendrais bien une île flottante.

Louise sait bien que Proust est l'écrivain préféré de Giselle. Elle n'a lu que du Proust pendant un été. Elle avait les yeux dans les étoiles, et répétait « Ah Proust, ah Proust ». Son air de connivence avec l'intangible était très agaçant. Comme par hasard, c'était aussi l'été de son premier coup de foudre. Michel l'a embrassée sur la bouche à côté de la discothèque. Giselle l'appelait « mon petit Swann ». Une semaine plus tard, près du château d'eau, Michel ne s'est pas retenu. Il y a autour de Proust une alchimie subtile.

— Je ne savais pas pour Proust, grommelle Giselle. C'est une erreur d'appréciation.

— Ce n'est pas une « erreur », comme tu dis, c'est une faute de goût, ma chère, comme un slip qui se voit sous un pantalon, ou un jogging à une soirée habillée.

Ce sont des arguments qui parlent. Giselle fait l'autruche en cachant sa bouche dans la salade.

— Le côté « juré à vie » est un scandale, martèle Louise. On subit les mêmes têtes chaque année. Il faut attendre la mort d'un juré ou sa démission pour voir du sang neuf. C'est comme si chaque saison on mettait la même couleur.

— Tu ne dis pas ça parce que ton mari est ce Goncourable dont on entend tellement de mal en ce moment?

Louise éclate d'un rire calibré :

— Je me souviens comme on se moquait des pattes d'eph il y a encore quelques saisons. Aujourd'hui, il n'y a rien de plus branché. Réveille-toi, Giselle! Ce qui est ringard aujourd'hui devient indispensable demain. Non, je suis sereine pour Goncourable, à dire vrai, bien plus que pour la veste APC.

— Je n'ai plus tellement faim, dit Giselle.

On voit à ses yeux fuyants qu'elle est sérieusement ébranlée.

Louise sort la carte de crédit qui sert de sésame vers le compte joint. C'est une Platinum, comme son mari.

— Pour l'argent, on n'est pas à plaindre, dit Louise.

Un silence gauche écrase la table.

— C'est pour moi, fait Louise en confisquant l'addition.

Elle compose le code secret de sa baguette magique.

— Tu as bien cinq minutes ? J'ai vu une petite robe pas loin qui t'ira mais alors... Tu as un peu de sauce, là.

Elles sortent. Louise marche devant.

Les vitrines luisent de bienveillance. Des sacs plein cuir y languissent, racoleurs comme un régime miracle. L'envie se concentre sur les trottoirs en de longues flaques où se réfléchissent les jambes des passantes.

-Surtout ne fais pas de chichis, dit Louise. Pas de sous-marque qui tienne. C'est mon cadeau de Noël. On n'est pas à deux mois près, hein. C'est Jean-Jacques qui sera content.

Giselle n'en mène pas large. On dirait qu'elle a grossi de cinq kilos.

— Jean-Jacques voudrait se mettre à écrire, avoue-t-elle.

Ses bracelets tintent la chamade. Louise essaye d'enfiler des bottes.

— Tu sais, ce n'est pas évident. Enfin je ne voudrais pas te décourager, mais Goncourable a mis des années pour parvenir à ce niveau... Je comprends pas, je fais du trente-huit et demi d'habitude.

— Jean-Jacques a un récit qu'il garde dans un tiroir, insiste Giselle. À l'occasion, ce serait bien si Goncourable pouvait le voir, lui donner quelques conseils, enfin tu vois.

La nuit tombe tôt sur le boulevard. Giselle est partie en taxi. « Il n'y a pas que la littérature dans la vie », se dit Louise. Il y a aussi le plein cuir. Parfois il est plus puissant que la littérature. Il est des circonstances où même la toile de jute, si elle est de marque connue, l'emporte sur la littérature.

La Platinum pulse doucement. Il n'y a pas de sot métier, semble-t-elle dire. L'argent ne se ramasse pas dans les rues. Si Goncourable gagne autant, c'est qu'il répond à un besoin. C'est la loi de l'offre et de la demande, le fondement même de notre société. Que peut-il y avoir de plus noble? On n'a pas à en rougir, au contraire.

Louise se jauge dans la vitrine d'un grand magasin. En retour, le grand magasin regarde Louise et trouve qu'elle a fière allure. Ce n'est pas la Louise d'il y a un mois, désenchantée et électrique, une Louise qui détestait la Terre entière et ce minable de Goncourable qui l'avait déshonorée.

Quand elle pense à son mari, ce ne sont plus les termes dégradants qui surgissent en premier. Il a fait ce qu'il a pu, avec ses moyens dérisoires. Il est allé au bout de lui-même pour le chercher, ce Goncourt. Peut-on rire de l'aveugle qui tente de battre un record aux fléchettes, s'il le fait de bonne foi, avec abnégation et une farouche volonté de réussir?

Il y a une librairie sur son chemin. Le livre de Goncourable est en vitrine. Il est ceint d'un bandeau comme le front d'un kamikaze. C'est une écharpe rouge où l'on peut lire « Goncourable » en lettres blanches, un rouge violent, gras et purulent, un rouge Goncourt. On dirait que des gens très méchants l'ont attrapé et tabassé. Il a reçu un side-kick sur le bout du nez. Le livre souffre, et derrière le livre, c'est Goncourable qui souffre tout entier.

Louise sent des picotements dans les yeux. Elle imagine son mari se tordant sous les coups de la foule, pendant qu'elle se promène dans Paris avec Platinum. Les critiques jasent, la populace frappe. Les collègues écrivains, trop contents que la giboulée ne tombe pas sur eux, l'abandonnent à son sort.

— Mon pauvre Goncourable, ne peut s'empêcher Louise.

Deux vitrines, deux univers. L'univers glamour et paillettes de la rue de Grenelle, et juste à côté, la vitrine sordide d'un libraire.

— Poussez-vous, ma brave dame, dit un laveur de carreaux, le visage grave.

Il pose son seau et enduit la vitre de matière blanche. Bientôt, un voile opaque cache la honte de Goncourable.

— Oui, dit Louise.

Sa place est auprès du martyr que le destin lui a envoyé et qu'elle a traité si durement ces derniers jours. Goncourable n'a qu'elle au monde. Aujourd'hui, il est le plus démuni de la Terre, le calomnié et le persécuté. Et même s'il l'a cherché à force de jouer avec les allumettes, il mérite un peu d'humanisme.