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Victoire, s'éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d'elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse.
Il faisait froid, l'air était pur, toutes les souillures blotties dans les encoignures, assez froid pour élargir les carrefours et paralyser les statues, le taxi déposa Victoire au bout de la rue de l'Arrivée.
Gare Montparnasse, où trois notes grises composent un thermostat, il gèle encore plus fort qu'ailleurs: l'anthracite vernissé des quais, le béton fer brut des hauteurs et le métal perle des rapides pétrifient l'usager dans une ambiance de morgue. Comme surgis de tiroirs réfrigérés, une étiquette à l'orteil, ces convois glissent vers des tunnels qui vous tueront bientôt le tympan. Victoire chercha sur un écran le premier train capable de l'emmener au plus vite et le plus loin possible: l'un, qui partait dans huit minutes, desservirait Bordeaux.
Quand cette histoire commence, Victoire ne connaît pas le moins du monde Bordeaux, ni plus généralement le sud-ouest de la France, mais elle connaît bien février qui est avec mars l'un des pires mois de Paris. S'il n'était donc pas mal d'échapper à cette période, elle aurait mieux aimé que ce fût en d'autres circonstances. Or n'ayant nul souvenir des heures qui avaient précédé la mort de Félix, elle craignait qu'on la suspectât de l'avoir provoquée. Mais d'abord elle ne désirait pas avoir à s'expliquer, ensuite elle en eût été incapable, n'étant même pas sûre enfin de n'y être pour rien.
Après qu'on se fut extrait des tunnels, Victoire assourdie s'enferma dans les toilettes pour compter la somme retirée à la banque, ayant soldé la plus grande part de son compte courant. La somme s'élevait en grosses coupures à près de quarante cinq mille francs, soit assez pour tenir quelque temps. Puis elle s'examina dans le miroir: une jeune femme de vingt-six ans mince et nerveuse, d'aspect déterminé, regard vert offensif et sur ses gardes, cheveux noirs coiffés en casque mouvementé. Elle n'eut pas de mal à gommer toute émotion de son visage, faire s'évaporer tout sentiment, cependant elle n'en menait pas large et regagna son fauteuil.
Sens de la marche et zone fumeurs côté fenêtre, Victoire s'efforça d'ordonner et classer ses souvenirs de la veille, toujours sans parvenir à reconstituer le cours de la soirée. Elle savait avoir passé la matinée seule après le départ de Félix à l'atelier, puis déjeuné avec Louise avant de croiser par hasard Louis-Philippe, au Central en fin d'après-midi. C'était toujours par hasard au Central, et fréquemment en fin d'après-midi, que Victoire croisait Louis-Philippe alors que lui, où qu'elle fût et n'importe quand, savait toujours la retrouver dès qu'il voulait. Elle se rappelait avoir pris quelques verres avec lui puis être rentrée peut-être un peu plus tard que d'habitude à la maison – ensuite, décidément, plus rien. Quiconque, à la place de Victoire, eût en pareil cas pris conseil de ses proches mais pas elle, sans famille et tout pont coupé.
Les événements lui reviendraient tôt ou tard en mémoire, sans doute, autant ne pas insister, autant considérer par la fenêtre une zone rurale vaguement industrielle et peu différenciée, sans le moindre hameçon pour accrocher le regard quand elle n'était pas masquée par le remblai. Pylônes, fils électriques et raccords d'autoroutes intersécants, fourragères, lotissements jouxtant des excavations. Isolés dans les friches parmi les animaux absents, se profilaient quelques locaux techniques dépendant d'on ne sait quoi, quelques usines d'on se demande quoi. Bien que de marques et d'essences limitées, les arbres étaient non moins semblables entre eux que les automobiles sur une route nationale un moment parallèle aux rails.
Rien en somme sur quoi se pencher longuement sans lassitude, mais l'intérieur du train, à moitié vide en cette saison, n'apportait guère plus de spectacle. Un couple âgé, trois hommes seuls dont un masseur endormi, deux femmes seules dont une enceinte puis une équipe d'adolescentes à queues de cheval, appareils dentaires et sacs de sport, en route vers le match nul. Plongé dans un ouvrage anatomique, las de marquer toujours la même page, l'index du masseur tremblait par intermittence. Victoire se leva puis, effleurant les dossiers des sièges pour s'équilibrer, se dirigea vers la voiture-bar.
Là, par les baies vitrées, seule avec son quart Vittel, elle regardait ce panorama sans domicile fixe qui ne déclinait rien de plus que son identité, pas plus un paysage qu'un passeport n'est quelqu'un, signe particulier néant. L'environnement semblait disposé là faute de mieux, histoire de combler le vide en attendant une meilleure idée. Le ciel consistait en un nuage uniforme où, figurants sous-payes, croisaient sans conviction d'anonymes oiseaux noirs et le soleil concédait une lumière muette de salle d'attente, sans l'ombre d'un magazine pour patienter. Retournée à sa place, Victoire s'assoupit comme tout le monde jusqu'en gare de Bordeaux.
Elle avait pensé procéder, à Bordeaux, de la même façon qu'à Montparnasse et sauter dans le premier train venu mais plusieurs partaient en même temps, l'un desservant Saint-Jean-de-Luz, l'autre Auch, un troisième Bagnères-de-Bigorre. Histoire de brouiller les pistes, sans trop savoir pour qui, trois fois Victoire tira au sort entre ces destinations puis, comme chaque fois sortait Auch, pour à ses propres yeux les brouiller mieux encore, elle choisit celle de Saint-Jean-de-Luz.
La gare de Saint-Jean-de-Luz donne tout de suite sur le centre-ville, vers le port. Ayant confié sa valise à la consigne automatique, Victoire acheta un plan de la ville dans une maison de la presse et commença de parcourir les rues. C'était le milieu de l'après-midi, les magasins rouvraient parmi quoi les agences immobilières, elle s'arrêtait devant elles pour étudier les locations. Chaque annonce illustrée d'une photo proposait un décor de téléfilm, un début de scénario mais Victoire ne souhaitait pas s'adresser à une agence – frais exagérés, pièces d'identité, formulaires à signer donc traces écrites qu'elle préférait depuis ce matin ne pas laisser derrière elle, qui ne procédait ainsi que pour se donner une idée des prix. Cela fait, son bagage récupéré, Victoire choisit un hôtel dans une rue qui n'aboutissait pas au port.
Elle n'y passerait qu'une nuit. Le lendemain, scotchées sur les portes vitrées des commerces, elle examina les annonces des particuliers. Elle trouva plutôt vite, en fin de matinée, une offre qui pourrait faire l'affaire. Au téléphone, la propriétaire semblait accommodante et rendez-vous fut pris dans l'heure. Le loyer s'élevait à trois mille six cents francs que Victoire proposa de régler en liquide, sur-le-champ, si le logement lui convenait. Il lui conviendrait. Elle y passerait trois mois.
Victoire se rendit à l'adresse indiquée, un pavillon étriqué, rebutant, légèrement en marge de la ville, dans une zone aérée peuplée de couples à la retraite. Un jardin négligé ceignait ce bâtiment terne dont les fenêtres arrière donnaient sur un terrain de golf et les fenêtres avant sur l'océan; la porte et les volets semblaient fermés depuis pas mal de temps. Assise sur sa valise, Victoire attendit l'arrivée de la propriétaire du pavillon, l'imaginant d'aspect semblable à celui-ci.
Erreur, elle s'y opposait trait pour trait. Visage clair et vêtements clairs, lèvres souriantes et cabriolet corail ton sur ton, cette propriétaire nommée Noëlle Valade semblait flotter à quelques centimètres au-dessus du sol malgré son imposante poitrine mais il en est ainsi des imposantes poitrines, certaines vous lestent et d'autres vous exhaussent, sacs de sable ou ballons d'hélium, et sa peau translucide et lumineuse dénotait un végétarisme strict. Ses cheveux prématurément blancs n'étaient retenus que par une pince d'écaillé, sans trace d'idée derrière la tête d'aucun coiffeur. Noëlle Valade ne souhaitait pas occuper ce pavillon qui lui revenait après le décès d'une parente, expliqua-t-elle en essayant d'ouvrir la porte, mais elle ne souhaitait pas non plus le laisser se dégrader. La serrure grippait.
Composé d'un salon résigné, d'une cuisine réticente et de deux chambres à l'étage séparées par une étroite salle de bains, le pavillon paraissait à l'abandon: encombré, moite, obscur et dégageant une odeur de moisi pas si désagréable. A l'évidence personne ne l'avait occupé depuis longtemps mais c'était habitable et rien ne manquait, trop de meubles y contenaient au contraire trop d'objets qui adhéraient un peu les uns aux autres. Objets décoratifs pour l'essentiel, les effets de la parente ayant été remis au Secours catholique. C'était brusquement, semblait-il, dans un mouvement précipité que la vie avait quitté les lieux, abandonnant les choses d'une seconde à l'autre pour les laisser s'empoussiérer, se figer à jamais derrière des volets vite refermés. On voyait qu'un livre au dernier moment, on voyait qu'un bol, un coussin s'étaient provisoirement déplacés, transférés sur une desserte, un rayonnage, le bras d'un canapé, soi-disant pour quelques minutes, de fait pour l'éternité.
Du bout des doigts sans trop les approcher, Noëlle Valade montrait les papiers peints disjoints, la baignoire entartrée, les étains sous oxyde, suspendant son geste avant le point de contact, sans que Victoire comprît d'abord si cela relevait d'une répulsion spéciale inspirée par ces lieux ou d'une politique d'ensemble à l'égard des objets. Cependant Noëlle Valade parut éprouver de la sympathie pour sa locataire, ne montra nulle méfiance et réduisit au minimum les formalités de location: ni papiers ni caution, seulement trois mois d'avance en liquide qui voletèrent en douceur, libellules vertes et bleues, du sac à main de Victoire vers le sien.
Ces trois mois fixés par Noëlle Valade traçaient l'avenir immédiat de Victoire sans qu'elle eût à y réfléchir, lui épargnant le souci de prendre une décision sans doute éperonnée d'hésitations. Elle en fut reconnaissante à sa propriétaire qui, appelez-moi Noëlle, lui dessina les grands traits de sa vie. Travaillant dans une banque mais à peine pour la forme, un petit tiers de temps, vivant pour l'essentiel de ses pensions alimentaires, elle avait bien envisagé de se remarier encore mais non, c'est moi qui suis, dit-elle, ma meilleure amie. Elle n'était bien que seule avec elle-même, précisa-t-elle en regagnant sa voiture offerte par son dernier mari (je ne lui ai pas dit merci, je lui ai dit tu sais bien que je ne sais pas dire merci) et dans laquelle, dès le contact mis, surgit une musique immatérielle d'orgue et d'ondes. Puis elle baissa la vitre de son côté. Enfin je suis contente d'être tombée sur vous, sourit-elle à Victoire, je déteste les femmes laides, elles m'obligent toujours à prouver quelque chose. Et comme elle enclenchait la marche arrière, Victoire put vérifier qu'il s'agissait effectivement d'une politique d'ensemble, étendue à toute chose matérielle que Noëlle ne touchait qu'en deçà du bout des doigts, menant son véhicule par influx de faisceaux magnétiques.
Tout le temps que Noëlle Valade avait parlé, Victoire dans les interstices livra le moins d'informations possible sur elle-même. Non par méfiance particulière, en tout cas pas seulement, mais telle était son habitude et Louis-Philippe, souvent, le lui avait reproché. Mais Victoire est ainsi: comme il faut bien parler quand on rencontre du monde, elle s'en sort en posant des questions. Pendant que le monde répond, elle se repose en préparant une autre question. C'est toujours ainsi qu'elle procède, elle croit que le monde ne s'en aperçoit pas.
Après le départ de la propriétaire, demeurée seule devant le pavillon, Victoire le regarda comme si c'était quelqu'un, non sans méfiance, prête à se défendre comme elle se tenait souvent avec les hommes quand même rien ne pouvait la menacer, mais suggérant ainsi qu'on le pût lorsqu'on ne pensait rien de tel. Sans doute ce regard avait-il joué son rôle dans la brièveté des emplois occupés jusqu'ici par Victoire, dans le non-renouvellement de ses contrats à durée déterminée. De fait, ces derniers mois, Victoire n'avait examiné qu'évasivement le marché de l'emploi, cherchant moins qu'attendant une opportunité, comptant moins pour vivre sur ses économies contenues à présent dans son sac que sur Félix qui s'était occupé, jusqu'à la veille, de tout.
Plus tard elle venait d'inspecter le pavillon en détail, d'ouvrir les penderies vides où s'entrechoquaient des cintres et les tiroirs pleins d'objets incomplets: albums photographiques désaffectés, clefs sans étiquette, cadenas sans clefs, manches d'accessoires et poignées de portes, tronçons de bougies, fragments de montants de lit, montre privée de sa grande aiguille. Sur des consoles se dressaient quelques chandeliers vides et lampes sans prise, ainsi que ce qu'on doit appeler un photophore, un soliflore, posés sur des napperons de canevas et de dentelle gâtée. Deux statuettes exotiques attestaient d'un passé colonial.
Dans un placard, parmi les nids à poussière, Victoire mit la main sur deux vieilles boîtes de dragées à ganses rosé et bleu passés, prolongées de pompons et glands, contenant encore de petites billes en sucre dont la pellicule d'argent s'écaillait. Au mur elle redressa un portrait d'inconnu. Dans la salle de bains, brosses à dents sans poils et biscuits de savon, croupissaient d'anciens accessoires sanitaires délités et gluants, dégoûtants, moulés dans la première génération de matière plastique. Toutes fenêtres ouvertes, il faudrait attendre quelques jours pour que tout cela perde un peu de son odeur, sans jamais sécher complètement.
Victoire s'installa vite, ne changeant rien à l'arrangement du rez-de-chaussée puis n'usant, dans la chambre qu'elle choisit à l'étage, que d'une commode pour ranger ses vêtements. Elle disposa ses objets personnels – deux livres, un walkman, un petit éléphant d'étain – sur une table de nuit près du lit. Mais elle dissimulerait son argent dans une armoire de l'autre chambre au fond d'un large tiroir contenant des draps plies. Raides, humides comme tout le reste, ces draps n'avaient pas été déployés depuis longtemps, un trait gris-brun jaunâtre courait le long de leur pli.
Elle vida sa chambre de tous les meubles et accessoires de sorte qu'hormis la commode et le lit, tiré face à la fenêtre dévêtue de ses rideaux, rien ne resta qu'un grand miroir fixé au mur latéral. Ainsi, dans la journée, Victoire couchée n'aurait devant elle qu'un rectangle de ciel tel une page blanche, grise, bleue selon le temps, divisée par une marge centrale au tiers de laquelle une espagnolette posait un point. Les premiers jours elle demeura souvent ainsi, allongée sur son lit, soit qu'elle essayât de penser à sa vie, mais en vain, soit qu'elle s'efforçât aussi vainement de ne point y penser. Régnant en maître autour du pavillon, le silence général ne favorisait pas ces tentatives.
D'un côté, le terrain de golf était assez fréquenté: on y apercevait des groupes de silhouettes, immobiles ou décomposant leur mouvement. De l'autre, quoique visible, l'océan était trop éloigné pour qu'on pût l'entendre. Nul écho non plus n'émanait des demeures alentour bien que Victoire, au bout de quelque temps, commençât de percevoir des sons légers, parfois, aux environs du pavillon. C'étaient des bruits de chute ou de choc discrets, à peine audibles, de nature et d'amplitude variables, étouffés ou mats, parfois suivis de rebonds: une fois ce fut un éclat de verre brisé, une autre un impact de grosse caisse, un grincement bref, un pétard faisant long feu, une seule fois un cri étouffé. Ils survenaient sans régularité, une ou deux fois par jour, certains jours pas du tout. Victoire finit par se mettre à l'affût sans pouvoir établir leur origine. Il suffisait parfois, après que deux jours de suite ils ne se furent plus manifestés, qu'elle oubliât leur existence pour qu'inopinément l'un d'eux vînt rappeler à son souvenir leur série. Au moins, ne se produisant jamais de nuit, ne troublaient-ils pas son sommeil.
Les premiers jours elle partit, chaque matin, lire les feuilles locales et nationales près de l'océan, toujours au même endroit quand le temps le permettait. Le temps le permit souvent et l'endroit, séparé du rivage par une étroite route côtière, était une esplanade pentue en voie d'aménagement, récemment plantée d'arbustes malingres chaussés de film plastique et meublée de bancs neufs. Les premiers jours elle chercha dans tous les journaux – faits divers ou nécrologie – quelque information relative à la mort de Félix, sans résultat. Quand il parut probable qu'il n'en serait plus question, Victoire réduisit ses achats de quotidiens qu'elle finit par ne plus parcourir qu'à peine, les gardant ouverts sur ses genoux tout en considérant l'océan.
Sur celui-ci, quel que fût le ciel, comme des bouées ou des ballons jetés, dérivaient à toute heure des têtes de surfeurs en attente de la vague. Celle-ci paraissant, chacun pour l'attraper se hissait sur sa planche et s'élançait de biais dans sa pente, s'y maintenant quelques secondes avant de se renverser en parabole fluorescente, s'immerger dans l'écume et que tout fût à recommencer. Patientes, sur la petite route ourlant le rivage, leurs compagnes attendaient les surfeurs à l'intérieur de minibus aménagés: passant à leur hauteur en retournant chez elle, Victoire entendait grésiller les autoradios.
Bientôt elle se mit à sortir dans la journée, les après-midi puis même les soirs mais prudemment, comme en convalescence et marchant sur des œufs. Il y avait peu de touristes en cette saison, peu de jeunes inactifs: seulement quelques couples âgés, parfois étrangers, qui photographiaient le paysage, se photographiaient dans le paysage ou priaient un quidam de les photographier ensemble sur ce fond. Ils souriaient alors à leur appareil en le surveillant, leur sourire légèrement altéré par l'idée que le quidam puisse prendre soudain la fuite avec cet appareil. Il arrivait qu'on demandât ce service à Victoire, qui s'exécutait volontiers mais qui d'ordinaire se tenait à l'écart, évitant le champ des objectifs comme des zones de radiations. Elle dut quand même être à plusieurs reprises fortuitement photographiée à son insu, à l'arrière-plan d'un couple au sourire circonspect, et sans doute ces clichés existent-ils encore.
Les jours de grand soleil, il arrivait aussi qu'elle passât un moment sur la plage qui était, comme toute plage en hiver, une vaste étendue désaffectée, inutile, profondément griffée par les puissants tracteurs du service de nettoiement – malgré lesquels restaient encore, enfouis entre deux sables, pas mal de déchets organiques ou manufacturés, oubliés par les baigneurs de la saison chaude ou ramenés par les marées. Peu de monde la parcourait: jeunes couples étroitement étreints ou retraités d'importation, flanqués de gros chiens mordillant une branche ou de plus petits saucissonnés dans un tricot. Victoire s'installait à l'abri, loin de l'eau glacée, dépliait une serviette puis un journal et, assise sur celle-là, feuilletait celui-ci sous son walkman. Elle continuait ainsi à consulter la presse quelque temps, puis cessa de se la procurer dès le lendemain du jour où l'on vint sonner à sa porte.
C'était en début de matinée, vers dix heures, quelque trois semaines après son arrivée, Victoire n'attendait évidemment personne. Passée sans transition de son lit à la baignoire, elle continuait d'y somnoler dans l'eau réglée à la température des draps: le timbre enroué fixé près de l'entrée, en bas, ne lui fit pas ouvrir un œil. On insista, par deux coups brefs, puis on parut abandonner. Le grelot disparu sans laisser d'écho, Victoire immergée n'était même pas très sûre de sa réalité, vingt secondes plus tard elle n'y pensait plus.
L'après-midi du même jour, comme elle vaquait à la cuisine vers l'heure du thé, un courant d'air fit s'ouvrir puis claquer bruyamment la fenêtre de sa chambre. Elle monta l'escalier pour aller fermer le battant mais d'abord, accoudée à la barre d'appui, elle considéra la mer vide.
Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d'un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles fasseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d'oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l'autre et du pareil au même. Puis, d'un coup, le vent soudain relevé fit battre sèchement les drapeaux, les voiles se gonflèrent en bulle, un dériveur versa, les chiffres se divisèrent, la banderole ondula dans un spasme et la fenêtre faillit à nouveau claquer cependant qu'à la porte on venait à nouveau de sonner. Retenant le battant, Victoire se pencha silencieusement vers l'extérieur sans reconnaître aussitôt l'intrus qui, tête par avance renversée en arrière, regardait dans sa direction. Mais qu'est-ce que tu fais là? dit-elle. Ouvre-moi, répondit Louis-Philippe.
Interdite, Victoire le considéra sans se demander comment il avait retrouvé sa trace, descendit l'escalier puis ouvrit la porte. Louis-Philippe avait un peu changé depuis la dernière fois. Certes il était toujours le même petit homme maigre aux épaules oubliées, aux yeux noyés de soucis sous des lunettes épaisses, au front barré de regrets, mais il avait l'air moins affamé que d'habitude et sa tenue était plus soignée. Tombant à pic sur sa personne, nets et repassés comme des billets de banque japonais, ses vêtements soigneusement choisis ne devaient pas l'avoir été par lui. Tu m'as l'air en pleine forme, exagéra Victoire. C'est-à-dire que je me nourris mieux, hésita Louis-Philippe, je m'alimente un peu mieux.
Comme un soir au Central on lui avait fait part de la disparition de Victoire, Louis-Philippe s'était mis à sa recherche et le voilà, tu imagines bien pourquoi je suis là. En substance, lui représenta-t-il, d'après les informations qu'il avait pu recueillir, Victoire n'était pas vraiment soupçonnée de la mort de Félix mais mieux valait, dans le doute, se tenir à carreau. Rester à l'écart, se montrer le moins possible. Sa responsabilité ne serait sans doute pas écartée. Louis-Philippe la tiendrait au courant de la suite des événements. Il allait continuer de se renseigner. Dès ce soir il rentrait à Paris. Sous huitaine il donnerait des nouvelles: n'entreprends rien avant que je t'aie fait signe. Après son départ, Victoire était remontée dans sa chambre d'où, s'étant allongée pour tenter de réfléchir, elle perçut un des chocs discrets déjà repérés, suivi de deux autres. Cette fois ce fut d'abord sous forme de gong, puis de clapotis, puis de frisson de feuilles froissées. Mais pas plus que les fois précédentes elle ne parvint à déterminer leur origine.
Les jours suivants, pour s'occuper un peu, Victoire eut plusieurs fois l'idée de faire le ménage mais s'en tint là, découragée par l'ampleur du projet. Puis elle tenta de s'occuper du jardin, ratisser le gravier, tondre ce qui avait dû former une pelouse ou recueillir dans un panier les branches mortes des géraniums dégénérés – mais d'abord elle ne savait pas s'y prendre, ensuite un outil lui manquait toujours.
Encore un mois vint à passer puis ce fut la société des hommes qui se mit à lui manquer. Négligeant les conseils de Louis-Philippe qui ne s'était pas représenté, Victoire sortit plus fréquemment de chez elle et se montra. Terrasses de cafés, bars d'hôtels, restaurants de poissons dont les bacs d'huîtres dégageaient un parfum de cuir. Mais tout cela sans résultat: si quelques hommes chaque fois ne manquaient pas de l'aborder, jamais aucun d'eux ne faisait l'affaire. Elle dut attendre un beau soir, près du port, pour en trouver un.
Gérard, vingt-deux ans, joli garçon très élancé, plein de sourires à géométrie variable, vêtu d'un manteau de cuir bleu nuit souple usé, de pantalons de velours côtelé noir et de cols roulés ajustés, chaussé de bottines à élastiques, traînait en compagnie d'autres jeunes gens nommés Fred ou Carlo, Ben et Gilbert et son barzoï, et les filles s'appelaient Chris, Gaëlle et Bille avec laquelle Gérard était plus lié. On se retrouvait tous les jours à treize heures à la terrasse du même bar. Gérard leur présenta Victoire qui passa quelques soirs avec eux mais, vu la tête que faisait Bille, préféra bientôt rester chez elle en attendant que le jeune homme la rejoignît, assez tard dans la nuit.
Victoire laissait la porte ouverte et, pendant que Gérard montait l'escalier, les côtes du velours noir produisaient en se frottant les unes aux autres une plainte étouffée, granuleuse, évoquant un roucoulement de pigeon en apnée, dont la tonalité s'aiguisait comme Gérard grimpait de plus en plus vite. Il la retrouvait éveillée dans le noir puis ils s'endormaient une ou deux heures après. Le lendemain matin, surprise quand Gérard se levait le premier, Victoire enfouissait aussitôt son visage au fond de l'oreiller, tâchant de rattraper le sommeil comme sur un quai l'on court après un train en marche. Mais, alors qu'il s'habillait devant la fenêtre, sa silhouette sombre à contre-jour sur le parallélogramme clair, Victoire ayant ouvert l'oeil un instant conservait imprimé ce profil sur sa rétine, négatif blanc sur noir, et se rendormait en regardant cette photo de Gérard contre elle, derrière ses paupières closes.
Le jeune homme, malgré tout, la vouvoyait toujours, ayant du mal à se mettre au tu. Même quand la nuit, couchés, voluptueusement on roulait à la deuxième personne du singulier, il suffisait d'un rien, pause ou diversion, pour qu'il reprît l'usage du pluriel. Et parmi tous les agréments qu'il procurait, les promenades en voiture avaient aussi du bon. Doué pour la mécanique, entretenant soigneusement une Simca Horizon périmée de couleur beige qui ne présentait ni le charme de l'antique ni le confort du neuf, Gérard fit faire à Victoire quelques tours dans le pays, plages et Pyrénées, allers-retours en Espagne, déjeuners dans les épiceries de montagne égrenées sur le pointillé de la frontière. Ce fut au cours d'un de ces déplacements que la voiture, une fois, fut arrêtée par un contrôle de police routinier: papiers du véhicule. Pendant que Gérard fouillait ses poches, Victoire s'était légèrement tassée sur son siège en regardant droit devant elle, une main crispée sur la poignée de la portière. Puis, comme on les avait laissé repartir, Gérard en se tournant vit que Victoire avait changé de visage, ça n'a pas l'air d'aller? Rien, dit Victoire, non. Vous faites une tête, insistait Gérard, c'est la police? Non, répéta Victoire, rien. Il eut un de ses sourires, ils se turent avant de parler d'autre chose deux kilomètres plus tard.
Louis-Philippe reparut courant avril, mais ne s'attarda pas plus de quelques minutes. Il ne se risqua même pas dans le pavillon, préférant parler à Victoire près de sa voiture, une petite Fiat blanche sans importance, portière ouverte, sans même couper le contact. L'air absent, s'excusant de ne pas s'être manifesté plus tôt, Louis-Philippe assura profiter de ce qu'il passait dans le coin pour apporter quelques nou-,' velles. Celles-ci se résumaient à peu de chose. Il semblait que rien n'eût progressé, que la mort de Félix restât affaire pendante et que Victoire, dans l'expectative, dût rester au calme et dans la discrétion. Cela dit, comme faute de mieux on s'en allait risquer de parler du temps, une brève explosion sèche suivie d'un cliquetis de cascade vitrée se firent entendre à l'arrière de la voiture. On se retourna, on observa que la glace arrière du véhicule venait de s'orner d'une cavité circulaire de cinq centimètres de diamètre et dont la couronne se craquelait. Sur la plage arrière, parmi les débris de verre Securit, reposait à présent une balle de golf de marque Titleist n° 3. Ayant émis un juron bref, Louis-Philippe empocha la balle avant d'embrayer en grommelant.
Victoire, ayant enfin compris l'origine des bruits anonymes qui l'intriguaient depuis son arrivée, découvrit les semaines suivantes d'autres balles dans le jardin, échappées de leur territoire par-dessus les blocs et chicanes de buissons ceignant le terrain de golf. Son œil s'étant habitué à discriminer les petites sphères blanches à peau d'agrume, chacune semblait dès lors en engendrer une autre comme si leur forme, une fois identifiée, permettait de les reconnaître indéfiniment, plus tard elle en ramasserait encore beaucoup d'autres. On les trouvait éparses dans les rues et les jardins voisins comme des œufs de Pâques aléatoires, coincées dans les mailles d'un grillage, en attente au creux d'une gouttière, en souffrance au fond d'un talus.
Ces balles perdues tombaient aussi de temps en temps, les cabossant, sur les voitures et même parfois, les assommant, sur les voisins. Victoire prit l'habitude de les récupérer, les fourrant dans sa poche avant de les accumuler dans l'armoire de la chambre inoccupée, au-dessus des draps derrière quoi se dissimulaient ses économies. D'abord elle ramassait celles qu'elle trouvait, au hasard de ses promenades, puis cette collection devint une fin en soi, peut-être un peu envahissante: Victoire ne sortait plus sans les rechercher systématiquement, échouées ça ou là, plus ou moins tachées d'herbe et de terre et de marques Hogan et Maxfli, Pinnacle et Slazenger, numérotées de 1 à 4, toujours elle dirigeait son regard vers le sol. Deux semaines passèrent encore, les jours avec les balles de golf, les nuits avec Gérard qui disparut comme suit.
Victoire, la première nuit qu'il fit défaut, ne s'était pas éveillée vers l'heure habituelle de son arrivée, comme si elle avait prévu cette absence. Elle se trouva juste surprise, et la tête creuse, d'ouvrir les yeux face au rectangle ce matin-là gris fer de la fenêtre, seule. Un peu surprise mais soulagée, plus surprise encore d'être soulagée, Victoire fit un café qu'elle but seule sur une chaise de paille traînée dans le jardin, sous un châle, ses yeux fixes ou mi-clos sous le ciel orageux. Celui-ci déconseillant de sortir, elle passa la journée chez elle, chauffant une conserve et se couchant à vingt-deux heures trente avec un livre.
Cette fois elle s'éveillerait au milieu de la nuit, tenterait de lire dans le noir l'heure sur sa montre avant d'allumer sa lampe, trois heures vingt-cinq. Elle éteignit pour aussitôt rallumer, sachant qu'elle ne se rendormirait pas ni ne recourrait au livre, au walkman, à rien. Debout, mobile, Victoire parcourrait toutes les pièces du pavillon, ce qui prendrait peu de temps, les parcourrait deux fois, poussant deux chaises à leur place en pliant un vêtement abandonné sur un dossier, repoussant un pot de fleurs, trois assiettes dans l'évier. A cette heure de la nuit, tout bruit décuple son écho, le moindre entrechoc donne un pizzicato, lorsque Victoire s'y mit la vaisselle produisit une symphonie, l'aspirateur un opéra puis, objet par objet, Victoire très énervée se mit à nettoyer toute chose sous toutes ses faces: ménage à fond.
Deux heures plus tard il faisait toujours nuit mais toute chose avait pris l'éclat du neuf sous l'électricité, Victoire n'ayant rien négligé sauf les vitres qu'on ne fait bien qu'au soleil. Mais, toujours trop agitée pour retourner se coucher, elle entreprit alors un inventaire systématique de la maison. Ce faisant elle se voyait fébrile, s'inquiétait et se moquait de sa fébrilité, poussait irrégulièrement de brefs éclats de rire. L'un après l'autre elle ouvrit les placards, les tiroirs, les nettoyait après les avoir vidés de leur contenu qu'elle remettait en place également nettoyé. Le rez-de-chaussée, d'abord, puis l'étage: sa chambre puis l'autre chambre jusqu'à l'armoire contenant, dans le tiroir du bas, ses balles de golf et son argent liquide sous les draps. Il était alors près de six heures du matin. Mais une fois les draps retirés, elle resta presque une demi-minute immobile en essayant de comprendre ce qu'elle voyait. Puis elle passa sa main dans le fond du meuble, à plusieurs reprises, comme si cela ne pouvait la convaincre que, si pas une balle ne manquait, en revanche il ne restait plus un seul billet. Tout l'argent s'en était allé.
Baignée, maquillée, parfumée, Victoire s'installa peu avant midi à la terrasse d'un café sur le port. Le ciel était couvert comme la veille, l'air humide et frais, les tables constellées de gouttelettes et personne d'autre qu'elle n'occupait la terrasse. Victoire paraissait calme bien qu'elle se reprojetât, sans cesse, la scène du tiroir vide devant l'armoire. A cet instant le vacarme domestique avait fait place à un silence beaucoup plus tumultueux. Penchée vers le meuble, Victoire s'était lentement redressée puis aussitôt repenchée pour extraire de sa cage le tiroir vide et regarder encore au plus profond du meuble, comme si le papier-monnaie pouvait traverser le chêne. Elle avait même agité le tiroir renversé, d'où n'étaient lentement tombées que particules. Ensuite, le tenant par sa poignée comme une valise, elle était passée dans sa chambre et s'était dirigée vers la fenêtre par où le jour tardait à s'annoncer. Comme elle passait devant le miroir elle s'était arrêtée puis, surprenant le reflet de son visage, elle en avait laissé tomber le tiroir à ses pieds.
Mais à présent Victoire, qui a recouvré son contrôle de soi, patiente sans voir Gérard paraître vers treize heures comme d'habitude. Les autres arrivent en désordre, plus ou moins éveillés, plus ou moins contents de voir Victoire qui laisse le temps de prendre un café avant de leur demander, calmement, où elle pourrait trouver Gérard. Mais si Fred ni Chris ni Gaëlle ne savent lui répondre, ne l'ayant pas vu depuis trois jours; Carlo semble d'ailleurs avoir disparu en même temps; Bille se comporte plus évasivement, des étoiles de revanche dans les yeux, mais les autres ont l'air sincère, l'émotif Ben est même inquiet. Plus tard, moins facile à joindre, Gilbert répond comme les autres à la question de Victoire, mais avec un sourire en flattant son barzoï qui ne présage rien de bon.
De retour au pavillon du golf, Victoire fit rapidement le point puis ses comptes. Le point, d'abord: rien ne prouvait absolument que Gérard fût pour quelque chose dans la disparition de l'argent, pas plus au fond que Victoire elle-même dans celle de Félix, mais dans ce cas non plus on ne pouvait écarter des soupçons, négliger de sérieuses présomptions. Bien sûr il n'était pas envisageable pour elle de recourir aux services de police, comme Gérard paraissait l'avoir compris. La seule solution consistait donc à quitter ces lieux vers d'autres moins coûteux. Les trois mois de location, d'ailleurs, touchaient à leur fin avec l'hiver. Elle appela, pour lui restituer les clefs, Noëlle Valade qui ne parut pas sensible à l'état de propreté du pavillon, qui promena même un doigt sur le plateau de la cheminée mais comme d'habitude sans le toucher, Victoire faillit lui raconter tout ce qui s'était passé.
Les comptes, ensuite: ayant dénombré deux mille deux cent vingt francs dans son portefeuille, Victoire se rendit à l'agence locale de sa banque où, par prudence, elle ne s'adressa à aucun employé. Une machine du libre-service bancaire lui délivra le solde mal imprimé de son compte qui s'élevait à sept mille neuf cent trente-neuf francs. En composant son code sur le clavier de cette machine, elle éprouva de l'appréhension à l'idée qu'étant recherchée, la transmission du code pouvait signaler aussitôt sa présence. Mais nulle main ne s'abattit sur son épaule, nulle portière brusquement ouverte ne lui barra le trottoir à sa sortie du libre-service. A ce jour, son avoir s'élevait donc à dix mille francs et des poussières, ce qui n'est pas rien mais qui, si l'on n'a rien d'autre en vue, n'est rien.
Cependant, au lieu de répartir cette somme sur le plus grand nombre de jours à venir, la faire durer le plus longtemps possible, Victoire aimait mieux ne pas ralentir trop brutalement son train de vie. Préférant croire que les choses s'arrangeraient, Victoire se mit en quête d'un hôtel correct où passer le temps de voir venir. Ensuite elle aviserait. Au pire elle finirait toujours par décrocher quelque emploi de vendeuse ou de caissière, trouver quelque amant moins indélicat que Gérard, faire même en dernière extrémité la pute à l'occasion, nous verrions. Nous n'étions pas pressée. Nous n'envisagerions ce point vraiment qu'en toute dernière extrémité. En attendant nous prîmes une chambre à l'hôtel Albizzia.