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Si la présence de Louis-Philippe à l'Albizzia n'était pas explicable, elle n'était pas non plus sans éveiller un trouble. Lorsqu'il était passé voici quelques semaines au pavillon du golf, tout en regroupant les éclats de verre dans un Kleenex, Louis-Philippe avait grommelé qu'il regagnait Paris le soir même sans préciser s'il reviendrait. S'il résidait en ville, depuis au moins la veille en apparence, il était anormal qu'il ne fût pas venu voir Victoire. Certes il se pouvait que, simplement de passage pour un autre motif, il eût remis cette visite à plus tard, certes. Peut-être aussi, passant au pavillon après le départ de la jeune femme, avait-il trouvé porte close et se serait-il joyeusement exclamé si Victoire, traversant à présent la salle, l'avait surpris dans sa lecture, peut-être. Pourtant, discrète machine arrière, Victoire monta dans sa chambre, referma sa valise à peine défaite, quitta l'hôtel et monta dans un car qui longe la côte atlantique vers le nord.
Cette route est loin des plages, on ne voit pas la mer, on le regrette. On aimerait bien regarder naître et grossir les vagues et se renverser, voir indéfiniment chacune d'elles décliner sa version, son interprétation de la vague idéale, on pourrait comparer leur allure, leur conception, leur succession, leur son, mais non, Victoire descendit du car vers quinze heures à Mimizan. Pourquoi Mimizan. Pourquoi pas. Mais finalement pas: deux heures plus tard elle prit un autre car à destination de Mimizan-Plage.
Sans vouloir offenser personne, c'est plutôt moins bien que Saint-Jean-de-Luz, Mimizan-Plage. En tout cas l'hôtel était beaucoup moins bien. Chambre à peine moins coûteuse et vue sur le parking, réceptionniste eczémateux, personnel distrait, tuyauterie sonore: des coups de bélier faisaient trembler à toute heure les canalisations. Comme on repeignait le dos du bâtiment, les échafaudages bouchaient le jour, deux tronçons de passerelle obliquement reliés par une échelle barraient la fenêtre en z. Personne sur la passerelle du bas mais sur l'autre s'activait un homme dont on ne voyait et n'entendait que les membres inférieurs jusqu'aux cuisses et le transistor. De la sorte le parking, au moins, n'était pas trop visible mais Victoire sut très vite qu'elle aimerait mieux – le printemps se présenterait sous peu – passer le plus de temps possible dehors.
A pied, d'abord. Ensuite les Landes sont un pays si plat que s'impose l'idée du vélo. Ayant estimé de nouveau ses finances, Victoire se permit d'en acquérir un pour un peu moins de mille francs chez un marchand-réparateur qui l'accueillit, par cette période creuse, en libératrice. Victoire sollicita, pour qu'elle y pût arrimer ses affaires, l'installation d'un porte-bagages plus vaste qu'en version standard et tout à son enthousiasme l'homme lui offrit cette option. C'était une sacrement belle bicyclette anglaise à sept vitesses, aux cataphotes rubis, aux rayons scintillants: chaîne veloutée, guidon taurin, cadre olympique, freins à tambours et papillons. Et pompe rétractile. Et la selle grand tourisme vous moulait parfaitement le fessier. Et le soleil brillait.
Victoire se mit à pédaler toutes ses journées. Si c'était d'abord en vue de se promener qu'elle s'était procuré cette machine, sans doute ne perdait-elle pas de vue qu'elle devrait bientôt en obtenir un usage plus rugueux. L'engin de tourisme céderait la place au véhicule utilitaire. Il convenait donc de s'y entraîner. Après des tâtonnement sur le changement de vitesses, virages sur gravillons et déraillements, Victoire finit par pas mal maîtriser l'engin qu'elle rangea dans le garage de l'hôtel d'où, le lendemain matin, malgré les courbatures elle repartit.
Elle y passerait quand même une dizaine de jours, à Mimizan-Plage, le temps de s'habituer au cyclotourisme. Elle n'y fréquenterait pas âme qui vive, ni les commerçants ni les autres clients de l'hôtel, d'ailleurs furtifs et rares à ce moment de l'année. Hors saison, certains jours, Mimizan-Plage, le ciel pâle et le silence y forgeaient une ambiance déprimante de vieux film d'avant-garde revu après sa date de péremption. Victoire, quotidiennement, parcourut la région jusqu'à n'y plus rien découvrir et, ses ressources continuant de maigrir à vue d'œil, finit par se résoudre à changer d'horizon.
La préparation de ce départ l'occupa toute une journée. D'abord elle fit l'acquisition d'un sac de voyage robuste, moyen format, poches latérales, fermeture à glissières, où elle serrerait son équipement. Composer ce nécessaire supposait faire un tri, sacrifier des affaires à contrecœur fut ce qui prit le plus de temps. Victoire dut notamment se défaire d'une robe, deux jupes, trois chemisiers, deux paires de chaussures et autres contingences, ne conservant que l'indispensable, le solide, le pratique et l'imperméable. Ce partage durement opéré, elle enferma sans les regarder ses beaux habits dans sa valise, abandonnée sous clef dans le placard de sa chambre. Puis à vélo, vers l'intérieur des terres, elle prit la route de Mont-de-Mar-san qui va croiser au bout d'une trentaine de kilomètres la double chaussée rapide reliant Bayonne à Bordeaux.
Comme toujours en bordure des voies de type autoroutier, se tenaient là deux ou trois de ces hôtels impersonnels et bon marché dont les fenêtres donnent sur des échangeurs, des postes de péages, des rocades. Dépourvus de ressources humaines, toutes les opérations s'y traitent par l'intermédiaire de machines et de cartes informatisées. Leurs draps grattent comme leurs serviettes de toilette en étoffe synthétique jetable. Victoire fixa son choix sur le plus anonyme, un bâtiment sourd-muet appartenant à la chaîne Formule 1.
Aucun local n'y paraissant prévu pour l'entrepôt des bicyclettes, elle choisit une chambre au premier étage afin d'y monter commodément la sienne. Puis elle comprit très vite que dans cette chambre, plus encore qu'à Mimizan-Plage, il serait difficile de séjourner en compagnie du seul vélo, dans l'odeur du vélo. Tous les objets, couleurs et accessoires scellés aux murs comme au cachot poussaient au contraire à la fuir au plus tôt, si le temps s'y prêtait. Mais comme il s'y refusa, comme la pluie se mit à battre les jours suivants, Victoire se trouva contrainte de rester souvent là. Recluse à l'hôtel, faute de mieux, elle put se faire une idée des profils de ses usagers.
Ces profils étaient trois, selon la durée d'occupation des chambres. Pour une ou deux heures il s'agissait de couples irréguliers que tôt ou tard, aux yeux de leurs conjoints légaux, dénonceraient leurs relevés de cartes de crédit. Pour une ou deux nuits c'étaient des représentants stagiaires que cette fonction n'empêchait point, à l'occasion, de commettre aussi l'acte adultère. Pour de plus longs séjours enfin, une ou deux semaines, un mois ou deux, ce pouvait être de solitaires itinérants désargentés dans le genre de Victoire et même parfois, s'entassant à cinq dans la chambre, des cellules familiales entières d'itinérants désargentés. Comme ceux-ci, tous les soirs, Victoire mettait ses comptes à jour en arrondissant au franc supérieur, attendant de ne plus disposer que de trois mille francs de réserve pour se résoudre à une vie plus économique. Et voici qu'au bout d'une semaine, avant d'aller se coucher, Albizzia: 320; Mimizan (280 X 11 j.): 3080; Vélo: 940; Sac: 230; Formule 1 (165 x 7 j.): 1155; Nourriture (50 X 19 j.): 950; Divers (hygiène, aspirine, cigarettes, rustines): 370; Total: 7045; Reste: 3014 francs donc il était temps d'agir, Victoire quitta l'hôtel le lendemain à midi pile, profitant jusqu'à la dernière minute de son dernier abri.
Les jours suivants, sa vie quotidienne prit un tour qu'elle n'avait jamais connu. Elle sillonnait lentement les petites routes à vélo, sans se risquer hors de la région, au-delà des Landes, se tenant dans le triangle que délimitent Arcachon, Nérac et Dax. Elle s'arrêtait dans la journée sur les places de villages, aux fontaines, achetait dans les superettes du fromage et de la charcuterie sous vide, accompagnés de fruits et de tranches de pain sous plastique également puis, le soir, cherchait pour dormir un établissement au meilleur marché. Mais les hôtels au-dessous de cent francs ne courant pas les rues, elle dut faire encore un ou deux achats supplémentaires, couverture et sac de couchage: 360; cartes Michelin 78 et 79: 32.
La première fois qu'il fallut coucher dehors, Victoire ne s'y était pas assez préparée: prise de vitesse par la nuit tombée tôt, elle dut se résoudre à un talus sous un nœud d'arbres en marge d'un chemin, et dormit très peu et mal. Elle passa tout le lendemain à chercher un abri possible, qu'elle découvrit en marge d'un petit bourg nommé Onesse-et-Laharie. Au revers d'un vieil hôtel à vendre, une porte mal cadenassée donnait sur une remise au plancher défoncé, parsemé de matelas corrompus; des montants de hauts lits métalliques dessinaient des grilles sur les murs. Victoire put y passer deux nuits de suite mais dans ces villages on vous remarque vite, autant ne pas s'attarder.
Elle roulait, elle erra sur des routes rec-tilignes et plates, parfaitement perpendiculaires aux arbres. Artificielle comme un lac, la forêt consiste en rangs parallèles de conifères, chacun ressemble à ses voisins disposés de part et d'autre de la route en glacis géométrique. Et comme Victoire se déplace les rangs se déplacent aussi, son regard découpe un mouvement perpétuel de perspectives, un éventail sans cesse redéployé, chaque arbre tient sa place dans une infinité de lignes qui fuient en même temps, forêt soudain mobile actionnée par le pédalage. Pourtant, pareils à leurs prochains et réduits au servage, les conifères ont avec leur indépendance abdiqué jusqu'à leur identité, leurs déjections mêmes fournissent un sol de décorateur diplômé: moquette blonde à motifs, lit d'aiguilles satiné décoré d'une branche morte par-ci, d'une pomme de pin par-là, traitée antitaches et antifeu. Pour animer le tableau, un service minimum de ragondins, palombes, écureuils et d'autres encore crée des diagonales et pousse des cris, le vent froisse les arbres en harpe, les scies mécaniques sanglotent au loin.
Tout le temps que ses trois mille francs permirent de subvenir à ses besoins, Victoire se tint à l'écart des grandes villes. Comme les nuits allaient s'adoucissant, elle s'habitua plus vite qu'elle aurait cru à dormir dehors, à repérer les coins tranquilles. Pour se nourrir, il lui était arrivé les premiers jours d'aller dans les restaurants les moins chers, elle abandonna vite, moins pour l'argent que pour l'espace: on ne sort d'un restaurant que pour rentrer chez soi, en sortir pour ne rentrer nulle part revient à se retrouver doublement dehors. Donc elle prit aussi l'habitude de se nourrir seule, tournant au monde le dos.
Arriva le jour où, voyant s'amenuiser dangereusement ses ressources, Victoire dut envisager de bientôt mettre un terme à ses déplacements de village en village à travers la forêt. Elle allait se voir contrainte de s'approcher des villes, plus vastes et peuplées, où se retrouvent les personnes sans domicile fixe qui peuvent y parvenir à survivre moins difficilement. Mais plus tard. Elle resterait à la campagne tant qu'elle le pourrait. Puis arriva encore ceci, dans le miroir d'une pharmacie, qu'elle n'aurait pas cru voir se produire un jour: comme elle n'avait presque plus de vêtements de rechange, ni de produits de maquillage ni quoi que ce fût pour se laver, ni plus aucun argent pour y remédier, son apparence avait commencé de se dégrader. Elle se rapprocha du miroir: bien que n'ayant jamais rien entrepris dans ce sens, toujours différé cette idée, il était clair qu'avec cette tête il était un peu tard pour chercher un emploi ou quelque chose, et le lendemain de ce jour on lui vola naturellement sa bicyclette.
Le bourg qui s'appelle Trensacq inspire confiance et ne laissait rien présager de tel. Victoire avait garé son engin devant l'unique épicerie, l'y avait laissé le temps d'acheter une brique de lait. Mais une fois sortie de l'épicerie, la rue était déserte et le vélo plus là. Dans une vie antérieure Victoire eût fait du foin, fût rentrée par exemple en gesticulant dans l'épicerie. Encore maintenant, bien qu'elle fût un peu sale et plus très belle à voir, généralement les commerçants ne l'accueillaient pas mal; bien qu'elle s'exprimât peu, on lui parlait. Mais se voyant là vêtue, coiffée comme elle était, n'ayant pas le cœur de prendre à témoin qui que ce fût, Victoire poursuivit à pied.
Comme elle devrait dorénavant porter à la main son bagage, il fallut encore l'alléger du superflu. Comme elle ne tirerait pas d'argent de vêtements trop malpropres et parfois déchirés, comme personne n'en voudrait, Victoire les abandonna près d'un collecteur de verre. Elle ne posséda plus alors qu'une paire de chaussures de sport, un pantalon de toile forte et des tricots superposés sous une parka matelassée, mais elle n'avait plus guère de sous-vêtements de rechange qu'elle lavait quand c'était possible, or peu fréquents sont les points d'eau discrets. Elle commença de se déplacer en auto-stop.
Jovial dans une grosse Renault, cheveux noirs épais lissés en arrière et moustache assortie, le premier homme qui la prit à son bord était vêtu d'un complet bleu pétrole, d'une chemise à rayures bleu ciel et d'une cravate en tricot bordeaux. Une chaînette retenant son signe zodiacal stylisé ballait par-dessus sa cravate et une tétine fluorescente surdimensionnée pendait au rétroviseur. Assurances générales, exposa-t-il, j'assure ce qu'on veut, j'assure les choses auxquelles tiennent les gens, vous avez des cigarettes dans la boîte à gants, ça n'a pas l'air d'aller bien fort. Ça va, dit Victoire, ça va parfaitement. Ah bon, fit l'homme désappointé, alors vous allez loin, comme ça? La jeune femme eut un geste latéral.
Vous tombez bien, c'est là que je vais, lui dit une heure plus tard un deuxième conducteur, installé au volant d'un fourgon noir au rétroviseur duquel se balançait une silhouette de sapin déodorant. Ça ne vous gêne pas de vous asseoir à côté de moi, suggéra-t-il, je vous proposerais bien derrière mais le cercueil, évidemment, hein. Ha, fit-il bruyamment, mais ne vous inquiétez pas, je roule à vide aujourd'hui. De toute façon c'est très calme en ce moment, la médecine a fait tant de progrès. Les gens ne meurent plus. Vous allez où, après?
Mais justement Victoire ne savait pas bien où. Faute de se résoudre encore à rejoindre une grande ville, elle continuait de choisir au hasard sur sa carte, souvent sur la foi du seul son de leur nom, des agglomérations mineures où elle tâchait toujours de se nourrir et s'abriter pour une ou deux nuits. Cela produirait une errance en dents de scie, pas très contrôlée: s'il se pourrait qu'on fît quelque détour pour l'avancer, il arriverait aussi qu'elle dût s'adapter à une destination, ceci équilibrant cela. Son itinéraire ne présenterait ainsi guère de cohérence, s'apparentant plutôt au trajet brisé d'une mouche enclose dans une chambre.
Elle n'eut donc pas trop de mal, du moins au début, à trouver des automobilistes. En règle générale, les hommes plus souvent que les femmes qui la prenaient à bord de leur voiture se montraient accueillants, parlaient volontiers avec elle. Ce faisant, outre leur personnalité, Victoire observait la marque, la couleur et l'aménagement de leur véhicule qui l'avançait vers un but mal déterminé. Les premiers temps elle était attentive à ces détails, elle finit par y prendre de moins en moins garde.
Il y eut un prêtre au volant d'une R5 sans options, sans radio ni rien, réduite à sa fonction locomotrice: les sièges étaient raides et flottait une puissante odeur de chien bien qu'il n'y eût pas de chien. L'homme était vêtu d'un costume anthracite cartonneux sur un col roulé gris souris, son revers s'ornait d'une petite croix de métal. S'exprimant avec une bienveillance militaire, il conduisait comme on touche de grandes orgues, chaussé de croquenots cognant fort les pédales; un rameau s'effritait sous le rétroviseur. Il y eut, avec ses trois enfants, une mère de famille menant brusquement une Seat. Du pare-brise déjà constellé des vignettes automobiles des six dernières années, chronologiquement superposées, divers autocollants écologiques et mutualistes contribuaient à compromettre la transparence, compte non tenu des balais d'es-suie-glace à bout de course. Victoire était alors coincée contre une portière par deux sujets de quatre et six ans occupés à des exercices de gymnastique incohérente. Agenouillé à l'envers sur le siège avant, ses avant-bras posés sur le dossier, leur aîné considérait la jeune femme fixement. Assieds-toi normalement, Juju, mets ta ceinture, lui dit sa mère avant de proposer à Victoire, tout en la jaugeant dans le rétroviseur, quelques heures de ménage et de baby-sitting. Portant sur la marmaille un regard mauvais, Victoire ne répondit qu'à peine. Il y eut trois garçons goguenards intimidés, en blouson fendillé, entassés à l'avant d'un vieux modèle de Ford Escort. Victoire montée à l'arrière regardait les nuques rases des jeunes types serrés l'un contre l'autre et n'osant pas se retourner sauf celui du milieu, qui voulut tenir des propos ambigus mais que les deux autres firent taire. Régnaient de suffocantes odeurs d'essence et de chien, mais cette fois avec un chien, calmement installé près de Victoire et qui lui adressait des regards polis et navrés comme pour se désolidariser, solliciter son indulgence rapport à la mauvaise tenue de ses maîtres. Au rétroviseur, cette fois, pendait un ballon de peluche blanche à panneaux ciel. Il y en eut d'autres et puis l'argent vint à manquer vraiment, la vie se fit de plus en plus amère, l'apparence de Victoire commença de laisser vraiment à désirer. Vu son aspect trop négligé, il devint moins facile d'être prise en auto-stop et ses contemporains, lorsqu'elle les abordait dans la rue, comprenaient aussitôt que c'était pour l'argent. Certains donnaient, la plupart guère, et personne ne semblait s'étonner de la misère de cette belle jeune femme alors que d'ordinaire le pauvre est laid.
Avec la petite monnaie récoltée, Victoire se nourrissait de jambon démarqué, de crème de gruyère, des fruits talés qui restent après midi sur les marchés quand les itinérants ont remballé. Toutes choses qu'elle mangeait crues, froides et accompagnées de l'eau des bornes-fontaines. Et les nuits de plus en plus douces, elle les passait maintenant toujours dehors. Trouvant abri dans des lieux isolés, désaffectés, parfois en ruines, avant de s'endormir elle reliait avec une ficelle l'anse de son sac à son poignet. Elle ne fut inquiétée que deux fois, l'une par un ivrogne sédentaire dont elle parvint à se défaire vite, l'autre par un errant de sa condition qui, d'abord, voulut la chasser d'un territoire qu'il tenait pour sien puis qui, se ravisant, souhaita qu'elle restât pour abuser d'elle. L'homme était faible et mal nourri, Victoire sut aussi l'éloigner.
Mais cet incident, plus que les précédents, finit par la convaincre de rejoindre une grande ville enfin: le lendemain matin, le monde sous un ciel étamé présentait un profil plus dur encore que d'habitude et Victoire, découvrant une flèche indiquant Toulouse, se posta près d'elle et recommença d'agiter son pouce. Malgré son apparence maussade, une première voiture s'arrêta vite, il commençait de pleuvoir.
C'était un vieil agriculteur silencieux, vêtu comme un dimanche et menant une vieille 605 bien entretenue, qui ne lui fit parcourir que vingt kilomètres avant de la déposer devant l'étude d'un notaire où il allait vendre son exploitation. Dans la 605 flottait une odeur de grésil et de cendre mais pas de chien bien qu'il y en eût un, couché sur un plaid à l'arrière. Endormi, rien n'eût signalé sa présence s'il ne s'était exprimé en soupirant souvent dans son sommeil. La maison du notaire était construite en rase campagne au bord d'une route peu fréquentée, sinon par des tracteurs et des cyclomoteurs d'ouvriers agricoles qui jetaient un coup d'oeil sur Victoire en passant. Elle dut ensuite patienter quelques heures avant que parût, inattendue en cet espace désert, une Saab ardoise métallisé aux sièges de cuir fauve et dont le pare-brise s'ornait d'un caducée de l'an passé. Elle était menée par un homme seul, tout aussi muet que l'exploitant mais dont les silences dénotaient peut-être une légère ivresse, un éventuel désespoir. L'installation quadriphonique délivrait, réglée au plus près, des arrangements de Jimmy Giuffre dans une légère odeur de cachou, de tabac de Virginie où s'immisçait un lointain parfum de femme disparue. Il l'avança jusque vers Agen, Victoire descendit de la voiture en fin d'après-midi.
Puis la nuit et la pluie commencèrent de tomber, l'une plus sauvagement que l'autre, et pendant des heures nul véhicule ne vint à passer, bientôt Victoire se trouva complètement trempée et aveuglée jusqu'à ce qu'une petite voiture blanche parût freiner enfin à sa hauteur. Elle ne s'en aperçut même pas tout de suite, puis elle monta mécaniquement dans l'habitacle obscur. Vous allez vers Toulouse? fit une voix d'homme. Victoire acquiesça sans se tourner vers lui. Elle était hagarde et ruisselante et semblait sauvage et mutique et peut-être mentalement absente. De fait elle était à ce moment trop lasse, trop égarée pour observer cet homme autant que les précédents auto-stoppés. Sans s'intéresser à la marque du véhicule, elle n'examina pas son aménagement, ni ce qui pouvait cette fois décorer le pare-brise ou pendre au rétroviseur. Elle s'endormit sur son siège avant que ses cheveux soient secs.
Une heure plus tard, elle fut éveillée par la sensation que la voiture allait s'arrêter. Victoire ouvrit un œil et vit, par la glace embuée ruisselante, un bâtiment lourd et sans grâce évoquant une gare. On est arrivés à Toulouse, fit en effet la voix d'homme, c'est la gare. Ça vous va? Merci, dit Victoire en frissonnant, ouvrant la portière et tirant son sac après elle toujours sans regarder le conducteur. Puis elle claqua la portière en remerciant encore à peine d'une voix machinale et se dirigea vers la gare. Cependant elle était bien sûre d'avoir reconnu la voix de Louis-Philippe, resté au volant de sa Fiat sans redémarrer tout de suite et qui devait considérer, par sa vitre arrière fraîchement remplacée, Victoire en train de s'éloigner vers la devanture du buffet, gonflé d'une lumière jaune sale et ouvert toute la nuit. Au bar, des types buvaient des bières; dans un renfoncement près du bar étaient installés des jeux vidéos; affiché près de ces jeux, un avis prévenait l'usager des risques de crise épileptique en cas d'usage prolongé.
C'est en gare de Toulouse-Matabiau que Victoire finirait par se faire des amis. Mais pas tout de suite. Auparavant, à l'occasion, la force des choses l'avait amenée à côtoyer des gens comme elle sans abri mais elle préférait garder ses distances, n'osant pas prendre langue avec eux. Peu d'entre eux d'ailleurs hantaient la campagne, préférant les villes où ils se croisaient sur les places publiques et sur les marchés, devant les gares et les grandes surfaces. Victoire aimait mieux réduire les échanges quand eux parlaient de solidarité, de se tenir les coudes et d'envisager des actions. Il arrivait qu'ils se prennent de boisson, se cherchent querelle, il arrivait aussi qu'ils parussent pris de boisson n'ayant rien bu. Souvent ils étaient rouges, parlaient d'une voix rouge, esquissaient des élans mais se battaient rarement. Spontanément sociaux, ils semblaient n'aimer pas que l'on fît, dans leur condition, bande à part.
Isolée, Victoire rencontrait cependant des difficultés croissantes pour seulement se nourrir. Un jour elle envisagea bien de se prostituer comme elle l'avait projeté quelques semaines plus tôt, mais il était tard à présent: trop mal vêtue, trop malpropre, elle n'était plus assez présentable pour être un tant soit peu désirée. Sans doute nul passant ne se laisserait tenter, seuls peut-être accepteraient ce marché ses semblables qui, justement, n'auraient pas les moyens de payer.
Ceux-ci, la plupart du temps, se tenaient en groupe et comparaient leurs projets, ou manifestaient seulement de l'amertume et grommelaient. Ils étaient égarés, ils n'avaient pas beaucoup de conversation. Tant qu'elle se tint en marge de la société, il y en eut pour considérer Victoire avec méfiance, la suspectant d'on ne savait quoi. Bien qu'à la rue comme eux, bien que misérable, à certains détails sans doute n'offrait-elle pas le profil habituel des errants. Comme à plusieurs reprises on lui en faisait la remarque, forgeant des hypothèses et posant des questions, ce fut pour y mettre un terme qu'elle décida de faire alliance et se protéger ainsi du soupçon. Ayant étudié les groupes déjà constitués près de la gare, Victoire finit par choisir un couple dont l'homme répondait au nom de Gore-Tex et sa compagne à celui de Lampoule. Gore-Tex paraissant détenir sur les autres un semblant d'ascendant, quoique discret, peut-être ne serait-il pas mauvais de s'allier avec eux.
Lampoule était une fille étique aux yeux délavés, aux dents poreuses, à la peau translucide par laquelle se voyaient nettement ses veines, ses tendons, ses os. Ses ongles étaient décalcifiés mais elle souriait une fois sur deux. Gore-Tex, deux fois plus vieux que Lampoule, devait sans doute son nom à son unique richesse, une chaude et solide parka doublée de cette matière. Il était un homme affable et costaud, plutôt grand, plutôt beau mais dont la douceur présentait un désavantage: inapte à dire du mal de qui que ce fût, son commerce était un peu fade, c'est donc avec Lampoule surtout que Victoire s'entendit. Gore-Tex possédait également un chien sans nom retenu par une corde, et par ce chien se faisait appeler papa: viens voir papa, va voir papa là-bas, demande à boire à papa, mange bien la bonne boîte à papa. Attention, papa va se fâcher.
Dès lors, Gore-Tex, Lampoule et Victoire dormirent ensemble agglutinés dans leurs vêtements dans des abris de fortune, des chantiers de construction ou de démolition mais aussi sous une bâche, une toile peinte, un film plastique et sans pratiquement jamais rien de sexuel entre eux. On ne savait comment Gore-Tex, quand on commençait d'avoir faim, redécouvrait toujours au fond d'une poche les mêmes trente-cinq francs permettant à Victoire d'accompagner Lampoule chez l'épicier discount.
Ils vécurent ainsi deux ou trois semaines à Toulouse, se déplacèrent dans d'autres villes de la région, puis vint l'été. Puis il advint que, dans nombre de municipalités, les citoyens moins que les élus se lassèrent de voir des vagabonds, souvent accompagnés d'animaux familiers, investir leurs cités bien peignées, vaguer dans leurs parcs, leurs centres commerciaux, leurs quartiers piétonniers, vendre leurs magazines misérables aux terrasses de leurs si jolies brasseries. Donc nombre de maires conçurent d'ingénieux arrêtés prohibant la mendicité, la station allongée dans les espaces publics, le regroupement de chiens sans muselière ou la vente de journaux à la criée, sous peine d'amende et de mise en fourrière suivie de frais de fourrière. Bref on entreprit d'inciter les gueux à courir se faire pendre ou simplement se pendre ailleurs. D'où la pression chaque jour plus forte exercée sur Victoire et les siens de se replier sur des cités moins importantes ou d'aller battre la campagne. Comme le chien de Gore-Tex, deux fois, frôla sérieusement la fourrière, comme on ne voyait pas comment en assurer les frais, force fut de quitter la ville après délibération. On partit sur les routes en direction de l'ouest sur les insistances de Lampoule, que les descriptions des Landes par Victoire avaient séduite. Gore-Tex disait d'ailleurs beaucoup attendre du monde rural où, selon lui, des travaux agricoles à la journée pouvaient toujours se présenter. Lampoule sourit à cette idée mais, dans les bleds et les campagnes, jamais on ne leur proposa quoi que ce fût. On continua d'errer. Malgré l'expérience de Victoire et sa connaissance des lieux, il était à présent plus difficile de trouver à se nourrir et des abris pour la nuit: à trois on ne passe pas inaperçu dans un village, on éveille les circonspections sans provoquer la sympathie qu'une jeune femme seule peut recueillir. Faute de mieux on finit par en venir, sans intention de nuire, à perpétrer quelques larcins.
Le premier se commit par hasard, une nuit que Lampoule et Victoire parties en reconnaissance cherchaient un refuge dans un bourg de mille âmes couchées tôt. Evitant les maisons habitées, cherchant plutôt des accès de hangars ou de remises, une porte sollicitée céda toute seule sous leur poussée. Au dos d'une épicerie de la chaîne régionale Guyenne et Gascogne, elle s'ouvrait sur un local de stockage des denrées. Sans se concerter, sans échanger un mot, sans même y penser, naturellement on préleva quatre boîtes de sardines et de pâté, deux bouteilles de vin rouge, un fromage industriel et quatre briques de lait stérilisé. Puis au plus vite on quitta l'agglomération pour consommer ces nourritures à bonne distance, à la lisière d'un pré dans le noir. Jamais Gore-Tex ni Lampoule ni Victoire n'en étaient arrivés à telle extrémité, mais la simplicité du geste incitait à poursuivre. On récidiva donc, même de jour.
Mais prudemment, sans excès, toujours selon le même procédé simple: pendant que Victoire circonvenait l'épicier, Lampoule faisait main basse sur un ou deux produits de première nécessité, toujours en faible quantité, toujours cela marchait. Tout marchait jusqu'à ce soir d'orage où Lampoule, n'ayant pas bien serré sous sa tunique deux boîtes de raviolis, laissa tomber l'une d'elles au moment de franchir la porte. Ah nom de Dieu, s'écria l'épicier en contournant précipitamment sa caisse. Ah saloperie de bordel de nom de Dieu, développait-il en s'élançant après les jeunes femmes qui, ayant déjà envisagé pareille issue, s'étaient mises à courir comme prévu dans deux directions opposées.
Parmi les voisins et clients venus prêter main forte au commerçant, Victoire sentit au bout de peu de minutes que deux plus gros que les autres galopaient en jurant et soufflant, à cinquante ou cent mètres derrière elle. Avisant dans sa course un vélo penché contre un mur à droite, elle en saisit au passage le guidon, l'enfourcha dans le mouvement puis se mit à pédaler frénétiquement. Elle s'était assez entraînée quelques semaines auparavant, elle avait affiné sa pratique de ces machines. Mais celle-ci n'était qu'un foutu vélo vert-de-gris minable au timbre atone, aux jantes oxydées, aux garde-boue vibratiles: dynamo rétive, pédales dépareillées, pignons édentés, fourche asymétrique et pneus à plat. Et pas de pompe. Et la selle déhiscente vous déchirait affreusement le cul. Et la pluie tombait.
Malgré ces handicaps, Victoire parvint à prendre assez de vitesse pour entendre bientôt faiblir les injures et les cris dans son dos. Sous le ciel obscur, sous les lampadaires pâles qui s'allumaient en tous-saillant, elle chercha une sortie du bourg en direction de n'importe où. Bientôt elle dépassa le dernier lampadaire et s'enfonça dans le noir. L'entreprise n'était pas commode: le petit phare jaunasse ne se révélait d'aucune utilité, bientôt elle n'y verrait plus rien. Ses cheveux, de plus, lui tomberaient dans les yeux, l'eau de pluie ruisselant sur son visage achèverait de l'aveugler mais elle continuerait de pédaler, maintenant son cap autant qu'elle le pourrait, concentrant toute son attention sur le bord de la route qu'une ligne blanche discontinue, à moitié effacée, matérialisait tant bien que mal.
Elle roula, quelques autos l'éblouirent en la croisant, î'éclaboussèrent en la doublant mais aucune d'entre elles ne semblait transporter de poursuivants. Au bout de quelques hectomètres il était vraisemblable qu'ils avaient laissé tomber, cependant Victoire ne ralentit point son allure. Trempée jusqu'aux coutures de ses vêtements, grelottante, elle continuait de pédaler de plus belle et tout à son effort n'aperçut pas le panneau triangulaire prévenant, sur la gauche, d'un virage aigu. Soudain la ligne blanche s'évapora dans l'ombre, Victoire n'eut pas le temps de vouloir comprendre que déjà sa roue avant dérapait sur l'amorce d'un fossé peu profond puis, sa machine versant, Victoire se trouva projetée au-delà du fossé, dans un roncier délimité par une barrière contre laquelle sa tête vint donner vivement. Mais tant qu'à mourir un jour autant que ce soit maintenant que tout est foutu dans la nuit, la pluie, les ronces, le froid, autant perdre conscience comme on accueille en souriant l'anesthésiste au seuil d'une opération sans espoir. Ainsi les sensations, les bruits ambiants – chaîne étranglée, froissement de garde-boue, dernier soupir du timbre et cliquetis indéfini de roue libre -, tout cela s'en fut en un rien de temps.
Victoire ne reprit conscience que longtemps plus tard, sans ouvrir aussitôt les yeux ni se rappeler quoi que ce fût de son passé, comme elle s'était éveillée quelques mois plus tôt chez Félix mort.
Elle se trouvait alors allongée sous une couverture rêche et raide, tirée sur elle jusqu'au menton. Victoire porta d'abord une main à son front, couvert d'un linge humide plié comme une compresse avant que s'éveillent, l'une après l'autre, des sensations qui faisaient surgir d'abord isolément le souvenir de leur origine puis, s'associant et se recoupant, faisaient renaître la mémoire en général. Une douleur étouffée dans sa tête lui fit se rappeler la barrière et de longues brûlures sur ses mains, ses cuisses et l'une de ses joues lui remémorèrent le roncier, puis elle entrouvrit une paupière. La lumière était faible autour d'elle, d'un jaune un peu rance, à moins que cette impression provînt de l'odeur. Tournant les yeux, Victoire distingua deux hommes assis non loin d'elle dans deux fauteuils disparates et qui la regardaient de part et d'autre d'une lampe à pétrole.
A même son torse nu, l'un d'eux était vêtu d'un anorak beige matelassé dont une manche était déchirée, l'autre d'un tricot marine de camionneur, tous deux portaient de larges blue-jeans maculés de terre et de graisse et de grosses chaussures de marche montantes. L'homme à l'anorak était brun, de morphologie sèche avec un regard vif sans bonté. L'autre était plus massif et moelleux, presque chauve, et ses grosses lèvres ne souriaient guère non plus, et son visage rappelait celui de l'acteur de cinéma Zéro Mostel, et Victoire fut surprise et brièvement fière de ce que, dans son état, cette ressemblance lui apparût sur-le-champ. Ces deux hommes se taisaient.
Victoire voulut parler, mais d'abord pour dire quoi, puis une nausée l'envahit dès qu'elle essaya d'agiter ses lèvres, si sèches au demeurant qu'elles paraissaient des croûtes grumeleuses et racornies, corps étrangers à sa personne. Taisez-vous donc, fit à voix basse l'homme sec, ne parlez pas encore, restez tranquille. Vous êtes bien à l'abri ici. L'autre s'était éloigné pour saisir une bouilloire sur une bonbonne de Butane coincée entre deux cantines.
Ayant hoché la tête – mais dans ce mouvement tout son corps basculait en arrière -, Victoire ferma les yeux – tout bascula de plus belle – puis les rouvrit; précautionneusement elle inspecta les lieux. Elle reposait sur un matelas jeté à même un sol de terre battue, dans une petite pièce au plafond bas, genre de cabane aux murs faits de plaques assemblées d'Everite, de Placoplâtre et de fibrociment. Des images pieuses et des photos profanes extraites de magazines géographiques, pornographiques et sportifs ornaient leur surface en compagnie d'échantillons de papier peint. Le mobilier consistait en caisses de formats divers, avec un autre matelas plus grand poussé contre le mur d'en face, mais aussi quelques fauteuils et tablettes endommagés et raccommodés. Par terre traînaient autant d'ustensiles de cuisine que d'outils, des étoffes hésitant entre habit et chiffon, des sacs publicitaires sur des souliers, un réveil mécanique arrêté à onze heures, une radio surmontée d'une fourchette fixée dans le tronçon d'antenne par une de ses dents.
Zéro Mostel revint avec un bol et le tendit à l'homme sec qui en fit boire doucement le contenu à Victoire, par petites gorgées, lui soutenant la tête. Il pouvait s'agir de bouillon de poule en sachet qu'aromatisaient, semblait-il, des herbes. C'était chaud, cela se diffusait lentement et uniformément dans le corps, Victoire se rendormit presque aussitôt après. Quand elle rouvrit les yeux, peut-être le lendemain, elle était seule. Obturé par une feuille de plastique, un trou dans le mur laissait deviner un soleil vif établi haut dans le ciel. La porte de la cabane s'ouvrit, poussée par l'homme sec qui s'immobilisa dans l'embrasure, tenant un lapin mort par les oreilles. Victoire et cet homme échangèrent un regard puis l'homme sourit et, saisissant un long couteau à désosser, d'un geste vif décapita l'animal dont le corps tomba sur ses chaussures et Victoire s'évanouit à nouveau.
L'homme sec s'appelait Castel, Zéro Mostel Poussin. Castel et Poussin répondaient tous deux au prénom de Jean-Pierre donc il serait plus simple, envisagea Poussin tout en remontant l'oreiller de Victoire à son réveil suivant, pendant que Castel faisait cuire le lapin, de nous appeler plutôt par nos noms. Sinon on ne s'y retrouvera plus. Poussin paraissait moins abrupt que Castel, ses manières n'étaient pas si raides: reprenant ses esprits, Victoire avec lui fut un peu rassurée.
Les deux hommes avaient une cinquantaine d'années, des manières de chemineaux mais ils s'exprimaient avec une précision non exempte, chez Poussin, de préciosité. La voix de Castel était un peu cassée, lyophilisée, sèche comme un échappement de moteur froid, quand celle de Poussin sonnait tout en rondeur et lubrifiée, ses participes glissant et patinant comme des soupapes, ses compléments d'objet dérapant dans l'huile. Ils vivaient, sans argent, à l'écart des hommes et se nourrissaient de restes récupérés la nuit dans les décharges et les poubelles proches, et parfois également de petits animaux qu'ils savaient capturer, lapins mais aussi hérissons voire lézards, et sexuellement semblaient se satisfaire l'un de l'autre. Ce qui est tout bénéfice pour vous, fit un jour observer Poussin à Victoire. Car faute de quoi vous aurions-nous violée, sans doute, et qu'aurions-nous bien pu faire de vous après?
Ils menaient cette existence depuis trois ans sans avoir été dérangés. Suite à leur mise à pied dans la même entreprise de composants électroniques où ils exerçaient des fonctions mal rémunérées, plutôt qu'errer dans l'état de chômage en région parisienne ils avaient décidé de se retirer à la campagne. Leurs moyens ne leur permettant pas de réaliser bourgeoisement ce projet, c'est après de longues marches et de soigneux repérages dans la région, dont le climat leur convenait, qu'ils avaient découvert cette ruine isolée. Ils l'avaient investie, consolidée, aménagée au mieux, et bien que les premiers temps, regrettait Poussin, eussent été un peu rudes, ils y avaient pris goût avant de s'y habituer. Victoire s'inspira de leur récit pour en forger un qui pût justifier sa propre situation. Divorce, licenciement, saisie, délits mineurs, vagabondage, maille à partir avec le tribunal correctionnel et dérive sans objectif. Enfin voilà, conclut-elle, j'ai l'impression de m'être perdue. Ce n'est pas forcément plus mal, dit Poussin. Si nous ne nous perdions pas, nous serions perdus.
C'est avec lui que Victoire s'entendit le mieux, d'abord, lui qui avait soigné les blessures consécutives à sa chute de vélo, puis réparé le vélo. C'est avec lui qu'elle resta les premiers temps à la maison pendant que Castel partait à la pêche, à la chasse, à la recherche des matières premières ou des restes qu'il revenait à Poussin d'accommoder; on causait. Puis ce fut à Castel de se détendre et d'emmener Victoire dans ses expéditions, qui acquit ainsi quelques techniques élémentaires, chasse au merle à l'arc, saisie du goujon à main nue, construction de pièges avec trois grosses pierres et deux brindilles en rupture d'équilibre, toutes choses proscrites par le législateur. Elle s'informa des précautions à prendre dans l'exercice de ces activités menées sans permis, en des temps défendus et des lieux réservés, au moyen d'engins prohibés. Ensemble ils se rendirent aussi la nuit dans les décharges, sur des chantiers, pour y chercher un pot de peinture ou un sac de ciment, du gaz, des fauteuils et tablettes que rafistolerait Poussin.
Par prudence, donc par principe, rare était le recours à l'appropriation, strictement réservée aux biens dont on a besoin neufs, ceux qu'on ne peut remplacer par leur double usagé – somme toute assez peu de choses quand on y pense, moins qu'on croirait. Les ingrédients alimentaires de base, les lames de rasoir, les bougies, à l'occasion le savon. Pour tout le reste on pouvait s'arranger dans le récupéré. Même les chaussures dont le monde se débarrasse souvent à moitié neuves, voire neuves de temps en temps, quoique ce ne soit pas forcément la bonne pointure; même les piles à peine vierges dans les télécommandes jetées. Cependant, pour les besoins de Victoire il arriva qu'à titre exceptionnel on s'emparât de sous-vêtements étendus à sécher sur un fil. Et les soirs on jouait aux cartes au son du poste, la musique et les retransmissions sportives, on suivait les informations.