40344.fb2
– Chère Madame Leroux!
Mme Leroux accueillit l’enthousiasme de Vassia. Elle prit un air indulgent.
– Vous ne me croirez pas, mais je vous adore à cet instant… Permettez-moi de vous embrasser!
Et Vassia embrassa la patronne du magasin.
Décidément, il fallait, dans cette situation, observer toute sa dignité pour ne pas déchoir en présence d’un pareil chenapan! J’affirme du reste qu’il faut surtout avoir cette amabilité gracieuse, innée, avec laquelle Mme Leroux accueillit l’enthousiasme de Vassia. Elle l’excusa et se remit tout de suite, avec autant d’esprit que de gentillesse. Mais pouvait-on vraiment se fâcher contre Vassia?
– Madame Leroux, quel est le prix de celui-ci?
– C’est cinq roubles en argent, dit-elle, s’étant remise et en souriant de nouveau.
– Et celui-là. Madame Leroux? demanda Arkadi Ivanovitch en indiquant l’objet de son choix.
– Celui-là, huit roubles en argent.
– Permettez, permettez, Madame Leroux! Dites vous-même, je vous en prie, lequel des deux est le plus beau, le plus gracieux, le plus charmant?
– L’autre fait plus riche, mais celui que vous avez choisi, c’est plus coquet.
– Eh bien! je le prends!
Mme Leroux saisit une feuille de papier extraordinairement fin, enveloppa le bonnet et fixa le papier avec une épingle; on aurait dit que la feuille qui contenait l’objet choisi était devenue plus légère qu’avant.
Vassia prit le paquet avec infiniment de précautions, en respirant à peine; puis il salua Mme Leroux, lui fit encore un compliment très bien tourné et sortit du magasin.
– Je suis un viveur, Arkacha! Je suis né pour être un viveur! s’écria-t-il en riant d’un petit rire nerveux à peine perceptible, et en faisant maints détours pour éviter les passants qu’il paraissait suspecter tous de lui vouloir froisser son précieux bonnet.
– Écoute-moi, Arkadi, répéta-t-il une minute plus tard, et sa voix eut une intonation à la fois tendre et solennelle; Arkadi, je suis si heureux, si heureux!
– Vassinka! Et moi donc, mon cher!
– Non, Arkacha! Je sais certes que tu m’es infiniment attaché… Mais tu ne peux pas ressentir la centième partie de ce que je ressens à cet instant. Mon cœur déborde de joie! Arkacha! Je suis indigne de tant de bonheur!… Je le sens, je le sais, disait-il d’une voix sourde, en maîtrisant à peine son émotion; dis-moi, par quoi l’ai-je mérité? Regarde autour de nous: que de gens, que de larmes, que de souffrances, que de journées mornes, sans fêtes! Et moi, je suis aimé par une jeune fille délicieuse!… Mais toi-même tu vas la voir à l’instant. Tu sauras apprécier son noble cœur.» Je suis né dans un milieu humble, mais à présent j’ai un grade et un revenu indépendant, mon salaire! Je suis né avec un défaut physique, je suis un peu déhanché et, cependant, tu vois, elle m’aime comme je suis! Aujourd’hui, Julian Mastakovitch a été si gentil, si aimable, si bien intentionné à mon égard! Il s’est approché et m’a dit: «Eh bien! Vassia (je te jure qu’il a dit Vassia) feras-tu la noce pendant les vacances?» Et il a ri. «Non, Votre Excellence, ai-je répondu, j’ai à faire…» Et puis je me suis enhardi et j’ai ajouté: «Mais il se peut que je m’amuse aussi un peu, Votre Excellence.» Dieu m’est témoin que j’ai répondu cela! C’est alors qu’il m’a donné de l’argent et qu’il m’a adressé encore quelques mots. J’ai fondu en larmes, mon vieux, je te jure que je n’ai pas pu me retenir et je crois que lui aussi a été touché. Il m’a tapoté l’épaule et m’a dit: «Sois toujours aussi sensible qu’à présent, Vassia, sache toujours apprécier…»
Vassia se tut. Arkadi Ivanovitch lui aussi essuya une larme.
– Et puis, continua Vassia, voilà ce que je voulais te dire encore, Arkadi… Jamais je ne te l’ai dit… Arkadi, ton amitié me comble! J’en suis si heureux que je sens que sans toi je n’aurais pu vivre sur cette terre… Non, non, ne dis rien, Arkacha! Permets-moi de te serrer la main et de te re… mercier!
Vassia dut s’interrompre de nouveau. Arkadi s’apprêtait à embrasser Vassia, mais comme ils traversaient la chaussée, le cri d’un cocher retentit soudain tout près d’eux et ils se précipitèrent, effrayés, vers le trottoir. Arkadi Ivanovitch en fut même assez content En effet, le débordement de Vassia ne lui semblait excusable qu’en raison des circonstances extraordinaires. Quant à lui, il se sentait mal à l’aise. Il se rendait compte combien peu il avait fait pour Vassia jusqu’à ce jour. Il s’était même senti confus lorsque Vassia l’avait remercié pour de pareilles vétilles! Cependant, ils avaient encore toute la vie devant eux!… Arkadi Ivanovitch poussa un soupir d’allégresse…
Décidément, on ne les attendait plus. La preuve en était qu’on avait commencé par prendre le thé. Et cependant, il arrive souvent qu’une personne d’âge soit plus perspicace que la jeunesse. Et quelle jeunesse! Lisanka affirmait, en effet, qu’il ne viendrait pas. «Il ne viendra pas, maman, mon cœur me le dit.» Quant à la maman, elle répétait toujours que son cœur, à elle, disait juste le contraire; qu’il viendrait sûrement, qu’il ne pourrait tenir en place, qu’il accourrait, que d’ailleurs les bureaux étaient fermés et qu’on était à la veille du Nouvel An! Même en ouvrant la porte, Lisanka ne s’attendait pas à le voir. Elle n’en crut pas ses yeux et les accueillit en haletant, le cœur battant à se rompre comme un oiseau captif, et rouge comme une cerise (à laquelle du reste elle ressemblait beaucoup).
Dieu! quelle surprise agréable! Quel oh! joyeux s’envola de ses petites lèvres. «Trompeur! Chéri!» s’écria-t-elle en se jetant au cou de Vassia… Mais imaginez son étonnement et sa confusion à la vue d’Arkadi Ivanovitch qui se tenait derrière Vassia, timide et comme désireux de se cacher. Il faut remarquer à cette occasion qu’il manquait d’assurance en présence des femmes, qu’il en manquait beaucoup et qu’une fois même… Mais on en parlera plus tard. Mettez-vous cependant à sa place et vous verrez que sa timidité n’avait rien de ridicule. Il était là, debout dans l’antichambre, affublé de ses caoutchoucs, de sa houppelande, de son bonnet de fourrure et de son passe-montagne, qu’il s’était empressé du reste d’enlever tant bien que mal; enfin, il avait la gorge entourée d’un cache-nez jaune, tricoté, extrêmement laid et que, par-dessus le marché il avait noué dans le dos! Il fallait se débarrasser de tout cela, s’en défaire au plus vite, se présenter d’une manière avantageuse, car il n’existe pas d’être humain qui ne veuille se présenter de la façon la plus favorable. Et, cependant, il y avait Vassia! Vassia, l’insupportable, l’agaçant, bien que toujours gentil et très bon, mais quand même cruel, insupportable!
– Voici, Lisanka, voici mon Arkadi! criait-il; comment le trouves-tu? C’est mon meilleur ami; embrasse-le, Lisanka, puisque je te le dis! Quand tu le connaîtras mieux, tu l’embrasseras de ton propre gré!
Que faire dans un pareil cas, dites-moi? Comment Arkadi Ivanovitch devait-il réagir? Lui, qui n’avait encore détaché son foulard qu’à moitié! Je vous assure que parfois, l’enthousiasme débordant de Vassia me rend confus; certes, c’est une preuve de bon cœur… et cependant on se sent gêné, ennuyé même!
Enfin, tous les deux entrèrent. La vieille dame se montra extrêmement heureuse de faire la connaissance d’Arkadi Ivanovitch; elle avait tant entendu parler de lui, elle… Mais elle ne réussit pas à terminer sa phrase. Un cri joyeux qui retentit dans la chambre lui coupa la parole. Dieu, que c’était beau!
Lisanka se tenait devant le bonnet débarrassé de son papier de soie; elle joignait ses petites mains d’un air touchant, candide, et souriait aux anges… Mon Dieu, pourquoi Mme Leroux n’avait-elle pas de bonnet encore plus beau à offrir à ses clients?
Allons donc! Où pourriez-vous trouver un bonnet plus beau? Cela dépasse vraiment toute mesure! Je parle très sérieusement, moi! Une pareille ingratitude de la part de ces amoureux me fâche un peu, me chagrine même! Rendez-vous compte vous-même; que peut-il y avoir de plus ravissant que cet amour de petit bonnet? Mais regardez vous-même! Non, mes reproches sont superflus. Ils sont déjà de mon avis. Ce n’était qu’une aberration passagère, un brouillard, une erreur de jugement… Je suis tout prêt à le leur pardonner». Regardez plutôt (excusez-moi, c’est toujours du bonnet que je parle): le voilà, en tulle léger, avec son ruban cerise, recouvert de dentelle et passé entre la calotte et les ruches; et derrière, encore deux rubans longs et larges, qui tombent sur la nuque et descendent jusque sur le cou… Il faut seulement mettre le bonnet un peu en arrière, en dégageant le front… Mais regardez donc!… Allons, vous ne regardez pas, à ce que je constate. Je crois que cela vous est égal… Du reste, votre attention semble être attirée d’un autre côté. Vous regardez deux grandes larmes qui, pareilles à deux perles, brillent soudain dans deux yeux noirs et veloutés; elles tremblent un instant sur les longs cils, puis tombent doucement sur ce tulle aérien qui compose l’œuvre d’art de Mme Leroux… Mais, de nouveau, je suis prêt à me fâcher! Car ces deux larmes n’étaient guère pour le bonnet! Non, décidément, d’après moi, il faut offrir un pareil cadeau sans passion, à tête reposée! C’est alors seulement qu’on est capable de l’apprécier à sa juste valeur… Je confesse d’ailleurs que, pour moi, il y va surtout du bonnet!…
On s’assit Vassia prit place à côté de Lisanka, et la vieille femme à côté d’Arkadi Ivanovitch. La conversation s’engagea et Arkadi Ivanovitch fut tout à fait à la hauteur de la situation. Je lui rends justice avec plaisir. On ne se serait pas attendu à tant d’à-propos de sa part Après quelques mots sur Vassia, il se mit à parler d’une façon excellente de Julian Mastakovitch, leur bienfaiteur. Il en parla si bien et d’une manière si intelligente qu’au bout d’une heure le thème n’était pas encore épuisé.
Il fallait voir avec quel tact et quelle délicatesse Arkadi Ivanovitch expliquait certaines particularités de Julian Mastakovitch, qui se rapportaient directement ou indirectement à Vassia. Aussi la Vieille femme était-elle tout à fait enchanté; elle-même le confessa à Vassia. Elle l’appela à l’écart et lui déclara que son ami était un jeune homme excellent, des plus aimables, et surtout si solide et si sérieux! Vassia fut si content qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas partir d’un grand éclat de rire joyeux. Il se souvint comment, une demi-heure auparavant, le «très solide» Arkacha l’avait bousculé sur son lit.
Ensuite la bonne vieille cligna de l’œil et invita Vassia à la suivre doucement dans la pièce à côté. Il faut reconnaître que, ce faisant, elle jouait un mauvais tour à sa Lisanka. Elle la trahissait, certes, par sa bonté, car elle avait résolu de montrer à Vassia, en cachette, le cadeau que Lisanka lui avait préparé pour le Nouvel An. C’était un portefeuille, cousu de perles fines et d’or, et orné d’un dessin ravissant; d’un côté, on voyait un cerf bondissant, très beau et très ressemblant de l’autre côté, il y avait le portrait d’un général illustre, également beau et très ressemblant. Je ne parle pas de l’enthousiasme de Vassia.
En attendant, ceux qui étaient restés dans le salon ne perdaient pas non plus leur temps. Lisanka s’approcha d’Arkadi Ivanovitch, saisit ses deux mains et le remercia chaleureusement. Arkadi Ivanovitch finit par comprendre qu’il s’agissait une fois de plus de son cher Vassia. Lisanka paraissait très émue. Elle avait entendu dire qu’Arkadi Ivanovitch était si dévoué à son fiancé, qu’il l’aimait tant et en prenait si bien soin, en le guidant à chaque pas par ses sages conseils, qu’elle, Lisanka, ne pouvait s’empêcher de lui exprimer toute sa gratitude. Elle espérait qu’Arkadi Ivanovitch l’aimerait elle aussi, ne fût-ce qu’en lui réservant une faible part de l’attachement qu’il avait pour Vassia. Puis elle commença à le questionner, voulant savoir si Vassia prenait soin de sa santé; elle manifesta quelques craintes quant à son caractère par trop ardent et quant à l’ignorance des hommes et de la vie dont il faisait preuve; elle déclara que, plus tard, elle avait l’intention de veiller sur lui religieusement, de le protéger et de le choyer et qu’elle espérait enfin qu’Arkadi Ivanovitch non seulement ne les quitterait pas, mais qu’il viendrait habiter avec eux.
– Nous trois ne ferons qu’un! s’écria-t-elle naïvement, au comble de l’enthousiasme.
Il fallait cependant prendre congé. Naturellement on essaya de les retenir, mais Vassia déclara d’un air décidé que c’était impossible. Arkadi Ivanovitch confirma que c’était exact. On voulut naturellement connaître la raison de leur refus, et l’on apprit ainsi sans tarder qu’il y avait une affaire, confiée à Vassia par Julian Mastakovitch, affaire pressée, terriblement importante, qu’il fallait terminer après-demain matin, et que non seulement le travail n’était pas encore achevé, mais qu’on l’avait complètement négligé. En entendant cela, la maman poussa un grand cri; quant à Lisanka, elle parut franchement effrayée. Inquiète, elle se mit à presser Vassia de partir. Du reste, le dernier baiser n’en perdit rien; bien qu’il fût plus court, son ardeur ne s’en trouva pas réduite.
À peine dehors, les deux amis commencèrent à se confier mutuellement leurs impressions; cela d’ailleurs était normal. Arkadi Ivanovitch était amoureux fou de Lisanka! Et à qui pouvait-il le dire mieux qu’à ce veinard de Vassia? Ainsi fit-il; sans se gêner le moins du monde, il confessa tout à Vassia. Celui-ci rit beaucoup et s’en montra enchanté; il remarqua même que cela était très bien ainsi, et qu’à présent leur amitié croîtrait encore.
– Tu m’as compris, Vassia, dit Arkadi Ivanovitch; je l’aime autant que toi; elle sera mon ange gardien, comme le tien, car votre bonheur rejaillira sur moi et me réchauffera moi aussi. Elle sera pour moi la maîtresse de la maison, et mon bonheur reposera dans ses mains. Qu’elle me dirige, comme elle te dirigera, toi! Désormais, mon amitié pour toi et mon amitié pour elle ne feront qu’une; vous êtes tous deux inséparables pour moi. À partir d’aujourd’hui, j’ai deux êtres à chérir, au lieu d’un seul…
Arkadi se tut, vaincu par l’émotion, et Vassia se sentit bouleversé jusqu’au fond de l’âme. À vrai dire, il ne se serait jamais attendu à une pareille déclaration de la part d’Arkadi Ivanovitch. Ce dernier ne savait guère parler et se montrait toujours rigoureusement hostile à toute espèce de rêveries. Or à présent, il s’était mis à rêver, et de la façon la plus radieuse et la plus optimiste.
– Tu verras comme je vous protégerai et combien je prendrai soin de vous deux! déclara-t-il, en reprenant le fil de son discours; d’abord je serai le parrain de tous tes enfants… et puis, Vassia, il faudra se préoccuper de l’avenir!… Il faudra acheter des meubles, louer un appartement et prendre soin qu’il y ait trois petites chambres, deux pour vous et une pour moi. Sais-tu, Vassia, je me mettrai à la recherche dès demain. Je regarderai partout où il y a des petits avis collés aux portes cochères. Trois… non, deux chambres suffisent; il ne nous en faut pas plus… Je crois même, Vassia, que j’ai dit aujourd’hui des bêtises: nous aurons assez d’argent! Et comment donc! Dès que j’ai vu son regard, j’ai compris tout de suite que ce que nous avons nous suffira amplement!… Tout pour elle! Oh! comme nous allons travailler, tous les deux! Vraiment, Vassia, on peut courir le risque de payer l’appartement vingt-cinq roubles. Car l’appartement, mon vieux, c’est l’essentiel! De belles chambres… cela rend l’homme gai et optimiste! Et puis, Lisanka sera notre caissière: pas un kopeck de gaspillé! Crois-tu que je mettrai jamais le pied chez le marchand de vin? Pour qui me prends-tu? Jamais de la vie! Et puis il y aura une augmentation, des récompenses, puisque nous travaillerons avec zèle; oh! comme des bœufs qui labourent la terre! Imagine-toi seulement (et la voix d’Arkadi Ivanovitch faiblit, brisée par l’émotion), imagine-toi que, soudain, nous ayons chacun trente ou vingt-cinq roubles de gratification!… À chaque supplément, ce sera tantôt un petit bonnet, tantôt une écharpe ou des bas, que sais-je encore?… Il faut absolument qu’elle me tricote un foulard; regarde le mien, quelle horreur! Jaune, effiloché… Il m’a joué encore un mauvais tour aujourd’hui, celui-là! D’ailleurs, toi aussi, Vassia, tu as fait des tiennes! Vraiment, tu as bien choisi le moment pour me présenter, sans attendre que j’aie enlevé mon licol!… Au reste, cela n’a pas d’importance… Remarque que je prends toute l’argenterie sur moi! En effet, je dois vous faire un cadeau, c’est mon devoir, c’est une question d’honneur!… Quant à ma gratification, elle ne se fera pas attendre; ce n’est quand même pas à Skorohodov qu’on l’attribuera! Penses-tu!… D’ailleurs, cette cigogne ne manquera pas de me la verser en temps voulu, Moi, mon vieux, je vous achèterai des cuillers d’argent, de bons couteaux (pas en argent, mais bons, solides) et un gilet… C’est-à-dire que le gilet sera pour moi, car je serai ton garçon d’honneur! Seulement, à présent, tiens-toi bien! Tu n’auras qu’à bien te tenir, mon vieux! Car aujourd’hui et demain, et toute cette nuit, je serai derrière toi avec un bâton; je te crèverai au travail! Il faut le terminer, il faut le terminer au plus vite, mon vieux! Après quoi, on s’en ira de nouveau pour la soirée et l’on sera heureux tous les deux!… On jouera au loto! On passera les soirées ainsi… Oh! que ce sera bon!… Diable! Que c’est dommage que je ne puisse t’aider dans ton travail! Combien j’aurais voulu te le reprendre en entier, l’écrire pour toi!… Pourquoi aussi n’avons-nous pas la même écriture?
– Oui, fit Vassia, oui! Il faut se presser! je pense qu’il est déjà onze heures… Il faut se presser… au travail!
Ayant dit cela, Vassia, qui jusque-là, tantôt avait souri tantôt avait essayé d’interrompre les épanchements de son ami par une remarque joyeuse – bref, avait témoigné d’un complet enthousiasme – se tut soudain, devint muet et se mit presque à courir pour arriver plus vite chez lui. On aurait dit que brusquement une pensée sinistre s’était abattue comme un bloc de glace sur sa tête brûlante et que son cœur s’était douloureusement serré.
Arkadi Ivanovitch en ressentit de l’inquiétude; à ses questions empressées, Vassia ne répondait guère, se contentant d’un mot ou d’une simple exclamation qui, parfois, ne se rapportait pas au sujet.
– Mais que t’arrive-t-il, Vassia? s’écria-t-il enfin: est-il possible que tu te fasses tant de soucis?
– Allons, mon vieux, assez bavardé!… répliqua Vassia d’un ton quelque peu irrité.
– Ne t’en fais pas, Vassia! interrompit Arkadi; moi-même j’ai constaté qu’il t’arrivait de recopier beaucoup plus de pages dans un laps de temps plus court… Qu’est-ce que cela te fait? Tu as un véritable don pour cela! Si c’est absolument nécessaire, on peut même accélérer l’écriture. Que diable! Il ne s’agit pas de préparer un texte calligraphié!… Tu y arriveras bien!… Certes, il se peut que tu sois un peu énervé à présent, un peu distrait, et que le travail te paraisse plus dur.
Vassia ne répondit rien, se contentant de murmurer quelque chose entre les dents, et tous les deux atteignirent leur maison dans un état d’énervement considérable.
Vassia se mit aussitôt au travail. Arkadi Ivanovitch se tint coi; il se déshabilla en silence et se coucha, tout en ne quittant pas Vassia des yeux. Il se sentait envahi par une sorte de terreur. «Qu’a-t-il?» se demandait Arkadi en regardant le visage pâle de Vassia, ses yeux étincelants, ses mouvements empreints d’une inquiétude fébrile. «Sa main tremble… Diable! Ne ferais-je pas mieux de lui conseiller de prendre du repos, pendant deux heures? Un peu de sommeil le calmera sûrement.»
Vassia termina une page; il leva les yeux, regarda par hasard du côté de son ami et, abaissant les paupières, reprit aussitôt sa plume.
– Écoute, Vassia, remarqua soudain Arkadi Ivanovitch, ne crois-tu pas qu’un petit somme te ferait du bien? Tu as l’air tout à fait fiévreux…
Vassia regarda Arkadi d’un air maussade, irrité même, et ne dit rien.