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Quelques instants s’écoulèrent avant que Vassia le regardât. Ses grands yeux bleus étaient remplis de larmes, son doux visage exprimait une souffrance indicible… Il chuchotait quelque chose.
– Quoi? Quoi? fit Arkadi en se penchant vers lui.
– Pourquoi, pourquoi m’en veut-on? chuchotait Vassia. Que leur ai-je fait?
– Qu’as-tu, Vassia? Que crains-tu? s’écria Arkadi en se tordant les bras d’un geste désespéré.
– Pourquoi veut-on m’embrigader dans l’armée? dit Vassia en regardant son ami droit dans les yeux. Pourquoi? Quel est mon crime?
Les cheveux se dressèrent sur la tête d’Arkadi. Il ne voulait pas en croire ses oreilles; il se tenait penché sur son ami, en proie au désespoir le plus violent.
Il revint à lui une minute plus tard. «Ce n’est que passager!» se dit-il, livide, les lèvres tremblantes. Il s’habilla fébrilement, car il voulait courir chez un médecin. Soudain Vassia l’appela. Arkadi se précipita vers lui et l’embrassa comme une mère dont on veut enlever l’enfant…
– Arkadi, Arkadi, surtout ne le dis à personne! Tu m’entends bien? C’est ma faute. Aussi faut-il que moi seul j’en subisse les conséquences…
– Allons, allons, Vassia! Reviens à toi, remets-toi!
Vassia poussa un soupir et des larmes silencieuses se mirent à couler sur ses joues.
– Pourquoi la tuer, elle? En quoi est-elle responsable, la pauvrette?… prononça-t-il d’une voix étouffée, navrante. C’est mon péché à moi, c’est mon péché…
Il se tut pendant quelques instants.
– Adieu, mon amour! Adieu, mon amour! chuchota-t-il en hochant sa pauvre tête.
Arkadi se ressaisit et voulut courir chez le docteur.
– Allons-y, il est temps! s’écria Vassia, ayant remarqué le mouvement d’Arkadi. Allons-y, mon vieux, je suis prêt! Accompagne-moi!
Il ne dit plus rien et regarda Arkadi d’un œil triste et méfiant.
– Vassia, ne me suis pas, je t’en supplie! Attends-moi ici. Je reviens tout de suite, répétait Arkadi en perdant la tête et en saisissant sa casquette pour aller chercher le médecin.
Vassia se rassit tout de suite. Il semblait placide et obéissant, mais une décision désespérée brillait dans son regard. Arkadi revint sur ses pas; il prit le canif ouvert qui traînait sur la table, jeta un dernier coup d’œil sur le malheureux et sortit en courant.
Il était près de huit heures. Depuis quelque temps, la lumière du jour éclairait la chambre.
Arkadi ne trouva personne. Il courait la ville depuis une heure, mais tous les médecins dont il apprenait l’adresse par les concierges qu’il interrogeait étaient partis, les uns à leur service, les autres pour leurs affaires. Un médecin, cependant, était en train de recevoir ses malades. Il questionna son domestique longuement, pour savoir de la part de qui et pour quelle affaire Néfédévitch se présentait chez lui; il voulut même qu’on lui décrivit son visiteur matinal. Finalement, il déclara qu’il avait trop à faire, qu’il ne pouvait venir et qu’il fallait transporter les malades de cette catégorie à l’hôpital.
Alors, Arkadi, désespéré, car il ne s’attendait nullement à une pareille solution, planta là tous les médecins et s’élança à la maison, tremblant pour Vassia. Il pénétra en courant dans son appartement Mavra, comme si rien n’était, cassait du bois pour allumer le poêle. Il entra dans la chambre. Vassia avait disparu. Il était sorti.
«Où est-il, le malheureux? Où a-t-il pu aller?» se demandait Arkadi, glacé d’horreur. Il se mit à questionner Mavra, mais la bonne femme ne savait rien. Elle ne l’avait même pas entendu sortir. Néfédévitch se précipita chez les gens de Kolomna. Dieu sait pourquoi, il eut l’idée que Vassia pouvait s’y trouver.
Il y arriva vers neuf heures et demie. Là-bas, on ignorait tout. Arkadi, hagard, effrayé, commença par demander si Vassia était là.
La vieille femme faillit se trouver mal et dut s’asseoir sur le canapé. Lisanka, toute tremblante, se mit à le questionner. Mais qu’y avait-il à dire? Arkadi Ivanovitch inventa vite une histoire à laquelle personne évidemment ne voulut croire, puis il repartit comme il était venu, laissant tout le monde dans un état de tristesse et d’inquiétude indicibles. Il courut à son bureau, pour ne pas arriver trop en retard et pour y faire son rapport afin qu’on avisât. En route, l’idée lui vint que Vassia pouvait se trouver chez Julian Mastakovitch. C’était assez probable. Arkadi y avait pensé même avant d’aller à Kolomna. En passant en fiacre, devant la maison de Son Excellence, il avait voulu s’arrêter; mais tout de suite, il s’était ravisé et avait continué sa route. Il résolut de se renseigner d’abord à son bureau. Si là-bas il n’y avait rien, il se présenterait chez Son Excellence, ne fût-ce que pour faire son rapport sur Vassia. Il fallait en effet que le rapport fût présenté à quelqu’un.
Dès l’antichambre, il se vit entouré par ses collègues, pour la plupart du même grade que lui. Tous se mirent à le questionner sur ce qui était arrivé à Vassia, En même temps, tous lui apprirent que Vassia était devenu fou et que sa folie consistait à se croire désigné pour être versé dans un bataillon disciplinaire, et ceci pour avoir négligé son travail.
Arkadi Ivanovitch répondait à tout le monde ou, pour mieux dire, ne répondait à personne en particulier. Il n’avait qu’un seul désir, celui d’entrer dans les bureaux. En passant par les divers services, il apprit que Vassia se trouvait chez Julian Mastakovitch, que tout le monde y était et qu’Esper Ivanovitch s’y était rendu également Il hésita un moment quelqu’un parmi les hauts fonctionnaires lui demanda où il allait et ce qu’il désirait. Il dit quelque chose en mentionnant Vassia et se dirigea droit vers le cabinet du grand chef. La voix de Julian Mastakovitch arrivait jusqu’à lui.
– Où allez-vous? demanda quelqu’un devant la porte.
Déjà il se préparait à rebrousser chemin, quand il aperçut le pauvre Vassia à travers la porte entrebâillée. Alors, il poussa le battant et se faufila non sans peine dans la pièce. Une atmosphère trouble; et confuse y régnait: Julian Mastakovitch paraissait extrêmement contrarié. Tous ceux qui avaient un grade élevé l’entouraient; tous discutaient sans parvenir à prendre une décision. Vassia restait à l’écart. Le cœur d’Arkadi se serra lorsqu’il le vit dans cet état Vassia, blanc comme un linge, se tenait très droit, la tête relevée, les jambes resserrées, les mains à la couture du pantalon, comme se tiennent les recrues en présence d’un supérieur. Il regardait Julian Mastakovitch dans les yeux. On remarqua tout de suite la présence de Néfédévitch. Quelqu’un qui savait que les deux amis habitaient ensemble en fit part à Son Excellence. On conduisit Arkadi vers le chef. S’apprêtant à répondre aux questions que lui posait, Julian Mastakovitch, il le regarda et vit que son visage exprimait une compassion sincère. Alors il fut pris d’un tremblement et se mit à sangloter comme un enfant. Il fit même davantage: il s’élança, saisit la main du grand chef et la porta à ses lèvres en la baignant de ses larmes. Julian Mastakovitch lui-même fut obligé de retirer sa main rapidement, de faire un léger mouvement et de dire: «Allons, mon cher, allons! Je vois que tu as bon cœur.» Arkadi sanglotait et lançait à tout le monde des regards suppliants. Il lui semblait que tous étaient comme les frères de son pauvre Vassia, que tous souffraient et se chagrinaient à cause de lui.
– Mais comment cela lui est-il arrivé? demanda Julian Mastakovitch; pourquoi est-il devenu fou?
– C’est par re-re-reconnaissance…, bredouilla Arkadi Ivanovitch, ne pouvant pas en dire davantage.
Tous s’étonnèrent en entendant cette réponse. Tout le monde trouva qu’il était étrange, inouï même, qu’un homme pût perdre l’esprit par reconnaissance. Arkadi s’expliqua comme il put.
– Mon Dieu, quel malheur! finit par remarquer Julian Mastakovitch; et dire que l’affaire que je lui avais confiée n’était ni importante, ni pressée! Voilà un homme qui s’est perdu pour rien!… Eh bien! qu’on l’emmène!…
Puis Julian Mastakovitch s’adressa de nouveau à Arkadi Ivanovitch, lui posant plusieurs questions.
– Il prie qu’on n’en dise rien à une jeune fille, fit-il en montrant Vassia. S’agit-il de sa fiancée?
Arkadi donna quelques explications. Pendant ce temps Vassia paraissait en proie à une idée obsédante. On aurait dit qu’il faisait un effort prodigieux pour se souvenir d’une chose très importante, indispensable même à cet instant. Parfois, il laissait errer son regard triste sur les assistants, comme s’il espérait que quelqu’un lui rappellerait ce qu’il avait oublié. Ses yeux s’arrêtèrent sur Arkadi. Soudain, une lueur d’espoir parut illuminer son visage; il fit un pas en avant du pied gauche, avança de trois pas, de la façon la plus correcte et claqua même du talon droit, comme font les soldats lorsqu’ils s’approchent de l’officier qui les a appelés. Tous attendaient ce qui allait suivre.
– Votre Excellence, j’ai un défaut corporel, je suis faible et petit de taille et inapte au service militaire, dit-il d’une voix saccadée.
Alors, tous ceux qui se trouvaient dans la pièce sentirent leur cœur se resserrer; Julian Mastakovitch lui-même, bien qu’il fût d’un caractère fort, ne put retenir une larme. «Emmenez-le», dit-il, en faisant un geste de la main.
– C’est le front! dit Vassia à mi-voix; il fit demi-tour à gauche et sortit de la pièce.
Tous ceux que son sort intéressait se précipitèrent à sa suite. Arkadi suivit les autres. On fit asseoir Vassia dans la salle d’attente, et l’on s’occupa de son ordre d’admission à l’hôpital et de la voiture qui devait l’emmener.
Vassia se taisait; il paraissait extrêmement préoccupé. Il saluait ceux qu’il reconnaissait d’une légère inclination de tête, comme s’il prenait congé d’eux. À chaque instant, il regardait la porte, dans l’attente du moment où on lui dirait qu’il était temps de partir. Un cercle étroit de gens l’entourait. Tous hochaient la tête, tous le plaignaient. Plusieurs étaient vivement impressionnés par son histoire, qui soudain avait fait le tour du bureau. Les uns discutaient, les autres plaignaient et louaient Vassia; on disait que c’était un jeune homme si calme, si modeste, qu’il promettait beaucoup. On racontait qu’il s’appliquait à s’instruire, à parachever son éducation. «C’est par ses propres moyens qu’il est parvenu à sortir d’une condition très humble!» remarqua quelqu’un. On soulignait d’un air attendri la bienveillance dont Son Excellence avait toujours fait preuve à son égard. Certains se mirent à expliquer pourquoi Vassia avait eu l’idée fixe qu’on l’embrigaderait dans l’armée, pour s’être mal acquitté de son travail. On disait que le pauvre garçon appartenait, par sa naissance, à la classe taillable, et qu’il s’était vu attribuer le premier grade de fonctionnaire uniquement grâce à l’intervention de Julian Mastakovitch. Ce dernier, en effet, avait su reconnaître en lui les indices d’un vrai talent ainsi qu’une docilité et une gentillesse extraordinaires… Bref, on parlait et on discutait beaucoup. Parmi les personnes les plus émues, on remarquait surtout un collègue de Vassia Choumkov, un tout petit bonhomme, d’une taille fort au-dessous de la moyenne. Ce n’était plus un tout jeune homme; il pouvait avoir atteint la trentaine. Il était pâle comme un mort; il tremblait de tous ses membres et souriait d’un air étrange; peut-être parce que n’importe quel événement terrible ou n’importe quelle affaire scandaleuse remplit le cœur des témoins d’effroi et en même temps d’un plaisir étrange. À chaque instant, il courait d’un bout à l’autre du groupe qui se pressait autour de Choumkov et, comme il était petit, il se dressait sur la pointe des pieds, prenait par le bouton tantôt l’un, tantôt l’autre de ses collègues (parmi ceux qu’il avait le droit d’aborder) et répétait qu’il savait, lui, comment cela s’était produit; que ce n’était pas du tout si simple que ça, mais que c’était une affaire assez compliquée et qu’on ne pouvait pas laisser les choses telles quelles. Puis il se dressait de nouveau sur la pointe des pieds et chuchotait quelques mots à l’oreille de son auditeur, après quoi il hochait plusieurs fois la tête et courait plus loin.
Enfin, tout se termina, le gardien et l’infirmier de l’hôpital parurent; ils s’approchèrent de Vassia et lui dirent qu’il était temps de partir. Il se leva prestement, s’agita et les suivit, tout en regardant autour de lui. Il cherchait quelqu’un des yeux. «Vassia, Vassia!» s’écria Arkadi Ivanovitch en sanglotant. Vassia s’arrêta et Arkadi réussit à se frayer un chemin jusqu’à lui. Ils s’étreignirent une dernière fois… C’était un spectacle navrant. Quel malheur chimérique faisait couler leurs larmes? Et pourquoi pleuraient-ils? Où était ce malheur? Et pourquoi ne parvenaient-ils pas à se comprendre?
– Tiens, prends ça, prends ça! Garde-moi ça! répétait Choumkov en fourrant un petit papier plié dans la main d’Arkadi. Ils me l’enlèveront. Apporte-le-moi plus tard. Apporte-le moi… Conserve-le pour moi…
Vassia ne put terminer. On l’appela. Il descendit l’escalier d’un pas rapide en saluant tout le monde et en inclinant la tête. Le désespoir était peint sur son visage. Enfin on s’installa dans la voiture et l’on partit.
Arkadi déplia en hâte le petit papier. C’était la boucle noire de Lisa que Choumkov portait toujours sur lui. Des larmes amères jaillirent des yeux d’Arkadi. «Oh! pauvre Lisa!…»
À la fermeture du bureau, il se rendit chez ceux de Kolomna. Inutile de dire ce qui s’y passa! Même le petit Pétia, qui ne comprenait guère ce qui venait d’arriver au bon Vassia, se retira dans un coin, se couvrit le visage de ses mains et se mit à pleurer à fendre le cœur.
Le soir tombait déjà lorsque Arkadi prit le chemin du retour. Parvenu au bord de la Neva, il s’arrêta un instant et fixa d’un regard intense le ciel lointain, en aval du fleuve. Là-bas, l’air opaque, le brouillard terne et glacial s’embrasèrent soudain aux dernières flammes de l’aube vespérale. La nuit descendait sur la ville, et la Néva, saisie par les glaces, bosselée, striée de bourrelets de neige dure, reflétait sur toute son énorme étendue les derniers rayons du soleil, dans le jeu étincelant d’innombrables paillettes de givre.
La température était tombée à vingt degrés au-dessous de zéro… Une buée blanche entourait les chevaux fourbus et les hommes qui marchaient d’un pas rapide. L’air compact résonnait au moindre bruit. Au-dessus des toits de toutes les maisons qui longeaient les quais, de hautes colonnes de fumée s’élevaient dans le ciel froid, comme autant de géants fabuleux. Elles s’emmêlaient en route, se séparaient de nouveau; on aurait dit que d’autres édifices surgissaient dans l’atmosphère, superposant une nouvelle ville à l’ancienne… Il semblait que le monde – avec tous ses habitants, les puissants et les faibles et leurs habitations, taudis des pauvres et palais fastueux des grands de cette terre – ressemblait à cette heure du soir à un mirage fantastique, à un rêve, condamné à disparaître à son tour, à se diluer en fumée dans le ciel bleu et sombre.
Une idée étrange surgit soudain dans l’esprit du camarade, désormais solitaire, du pauvre Vassia. Il tressaillit; un sang plus chaud parut affluer à son cœur, agité par un sentiment puissant, inconnu jusqu’à ce jour. Il lui sembla qu’à présent il venait de comprendre toute cette angoisse et saisir la raison même pour laquelle son pauvre Vassia était devenu fou de n’avoir pu supporter son bonheur. Ses lèvres tremblèrent, une flamme brilla dans ses yeux; il pâlit et il eut l’impression d’avoir acquis brusquement, à cet instant même, la connaissance d’une vérité nouvelle…
Triste et morose, il avait perdu toute sa gaîté d’antan. Son appartement lui était devenu hostile, et il en avait pris un autre. Il ne voulait ni ne pouvait plus aller chez ceux de Kolomna. Deux ans plus tard, il rencontra Lisanka à l’église. Elle était déjà mariée. Une nourrice la suivait, avec un poupon sur les bras, On se dit bonjour, mais on évita pendant quelque temps de parler du passé. Lisa déclara que, grâce à Dieu, elle était heureuse, qu’elle n’était plus dans la gêne, que son mari était un brave homme et qu’elle l’aimait… Mais, soudain, au beau milieu de la phrase, ses yeux se remplirent de larmes, sa voix se brisa; elle se détourna et se pencha vers un pilier de l’église, pour cacher sa douleur…