40370.fb2 Une Fille D’?ve - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 6

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– Non, je suis allée au Gymnase. On donnait une première représentation.

– Je ne puis souffrir le vaudeville. Je suis pour cela comme Louis XIV pour les Téniers, dit lady Dudley.

– Moi, répondit madame d’Espard, je trouve que les auteurs ont fait des progrès. Les vaudevilles sont aujourd’hui de charmantes comédies, pleines d’esprit, qui demandent beaucoup de talent, et je m’y amuse fort.

– Les acteurs sont d’ailleurs excellents, dit Marie. Ceux du Gymnase ont très-bien joué ce soir; la pièce leur plaisait, le dialogue est fin, spirituel.

– Comme celui de Beaumarchais, dit lady Dudley.

– Monsieur Nathan n’est point encore Molière; mais… dit madame d’Espard en regardant la comtesse.

– Il fait des vaudevilles, dit madame Charles de Vandenesse.

– Et défait des ministères, reprit madame de Manerville.

La comtesse garda le silence; elle cherchait à répondre par des épigrammes acérées; elle se sentait le cœur agité par des mouvements de rage; elle ne trouva rien de mieux que dire: – Il en fera peut-être.

Toutes les femmes échangèrent un regard de mystérieuse intelligence. Quand Marie de Vandenesse partit, Moïna de Saint-Héeren s’écria: – Mais elle adore Nathan!

– Elle ne fait pas de cachotteries, dit madame d’Espard.

Le mois de mai vint, Vandenesse emmena sa femme à sa terre où elle ne fut consolée que par les lettres passionnées de Raoul, à qui elle écrivit tous les jours.

L’absence de la comtesse aurait pu sauver Raoul du gouffre dans lequel il avait mis le pied, si Florine eût été près de lui; mais il était seul, au milieu d’amis devenus ses ennemis secrets dès qu’il eut manifesté l’intention de les dominer. Ses collaborateurs le haïssaient momentanément, prêts à lui tendre la main et à le consoler en cas de chute, prêts à l’adorer en cas de succès. Ainsi va le monde littéraire. On n’y aime que ses inférieurs. Chacun est l’ennemi de quiconque tend à s’élever. Cette envie générale décuple les chances des gens médiocres, qui n’excitent ni l’envie ni le soupçon, font leur chemin à la manière des taupes, et, quelque sots qu’ils soient, se trouvent casés au Moniteur dans trois ou quatre places au moment où les gens de talent se battent encore à la porte pour s’empêcher d’entrer. La sourde inimitié de ces prétendus amis, que Florine aurait dépistée avec la science innée des courtisanes pour deviner le vrai entre mille hypothèses, n’était pas le plus grand danger de Raoul. Ses deux associés, Massol l’avocat et du Tillet le banquier, avaient médité d’atteler son ardeur au char dans lequel ils se prélassaient, de l’évincer dès qu’il serait hors d’état de nourrir le journal, ou de le priver de ce grand pouvoir au moment où ils voudraient en user. Pour eux, Nathan représentait une certaine somme à dévorer, une force littéraire de la puissance de dix plumes à employer. Massol, un de ces avocats qui prennent la faculté de parler indéfiniment pour de l’éloquence, qui possèdent le secret d’ennuyer en disant tout, la peste des assemblées où ils rapetissent toute chose, et qui veulent devenir des personnages à tout prix, ne tenait plus à être garde des sceaux; il en avait vu passer cinq à six en quatre ans, il s’était dégoûté de la simarre. Comme monnaie du portefeuille, il voulut une chaire dans l’Instruction Publique, une place au conseil d’état, le tout assaisonné de la croix de la Légion-d ’Honneur. Du Tillet et le baron de Nucingen lui avaient garanti la croix et sa nomination de maître des requêtes s’il entrait dans leurs vues; il les trouva plus en position de réaliser leurs promesses que Nathan, et il leur obéissait aveuglément. Pour mieux abuser Raoul, ces gens-là lui laissaient exercer le pouvoir sans contrôle. Du Tillet n’usait du journal que dans ses intérêts d’agiotage, auxquels Raoul n’entendait rien; mais il avait déjà fait savoir par le baron de Nucingen à Rastignac que la feuille serait tacitement complaisante au pouvoir, sous la seule condition d’appuyer sa candidature en remplacement de monsieur de Nucingen, futur pair de France, et qui avait été élu dans une espèce de bourg-pourri, un collége à peu d’électeurs, où le journal fut envoyé gratis à profusion. Ainsi Raoul était joué par le banquier et par l’avocat, qui le voyaient avec un plaisir infini trônant au journal, y profitant de tous les avantages, percevant tous les fruits d’amour-propre ou autres. Nathan, enchanté d’eux, les trouvait, comme lors de sa demande de fonds équestres, les meilleurs enfants du monde, il croyait les jouer. Jamais les hommes d’imagination, pour lesquels l’espérance est le fond de la vie, ne veulent se dire qu’en affaires le moment le plus périlleux est celui où tout va selon leurs souhaits. Ce fut un moment de triomphe dont profita d’ailleurs Nathan, qui se produisit alors dans le monde politique et financier; Du Tillet le présenta chez Nucingen. Madame de Nucingen accueillit Raoul à merveille, moins pour lui que pour madame de Vandenesse, mais quand elle lui toucha quelques mots de la comtesse, il crut faire merveille en faisant de Florine un paravent; il s’étendit avec une fatuité généreuse sur ses relations avec l’actrice, impossibles à rompre. Quitte-t-on un bonheur certain pour les coquetteries du faubourg Saint-Germain? Nathan, joué par Nucingen et Rastignac, par du Tillet et Blondet, prêta son appui fastueusement aux doctrinaires pour la formation d’un de leurs cabinets éphémères. Puis, pour arriver pur aux affaires, il dédaigna par ostentation de se faire avantager dans quelques entreprises qui se formèrent à l’aide de sa feuille, lui qui ne regardait pas à compromettre ses amis, et à se comporter peu délicatement avec quelques industriels dans certains moments critiques. Ces contrastes, engendrés par sa vanité, par son ambition, se retrouvent dans beaucoup d’existences semblables. Le manteau doit être splendide pour le public, on prend du drap chez ses amis pour en boucher les trous. Néanmoins, deux mois après le départ de la comtesse, Raoul eut un certain quart d’heure de Rabelais qui lui causa quelques inquiétudes au milieu de son triomphe. Du Tillet était en avance de cent mille francs. L’argent donné par Florine, le tiers de sa première mise de fonds, avait été dévoré par le fisc, par les frais de premier établissement qui furent énormes. Il fallait prévoir l’avenir. Le banquier favorisa l’écrivain en prenant pour cinquante mille francs de lettres de change à quatre mois. Du Tillet tenait ainsi Raoul par le licou de la lettre de change. Au moyen de ce supplément, les fonds du journal furent faits pour six mois. Aux yeux de quelques écrivains, six mois sont une éternité. D’ailleurs, à coups d’annonces, à force de voyageurs, en offrant des avantages illusoires aux abonnés, on en avait raccolé deux mille. Ce demi-succès encourageait à jeter billets de banque dans ce brasier. Encore un peu de talent, vienne un procès politique, une apparente persécution, et Raoul devenait un de ces condottieri modernes dont l’encre vaut aujourd’hui la poudre à canon d’autrefois. Malheureusement, cet arrangement était pris quand Florine revint avec environ cinquante mille francs. Au lieu de se créer un fonds de réserve, Raoul, sûr du succès en le voyant nécessaire, humilié déjà d’avoir accepté de l’argent de l’actrice, se sentant intérieurement grandi par son amour, ébloui par les captieux éloges de ses courtisans, abusa Florine sur sa position et la força d’employer cette somme à remonter sa maison. Dans les circonstances présentes, une magnifique représentation devenait une nécessité. L’actrice, qui n’avait pas besoin d’être excitée, s’embarrassa de trente mille francs de dettes. Florine eut une délicieuse maison tout entière à elle, rue Pigalle, où revint son ancienne société. La maison d’une fille posée comme Florine était un terrain neutre, très-favorable aux ambitieux politiques qui traitaient, comme Louis XIV chez les Hollandais, sans Raoul, chez Raoul. Nathan avait réservé à l’actrice pour sa rentrée une pièce dont le principal rôle lui allait admirablement. Ce drame-vaudeville devait être l’adieu de Raoul au théâtre. Les journaux, à qui cette complaisance pour Raoul ne coûtait rien, préméditèrent une telle ovation à Florine, que la Comédie-Française parla d’un engagement. Les feuilletons montraient dans Florine l’héritière de mademoiselle Mars. Ce triomphe étourdit assez l’actrice pour l’empêcher d’étudier le terrain sur lequel marchait Nathan, elle vécut dans un monde de fêtes et de festins. Reine de cette cour pleine de solliciteurs empressés autour d’elle, qui pour son livre, qui pour sa pièce, qui pour sa danseuse, qui pour son théâtre, qui pour son entreprise, qui pour une réclame; elle se laissait aller à tous les plaisirs du pouvoir de la presse, en y voyant l’aurore du crédit ministériel. À entendre ceux qui vinrent chez elle, Nathan était un grand homme politique. Nathan avait eu raison dans son entreprise, il serait député, certainement ministre, pendant quelque temps, comme tant d’autres. Les actrices disent rarement non à ce qui les flatte. Florine avait trop de talent dans le feuilleton pour se défier du journal et de ceux qui le faisaient. Elle connaissait trop peu le mécanisme de la presse pour s’inquiéter des moyens. Les filles de la trempe de Florine ne voient jamais que les résultats. Quant à Nathan, il crut, dès lors, qu’à la prochaine session il arriverait aux affaires, avec deux anciens journalistes dont l’un alors ministre cherchait à évincer ses collègues pour se consolider. Après six mois d’absence, Nathan retrouva Florine avec plaisir et retomba nonchalamment dans ses habitudes. La lourde trame de cette vie, il la broda secrètement des plus belles fleurs de sa passion idéale et des plaisirs qu’y semait Florine. Ses lettres à Marie étaient des chefs-d’œuvre d’amour, de grâce et de style; Nathan faisait d’elle la lumière de sa vie, il n’entreprenait rien sans consulter ce bon génie. Désolé d’être du côté populaire, il voulait par moments embrasser la cause de l’aristocratie; mais, malgré son habitude des tours de force, il voyait une impossibilité absolue à sauter de gauche à droite; il était plus facile de devenir ministre. Les précieuses lettres de Marie étaient déposées dans un de ces portefeuilles à secret offerts par Huret ou Fichet, un de ces deux mécaniciens qui se battaient à coups d’annonces et d’affiches dans Paris à qui ferait les serrures les plus impénétrables et les plus discrètes. Ce portefeuille restait dans le nouveau boudoir de Florine, où travaillait Raoul. Personne n’est plus facile à tromper qu’une femme à qui l’on a l’habitude de tout dire; elle ne se défie de rien, elle croit tout voir et tout savoir. D’ailleurs, depuis son retour, l’actrice assistait à la vie de Nathan et n’y trouvait aucune irrégularité. Jamais elle n’eût imaginé que ce portefeuille, à peine entrevu, serré sans affectation, contînt des trésors d’amour, les lettres d’une rivale que, selon la demande de Raoul, la comtesse adressait au bureau du journal. La situation de Nathan paraissait donc extrêmement brillante. Il avait beaucoup d’amis. Deux pièces faites en collaboration et qui venaient de réussir fournissaient à son luxe et lui ôtaient tout souci pour l’avenir. D’ailleurs, il ne s’inquiétait en aucune manière de sa dette envers du Tillet, son ami.

– Comment se défier d’un ami? disait-il quand en certains moments Blondet se laissait aller à des doutes, entraîné par son habitude de tout analyser.

– Mais nous n’avons pas besoin de nous méfier de nos ennemis, disait Florine.

Nathan défendait du Tillet. Du Tillet était le meilleur, le plus facile, le plus probe des hommes. Cette existence de danseur de corde sans balancier eût effrayé tout le monde, même un indifférent, s’il en eût pénétré le mystère, mais du Tillet la contemplait avec le stoïcisme et l’œil sec d’un parvenu. Il y avait dans l’amicale bonhomie de ses procédés avec Nathan d’atroces railleries. Un jour, il lui serrait la main en sortant de chez Florine, et le regardait monter en cabriolet.

– Ça va au bois de Boulogne avec un train magnifique, dit-il à Lousteau l’envieux par excellence, et ça sera peut-être dans six mois à Clichy.

– Lui? jamais, s’écria Lousteau, Florine est là.

– Qui te dit, mon petit, qu’il la conservera? Quant à toi, qui le vaux mille fois, tu seras sans doute notre rédacteur en chef dans six mois.

En octobre, les lettres de change échurent, du Tillet les renouvela gracieusement, mais à deux mois, augmentées de l’escompte et d’un nouveau prêt. Sûr de la victoire, Raoul puisait à même les sacs. Madame Félix de Vandenesse devait revenir dans quelques jours, un mois plus tôt que de coutume, ramenée par un désir effréné de voir Nathan, qui ne voulut pas être à la merci d’un besoin d’argent au moment où il reprendrait sa vie militante. La correspondance, où la plume est toujours plus hardie que la parole, où la pensée revêtue de ses fleurs aborde tout et peut tout dire, avait fait arriver la comtesse au plus haut degré d’exaltation; elle voyait en Raoul l’un des plus beaux génies de l’époque, un cœur exquis et méconnu, sans souillure et digne d’adoration; elle le voyait avançant une main hardie sur le festin du pouvoir. Bientôt cette parole si belle en amour tonnerait à la tribune. Marie ne vivait plus que de cette vie à cercles entrelacés comme ceux d’une sphère, et au centre desquels est le monde. Sans goût pour les tranquilles félicités du ménage, elle recevait les agitations de cette vie à tourbillons, communiquées par une plume habile et amoureuse; elle baisait ces lettres écrites au milieu des batailles livrées par la presse, prélevées sur des heures studieuses; elle sentait tout leur prix; elle était sûre d’être aimée uniquement, de n’avoir que la gloire et l’ambition pour rivales; elle trouvait au fond de sa solitude à employer toutes ses forces, elle était heureuse d’avoir bien choisi: Nathan était un ange. Heureusement sa retraite à sa terre et les barrières qui existaient entre elle et Raoul avaient éteint les médisances du monde. Durant les derniers jours de l’automne, Marie et Raoul reprirent donc leurs promenades au bois de Boulogne, ils ne pouvaient se voir que là jusqu’au moment où les salons se rouvriraient. Raoul put savourer un peu plus à l’aise les pures, les exquises jouissances de sa vie idéale et la cacher à Florine: il travaillait un peu moins, les choses avaient pris leur train au journal, chaque rédacteur connaissait sa besogne. Il fit involontairement des comparaisons, toutes à l’avantage de l’actrice, sans que néanmoins la comtesse y perdît. Brisé de nouveau par les manœuvres auxquelles le condamnait sa passion de cœur et de tête pour une femme du grand monde, Raoul trouva des forces surhumaines pour être à la fois sur trois théâtres: le Monde, le Journal et les Coulisses. Au moment où Florine, qui lui savait gré de tout, qui partageait presque ses travaux et ses inquiétudes, se montrait et disparaissait à propos, lui versait à flots un bonheur réel, sans phrases, sans aucun accompagnement de remords; la comtesse, aux yeux insatiables, au corsage chaste, oubliait ces travaux gigantesques et les peines prises souvent pour la voir un instant. Au lieu de dominer, Florine se laissait prendre, quitter, reprendre, avec la complaisance d’un chat qui retombe sur ses pattes et secoue ses oreilles. Cette facilité de mœurs concorde admirablement aux allures des hommes de pensée; et tout artiste en eût profité, comme le fit Nathan, sans abandonner la poursuite de ce bel amour idéal, de cette splendide passion qui charmait ses instincts de poète, ses grandeurs secrètes, ses vanités sociales. Convaincu de la catastrophe que suivrait une indiscrétion, il se disait: «La comtesse ni Florine ne sauront rien!» Elles étaient si loin l’une de l’autre! À l’entrée de l’hiver, Raoul reparut dans le monde à son apogée: il était presque un personnage. Rastignac, tombé avec le ministère disloqué par la mort de de Marsay, s’appuyait sur Raoul et l’appuyait par ses éloges. Madame de Vandenesse voulut alors savoir si son mari était revenu sur le compte de Nathan. Après une année, elle l’interrogea de nouveau, croyant avoir à prendre une de ces éclatantes revanches qui plaisent à toutes les femmes, même les plus nobles, les moins terrestres; car on peut gager à coup sûr que les anges ont encore de l’amour-propre en se rangeant autour du Saint des Saints.

– Il ne lui manquait plus que d’être dupe des intrigants, répondit le comte.

Félix, à qui l’habitude du monde et de la politique permettait de voir clair, avait pénétré la situation de Raoul. Il expliqua tranquillement à sa femme que la tentative de Fieschi avait eu pour résultat de rattacher beaucoup de gens tièdes aux intérêts menacés dans la personne du roi Louis-Philippe. Les journaux dont la couleur n’était pas tranchée y perdraient leurs abonnés, car le journalisme allait se simplifier avec la politique. Si Nathan avait mis sa fortune dans son journal, il périrait bientôt. Ce coup d’œil si juste, si net, quoique succinct et jeté dans l’intention d’approfondir une question sans intérêt, par un homme qui savait calculer les chances de tous les partis, effraya madame de Vandenesse.

– Vous vous intéressez donc bien à lui? demanda Félix à sa femme.

– Comme à un homme dont l’esprit m’amuse, dont la conversation me plaît.

Cette réponse fut faite d’un air si naturel que le comte ne soupçonna rien.

Le lendemain à quatre heures, chez madame d’Espard, Marie et Raoul eurent une longue conversation à voix basse. La comtesse exprima des craintes que Raoul dissipa, trop heureux d’abattre sous des épigrammes la grandeur conjugale de Félix. Nathan avait une revanche à prendre. Il peignit le comte comme un petit esprit, comme un homme arriéré, qui voulait juger la Révolution de Juillet avec la mesure de la Restauration, qui se refusait à voir le triomphe de la classe moyenne, la nouvelle force des sociétés, temporaire ou durable, mais réelle. Il n’y avait plus de grands seigneurs possibles, le règne des véritables supériorités arrivait. Au lieu d’étudier les avis indirects et impartiaux d’un homme politique interrogé sans passion, Raoul parada, monta sur des échasses, et se drapa dans la pourpre de son succès. Quelle est la femme qui ne croit pas plus à son amant qu’à son mari?

Madame de Vandenesse rassurée commença donc cette vie d’irritations réprimées, de petites jouissances dérobées, de serrements de main clandestins, sa nourriture de l’hiver dernier, mais qui finit par entraîner une femme au delà des bornes quand l’homme qu’elle aime a quelque résolution et s’impatiente des entraves. Heureusement pour elle, Raoul modéré par Florine n’était pas dangereux. D’ailleurs il fut saisi par des intérêts qui ne lui permirent pas de profiter de son bonheur. Néanmoins un malheur soudain arrivé à Nathan, des obstacles renouvelés, une impatience pouvaient précipiter la comtesse dans un abîme. Raoul entrevoyait ces dispositions chez Marie, quand vers la fin de décembre du Tillet voulut être payé. Le riche banquier, qui se disait gêné, donna le conseil à Raoul d’emprunter la somme pour quinze jours à un usurier, à Gigonnet, la providence à vingt-cinq pour cent de tous les jeunes gens embarrassés. Dans quelques jours le journal opérait son grand renouvellement de janvier, il y aurait des sommes en caisse, du Tillet verrait. D’ailleurs pourquoi Nathan ne ferait-il pas une pièce? Par orgueil, Nathan voulut payer à tout prix. Du Tillet donna une lettre à Raoul pour l’usurier, d’après laquelle Gigonnet lui compta les sommes sur des lettres de change à vingt jours. Au lieu de chercher les raisons d’une semblable facilité, Raoul fut fâché de ne pas avoir demandé davantage. Ainsi se comportent les hommes les plus remarquables par la force de leur pensée; ils voient matière à plaisanter dans un fait grave, ils semblent réserver leur esprit pour leurs œuvres, et, de peur de l’amoindrir, n’en usent point dans les choses de la vie. Raoul raconta sa matinée à Florine et à Blondet; il leur peignit Gigonnet tout entier, sa cheminée sans feu, son petit papier de Réveillon, son escalier, sa sonnette asthmatique et le pied de biche, son petit paillasson usé, son âtre sans feu comme son regard: il les fit rire de ce nouvel oncle; ils ne s’inquiétèrent ni de du Tillet qui se disait sans argent, ni d’un usurier si prompt à la détente. Tout cela, caprices!

– Il ne t’a pris que quinze pour cent, dit Blondet, tu lui devais des remerciements. À vingt-cinq pour cent on ne les salue plus; l’usure commence à cinquante pour cent, à ce taux on les méprise.

– Les mépriser! dit Florine. Quels sont ceux de vos amis qui vous prêteraient à ce taux sans se poser comme vos bienfaiteurs?

– Elle a raison, je suis heureux de ne plus rien devoir à du Tillet, disait Raoul.

Pourquoi ce défaut de pénétration dans leurs affaires personnelles chez des hommes habitués à tout pénétrer? Peut-être l’esprit ne peut-il pas être complet sur tous les points; peut-être les artistes vivent-ils trop dans le moment présent pour étudier l’avenir; peut-être observent-ils trop les ridicules pour voir un piége, et croient-ils qu’on n’ose pas les jouer. L’avenir ne se fit pas attendre. Vingt jours après les lettres de change étaient protestées; mais au Tribunal de commerce, Florine fit demander et obtenir vingt-cinq jours pour payer. Raoul étudia sa position, il demanda des comptes: il en résulta que les recettes du journal couvraient les deux tiers des frais, et que l’abonnement faiblissait. Le grand homme devint inquiet et sombre, mais pour Florine seulement, à laquelle il se confia. Florine lui conseilla d’emprunter sur des pièces de théâtre à faire, en les vendant en bloc et aliénant les revenus de son répertoire. Nathan trouva par ce moyen vingt mille francs, et réduisit sa dette à quarante mille. Le 10 de février les vingt-cinq jours expirèrent. Du Tillet, qui ne voulait pas de Nathan pour concurrent dans le collége électoral où il comptait se présenter, en laissant à Massol un autre collége à la dévotion du ministère, fit poursuivre à outrance Raoul par Gigonnet. Un homme écroué pour dettes ne peut pas s’offrir à la candidature. La maison de Clichy pouvait dévorer le futur ministre. Florine était elle-même en conversation suivie avec des huissiers, à raison de ses dettes personnelles; et, dans cette crise, il ne lui restait plus d’autre ressource que le moi de Médée, car ses meubles furent saisis. L’ambitieux entendait de toutes parts les craquements de la destruction dans son jeune édifice, bâti sans fondements. Déjà sans force pour soutenir une vaste entreprise, il se sentait incapable de la recommencer; il alla donc périr sous les décombres de sa fantaisie. Son amour pour la comtesse lui donnait encore quelques éclairs de vie; il animait son masque, mais en dedans l’espérance était morte. Il ne soupçonnait point du Tillet, il ne voyait que l’usurier. Rastignac, Blondet, Lousteau, Vernou, Finot, Massol se gardaient bien d’éclairer cet homme d’une activité si dangereuse. Rastignac, qui voulait ressaisir le pouvoir, faisait cause commune avec Nucingen et du Tillet. Les autres éprouvaient des jouissances infinies à contempler l’agonie d’un de leurs égaux, coupable d’avoir tenté d’être leur maître. Aucun d’eux n’aurait voulu dire un mot à Florine; au contraire, on lui vantait Raoul. «Nathan avait des épaules à soutenir le monde, il s’en tirerait, tout irait à merveille!»

– On a fait deux abonnés hier, disait Blondet d’un air grave, Raoul sera député. Le budget voté, l’ordonnance de dissolution paraîtra.

Nathan, poursuivi, ne pouvait plus compter sur l’usure. Florine, saisie, ne pouvait plus compter que sur les hasards d’une passion inspirée à quelque niais qui ne se trouve jamais à propos. Nathan n’avait pour amis que des gens sans argent et sans crédit. Une arrestation tuait ses espérances de fortune politique. Pour comble de malheur, il se voyait engagé dans d’énormes travaux payés d’avance, il n’entrevoyait pas de fond au gouffre de misère où il allait rouler. En présence de tant de menaces, son audace l’abandonna. La comtesse Vandenesse s’attacherait-elle à lui, fuirait-elle au loin? Les femmes ne sont jamais conduites à cet abîme que par un entier amour, et leur passion ne les avait pas noués l’un à l’autre par les liens mystérieux du bonheur. Mais la comtesse, le suivit-elle à l’étranger, elle viendrait sans fortune, nue et dépouillée, elle serait un embarras de plus. Un esprit de second ordre, un orgueilleux comme Nathan, devait voir et vit alors dans le suicide l’épée qui trancherait ces nœuds gordiens. L’idée de tomber en face de ce monde où il avait pénétré, qu’il avait voulu dominer, d’y laisser la comtesse triomphante et de redevenir un fantassin crotté, n’était pas supportable. La Folie dansait et faisait entendre ses grelots à la porte du palais fantastique habité par le poète. En cette extrémité, Nathan attendit un hasard et ne voulut se tuer qu’au dernier moment.

Durant les derniers jours employés par la signification du jugement, par les commandements et la dénonciation de la contrainte par corps, Raoul porta partout malgré lui cet air froidement sinistre que les observateurs ont pu remarquer chez tous les gens destinés au suicide ou qui le méditent. Les idées funèbres qu’ils caressent impriment à leur front des teintes grises et nébuleuses; leur sourire a je ne sais quoi de fatal, leurs mouvements sont solennels. Ces malheureux paraissent vouloir sucer jusqu’au zeste les fruits dorés de la vie; leurs regards visent le cœur à tout propos, ils écoutent leur glas dans l’air, ils sont inattentifs. Ces effrayants symptômes, Marie les aperçut un soir chez lady Dudley: Raoul était resté seul sur un divan, dans le boudoir, tandis que tout le monde causait dans le salon; la comtesse vint à la porte, il ne leva pas la tête, il n’entendit ni le souffle de Marie ni le frissonnement de sa robe de soie; il regardait une fleur du tapis, les yeux fixes, hébétés de douleur, il aimait mieux mourir que d’abdiquer. Tout le monde n’a pas le piédestal de Sainte-Hélène. D’ailleurs, le suicide régnait alors à Paris; ne doit-il pas être le dernier mot des sociétés incrédules? Raoul venait de se résoudre à mourir. Le désespoir est en raison des espérances, et celui de Raoul n’avait pas d’autre issue que la tombe.

– Qu’as-tu? lui dit Marie en volant auprès de lui.

– Rien, répondit-il.

Il y a une manière de dire ce mot rien entre amants, qui signifie tout le contraire. Marie haussa les épaules.

– Vous êtes un enfant, dit-elle, il vous arrive quelque malheur.

– Non, pas à moi, dit-il. D’ailleurs, vous le saurez toujours trop tôt, Marie, reprit-il affectueusement.

– À quoi pensais-tu quand je suis entrée? demanda-t-elle d’un air d’autorité.

– Veux-tu savoir la vérité? Elle inclina la tête. – Je songeais à toi, je me disais qu’à ma place bien des hommes auraient voulu être aimés sans réserve: je le suis, n’est-ce pas?

– Oui, dit-elle.

– Et, reprit-il en lui pressant la taille et l’attirant à lui pour la baiser au front, au risque d’être surpris, je te laisse pure et sans remords. Je puis t’entraîner dans l’abîme, et tu demeures dans toute ta gloire au bord, sans souillure. Cependant une seule pensée m’importune…

– Laquelle?

– Tu me mépriseras. Elle sourit superbement. – Oui, tu ne croiras jamais avoir été saintement aimée; puis on me flétrira, je le sais. Les femmes n’imaginent pas que du fond de notre fange nous levions nos yeux vers le ciel pour y adorer sans partage une Marie. Elles mêlent à ce saint amour de tristes questions, elles ne comprennent pas que des hommes de haute intelligence et de vaste poésie puissent dégager leur âme de la jouissance pour la réserver à quelque autel chéri. Cependant, Marie, le culte de l’idéal est plus fervent chez nous que chez vous: nous le trouvons dans la femme qui ne le cherche même pas en nous.

– Pourquoi cet article? dit-elle railleusement en femme sûre d’elle.

– Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et comment par une lettre que t’apportera mon valet de chambre. Adieu, Marie.

Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son cœur par une horrible étreinte, et la laissa stupide de douleur.

– Qu’avez-vous donc, ma chère? lui dit la marquise d’Espard en la venant chercher; que vous a dit monsieur Nathan? il nous a quittées d’un air mélodramatique. Vous êtes peut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable…

La comtesse prit le bras de madame d’Espard pour rentrer dans le salon, d’où elle partit quelques instants après.