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Mado Ptits-pieds regarda le téléphone sonner pendant trois secondes, puis à la quatrième entreprit d'écouter ce qui se passait à l'autre bout. Ayant descendu l'instrument de son perchoir, elle l'entendit aussitôt emprunter la voix de Gabriel qui lui déclarait qu'il avait deux mots à dire à sa ménagère.
– Et fonce, qu'il ajouta.
– Je peux pas, dit Mado Ptits-pieds, je suis toute seule, msieu Turandot n'est pas là.
– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.
– Eh conne, dit la voix de Gabriel, si y a personne tu boucles la lourde, si y a quelqu'un tu le fous dehors. T'as compris, fleur de nave?
– Oui, msieu Gabriel.
Et elle raccrocha. C'était pas si simple. Y avait en effet un client. Elle aurait pu le laisser tout seul d'ailleurs, puisque c'était Charles et que Charles c'était pas le type à aller fouiner dans le tiroir-caisse pour y saisir quelque monnaie. Un type honnête, Charles. La preuve, c'est qu'il venait de lui proposer le conjungo.
Mado Ptits-pieds avait à peine commencé à réfléchir à ce problème que le téléphone se remettait à sonner.
– Merde, rugit Charles, y a pas moyen d'être tranquille dans ce bordel.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure que la situation énervait, c'est tout ce que tu sais faire.
Mado Ptits-pieds reprit l'écouteur en main, et s'entendit propulser un certain nombre d'adjectifs tous plus désagréables les uns que les autres.
– Raccroche donc pas, sorcière, tu saurais pas où me rappeler. Et fonce donc, t'es toute seule ou y a quelqu'un?
– Y a Charles.
– Qu'est-ce qu'on lui veut à Charles, dit Charles noblement.
– Tu causes, tu causes, c'est tout, dit Laverdure, ce que tu sais faire.
– C'est lui qui gueule comme ça? demanda le téléphone.
– Non, c'est Laverdure. Charles, lui, il me parle marida.
– Ah! il se décide, dit le téléphone avec indifférence. Ça l'empêche pas d'aller chercher Marceline, si toi tu veux pas t'appuyer les escaliers. Il fera bien ça pour toi, le Charles.
– Je vais lui demander, dit Mado Ptits-pieds.
(un temps)
– I dit qu'i veut pas.
– Pourquoi?
– Il est fâché contre vous.
– Le con. Dis-y qu'il s'amène au bout du fil.
– Charles, cria Mado Ptits-pieds (geste).
Charles ne dit rien (geste).
Mado s'impatiente (geste).
– Alors ça vient? demande le téléphone.
– Oui, dit Mado Ptits-pieds (geste).
Finalement Charles, ayant écluse son verre, s'approche lentement de l'écouteur, puis, arrachant l'appareil des mains de sa peut-être future, il profère ce mot cybernétique:
– Allô.
– C'est toi, Charles?
– Rrroin.
– Alors fonce et va chercher Marceline que je lui cause, c'est hurgent.
– J'ai d'ordres à recevoir de personne.
– Ah là là, s'agit pas de ça, grouille que je te dis, c'est hurgent.
– Et moi je te dis que j'ai d'ordres à recevoir de personne.
Et il raccroche.
Puis il revint vers le comptoir derrière lequel Mado Ptits-pieds semblait rêver.
– Alors, dit Charles, qu'est-ce que t'en penses? C'est oui? c'est non?
– Jvous répète, susurra Mado Ptits-pieds, vous mdites ça comme ça, sans prévnir, c'est hun choc, jprévoyais pas, ça dmande réflexion, msieu Charles.
– Comme si t'avais pas déjà réfléchi.
– Oh! msieu Charles, comme vous êtes squeleptique.
La sonnerie du truc-chose se mit de nouveau à téléphonctionner.
– Non mais qu'est-ce qu'il a, qu'est-ce qu'il a.
– Laisse-le donc tomber, dit Charles.
– Faut pas être si dur que ça, c'est quand même un copain.
– Ouais, mais la gosse en supplément ça n'arrange rien.
– Y pensez pas à la gamine. A stage-là, c'est du flan.
Comme ça continuait à ronfler, de nouveau Charles se mit au bout du fil de l'appareil décroché.
– Allô, hurla Gabriel.
– Rrroin, dit Charles.
– Allez, fais pas lcon. Va, fonce chez Marceline et tu commences à m'emmerder à la fin.
– Tu comprends, dit Charles d'un ton supérieur, tu mdéranges.
– Non mais, brâma le téléphone, qu'est-ce qu'i faut pas entendre. T't'déranger toi? qu'est-ce que tu pourrais branler d'important?
Charles posa énergiquement sa main sur le fonateur de l'appareil et se tournant vers Mado, lui demanda:
– C'est-ti oui? c'est-ti non?
– Ti oui, répondit Mado Ptits-pieds en rougissant.
– Bin vrai?
– (geste)
Charles débloqua le fonateur et communiqua la chose suivante à Gabriel toujours présent à l'autre bout du fil:
– Bin voilà, j'ai une nouvelle à t'annoncer.
– M'en fous. Va me chercher…
– Marceline, je sais.
Puis il fonce à toute vitesse:
– Mado Ptits-pieds et moi, on vient de se fiancer.
– Bonne idée. Au fond j'ai réfléchi, c'est pas la peine…
– T'as compris ce que je t'ai dit? Mado Ptits-pieds et moi, c'est le marida.
– Si ça te chante. Oui, Marceline, pas la peine qu'elle se dérange. Dis-y seulement que j'emmène la petite au Mont-de-piété pour voir le spectacle. Y a des voyageurs distingués qui m'accompagnent et quelques copains, toute une bande quoi. Alors mon numéro, ça ce soir, je vais le soigner. Autant que Zazie en profite, c'est une vraie chance pour elle. Tiens, et puis c'est vrai, t'as qu'à venir aussi, avec Mado Ptits-pieds, ça vous fera une célébration pour vos fiançailles, non, pas vrai? Ça s'arrose ça, c'est moi qui paie, et le spectacle en plus. Et puis Turandot, il peut venir aussi, cette andouille, et Laverdure si on croit que ça l'amusera, et Gridoux, faut pas l'oublier, Gridoux. Sacré Gridoux.
Là-dessus, Gabriel raccroche.
Charles laisse pendre l'écouteur au bout de son fil et se tournant vers Mado Ptits-pieds, il entreprit d'énoncer quelque chose de mémorable.
– Alors, qu'il dit, ça y est? L'affaire est dans le sac?
– Et comment, dit Madeleine.
– On va se marier, nous deux Madeleine, dit Charles à Turandot qui rentrait.
– Bonne idée, dit Turandot. Je vous offre un réconfortant pour arroser ça. Mais ça m'embête de perdre Mado. Elle travaillait bien.
– Oui mais c'est que je resterai, dit Madeleine. Je m'emmerderais à la maison, le temps qu'il fait le taxi.
– C'est vrai, ça, dit Charles. Au fond, y aura rien de changé, sauf que, quand on tirera un coup, ça sera dans la légalité.
– On finit toujours par se faire une raison, dit Turandot. Qu'est-ce que vous prenez?
– Moi jm'en fous, dit Charles.
– Pour une fois, c'est moi qui vais te servir, dit Turandot galamment à Madeleine en lui tapant sur les fesses ce qu'il n'avait pas coutume de faire en dehors des heures de travail et alors seulement pour réchauffer l'atmosphère.
– Charles, il pourrait prendre un fernet-branca, dit Madeleine.
– C'est pas buvable, dit Charles.
– T'en as bien écluse un verre à midi, fit remarquer Turandot.
– C'est pourtant vrai. Alors pour moi ce sera un beaujolais.
On trinque.
– A vos crampettes légitimes, dit Turandot.
– Merci, répond Charles en s'essuyant la bouche avec sa casquette.
Il ajoute que c'est pas tout ça, faut qu'il aille prévenir Marceline.
– Te fatigue pas, mon chou, dit Madeleine, jvais y aller.
– Qu'est-ce que ça peut lui foutre que tu te maries ou pas? dit Turandot. Elle attendra bien demain pour le savoir.
– Marceline, dit Charles, c'est encore autre chose. Y a Gabriel qu'a gardé la Zazie avec lui et qui nous invite tous et toi aussi à venir s'en jeter un en le regardant faire son numéro. S'en jeter un et j'espère bien plusieurs.
– Bin, dit Turandot, t'es pas dégoûté. Tu vas haller dans une boîte de pédales pour célébrer tes fiançailles? Bin, je le répète, t'es pas dégoûté.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire.
– Vous disputez pas, dit Madeleine, moi jvais prévenir madame Marceline et m'habiller chouette pour faire honneur à notre Gaby.
Elle s'envole. A l'étage second parvenue, sonne à la porte la neuve fiancée. Une porte sonnée d'aussi gracieuse façon ne peut faire autre chose que s'ouvrir. Aussi la porte en question s'ouvre-t-elle.
– Bonjour, Mado Ptits-pîeds, dit doucement Marceline.
– Eh bin voilà, dit Madeleine en reprenant sa respiration laissée un peu à l'abandon dans les spires de l'escalier.
– Entrez donc boire un verre de grenadine, dit doucement Marceline en l'interrompant.
– C'est qu'il faut que je m'habille.
– Je ne vous vois point nue, dit doucement Marceline.
Madeleine rougit.
Marceline dit doucement:
– Et ça n'empêcherait pas le verre de grenadine, n'est-ce pas? Entre femmes…
– Tout de même.
– Vous avez l'air tout émue.
– Jviens de me fiancer. Alors vous comprenez.
– Vous n'êtes pas enceinte?
– Pas pour le moment.
– Alors vous ne pouvez pas me refuser un verre de grenadine.
– Ce que vous causez bien.
– Je n'y suis pour rien, dit doucement Marceline en baissant les yeux. Entrez donc.
Madeleine susurre encore des politesses confuses et entre. Priée de s'asseoir, elle le fait. La maîtresse de céans va quérir deux verres, une carafe de flotte et un litron de grenadine. Elle verse ce dernier liquide avec précaution, assez largement pour son invitée, juste un doigt pour elle.
– Je me méfie, dit-elle doucement avec un sourire complice. Puis elle dilue le breuvage qu'elles supent avec des petites mines.
– Et alors? demande doucement Marceline,
– Eh bien, dit Madeleine, meussieu Gabriel a téléphoné qu'il emmenait la petite à sa boîte pour le voir faire son numéro, et nous deux avec, Charles et moi, pour fêter nos fiançailles.
– Parce que c'est Charles?
– Autant lui qu'un autre. Il est sérieux et puis, on se connaît.
Elles continuaient à se sourire.
– Dites-moi, madame Marceline, dit Madeleine, quelle pelure dois-je mettre?
– Bin, dit doucement Marceline, pour des fiançailles, c'est le blanc moyen qui s'impose avec une touche de virginal argenté.
– Pour le virginal, vous rpasserez, dit Madeleine.
– C'est ce qui se fait.
– Même pour une boîte de tapettes?
– Ça ne fait rien à la chose.
– Oui mais oui mais oui mais, si j'en ai pas moi de robe blanc moyen avec une touche de virginal argenté ou même simplement un tailleur deux-pièces salle de bains avec un chemisier porte-jarretelles cuisine, eh! qu'est-ce que je ferai? Non mais, dites-moi dites, qu'est-ce que je ferai?
Marceline baissa la tête en donnant les signes les plus manifestes de la réflexion.
– Alors, qu'elle dit doucement, alors dans ce cas-là pourquoi ne mettriez-vous pas votre veste amarante avec la jupe plissée verte et jaune que je vous ai vue un jour de bal un quatorze juillet.
– Vous me l'avez remarquée?
– Mais oui, dit doucement Marceline, je vous l'ai remarquée (silence). Vous étiez ravissante.
– Ça c'est gentil, dit Madeleine. Alors comme ça vous faites attention à moi, des fois?
– Mais oui, dit doucement Marceline.
– Passque moi, dit Madeleine, passque moi, je vous trouve si belle.
– Vraiment? demanda Marceline avec douceur.
– Ça oui, répondit Mado avec véhémence, ça vraiment oui. Vous êtes rien bath. Ça me plairait drôlement d'être comme vous. Vzêtes drôlement bien roulée. Et d'une élégance avec ça.
– N'exagérons rien, dit doucement Marceline.
– Si si si, vzêtes rien bath. Pourquoi qu’on vous voit pas plus souvent? (silence). On aimerait vous voir plus souvent. Moi (sourire) j'aimerais vous voir plus souvent.
Marceline baissa les yeux et rosit doucement.
– Oui, reprit Madeleine, pourquoi qu'on vous voit pas plus souvent, vous qu'êtes en si rayonnante santé que je me permets de vous le signaler et si belle par-dessus le marché, oui pourquoi?
– C'est que je ne suis pas d'humeur tapageuse, répondit doucement Marceline.
– Sans aller jusque-là, vous pourriez…
– N'insistez pas, ma chère, dit Marceline.
Là-dessus, elles demeurèrent silencieuses, penseuses, rêveuses. Le temps coulait pas vite entre elles deux. Elles entendaient au loin, dans les rues, les pneus se dégonfler lentement dans la nuit. Par la fenêtre entrouverte, elles voyaient la lune scintiller sur le gril d'une antenne de tévé en ne faisant que très peu de bruit.
– Il faudrait tout de même que vous alliez vous habiller, dit doucement Marceline, si vous ne voulez pas rater le numéro de Gabriel.
– Faudrait, dit Madeleine. Alors je mets ma veste vert pomme avec la jupe orange et citron du quatorze juillet?
– C'est ça.
(un temps)
– Tout de même, ça me fait triste de vous laisser toute seule, dit Madelaine.
– Mais non, dit Marceline. J'y suis habituée.
– Tout de même.
Elles se levèrent ensemble d'un même mouvement.
– Eh bien, puisque c'est comme ça, dit Madeleine, je vais m'habiller.
– Vous serez ravissante, dit Marceline en s'approchant doucement.
Madeleine la regarde dans les yeux. On cogne à la porte.
– Alors ça vient? qu'il crie Charles.