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Chapitre 15
Sur la première terre, celle des Minimoys, le jour se lève aussi et un rayon vient caresser le haut du coquelicot. Sélénia se redresse et s'étire comme un félin. Puis elle se lève d'un bond et met un coup de pied dans chaque garçon.
- Debout tout le monde ! La route est longue ! hurle-t-elle dans le coquelicot qui résonne.
Les deux garçons se redressent péniblement, tout engourdis de sommeil. Arthur a mal partout. Souvenir d'une journée riche, mais éprouvante.
Sélénia pousse un pétale du pied et la lumière envahit le lieu. Les deux garçons se retournent pour se protéger de la trop forte lumière.
- OK ! On va changer de méthode ! décide la princesse.
Bétamèche gicle de la fleur en glissant sur un pétale jusqu'au sol. Il est suivi par Arthur, jeté sans plus de ménagements. Sélénia les rejoint en glissant à son tour le long d'un pétale, comme sur un toboggan.
- Tout le monde à la douche ! lance-t-elle, décidément en forme.
Arthur se relève comme un petit vieux.
- C'est un peu dur les réveils chez vous ! se plaint-il. Moi, ma Mamie, elle m'apporte le petit déjeuner au lit tous les matins !
- Chez nous, il n'y a que les rois qui sont servis au lit. Tu n'es pas encore roi, à ce que je sache ?
Arthur devient tout rouge, comme s'il avait crié « oui » sans s'en rendre compte. Être roi est son rêve le plus intime. Mais pas pour le pouvoir ou autres privilèges dont il n'a que faire, simplement pour le bonheur d'être le mari de celle qui, dans deux jours, sera la Reine.
- Ne te plains pas ! » lui lance Bétamèche. Elle me réveille à coups de pieds depuis deux cents ans !
Sélénia se met sous une goutte d'eau accrochée au bout d'une herbe.
Elle prend l'une des épines qui nouait ses cheveux et perce la goutte. Un petit filet d'eau en jaillit. Sélénia récupère l'eau au creux de ses mains et se débarbouille. Arthur la regarde faire avec amusement. Ça change de l'éternelle douche et son rideau collant. Il aperçoit une autre goutte, un peu plus grosse, au bout d'une feuille. L'enfant se met aussitôt dessous.
- Tu ne devrais pas te mettre sous celle-là, lui conseille la princesse.
- Ah bon ? Pourquoi ? demande Arthur, étonné.
- Elle est mûre, lâche-t-elle, avant que la goutte ne lâche à son tour et tombe sur Arthur.
Le voilà bloqué sous cette énorme masse, cette goutte gélatineuse dont il ne peut se défaire. On dirait une mouche assommée sous une crème caramel. Bétamèche est mort de rire.
- Tu t'es fait avoir comme un débutant ! lui lance-t-il, hilare.
- Aide-moi plutôt au lieu de rire comme une baleine ! Je suis coincé !! crie Arthur.
- J'arrive ! lui répond Bétamèche en sautant à pieds joints sur la goutte, histoire de jouer au trampoline.
Tout en sautant joyeusement, il chantonne une comptine très populaire chez les Minimoys : « Une petite goutte, tombée de bon matin Roulait jusqu'à la route, pour noyer son chagrin Personne ne l'écouté, personne ne lui tend la main Alors elle prend la route, et vous dit à demain ! » Sélénia ne lui laissera chantonner qu'un couplet. Elle sort son épée et tranche la goutte qui explose. Bétamèche se retrouve à cheval sur Arthur. Les deux garçons sont trempés et douchés pour la journée.
- J'ai une de ces faims, moi ! Pas toi ? dit Bétamèche comme si de rien n'était.
- On mangera plus tard ! coupe Sélénia en rangeant son épée et en taillant la route.
Bétamèche enfile son sac à dos et cherche son couteau à l'endroit où sa sœur l'a planté.
- Mon couteau ?! Il a disparu ?! s'inquiète-t-il. Sélénia ?! On m'a volé mon couteau !
- Bonne nouvelle ! Ça t'évitera de blesser quelqu'un ! lui rétorque sa sœur, déjà loin.
Le petit prince enrage, mais se résigne à rejoindre ses compagnons.
La grand-mère apparaît sur le perron de sa maison. Le soleil lui envoie une belle lumière, mais aucun signe d'Arthur. Les bouteilles de lait ne sont pas là non plus. Il y a un mot à la place. Elle le ramasse et le lit :
« Chère madame, votre compte est débiteur. Nous ne sommes donc plus en mesure de vous livrer, tant que vous n'aurez pas soldé votre dû. Bien à vous. Émile Johnson. Directeur de la Davido-Milk-Corporation. »
La grand-mère laisse échapper un petit rire, comme si la signature de ce méfait ne la surprenait pas.
Résignée, elle récupère la lampe-tempête dont la bougie a entièrement fondu, et rentre chez elle.
Bétamèche arrache une nouvelle boule rouge et l'engloutit.
C'est qu'il a faim, ce petit bonhomme.
Arthur en décroche une à son tour et la regarde, un peu sceptique.
- C'est mon plat préféré ! lui précise le petit prince, la bouche pleine.
Arthur renifle la boule un peu transparente, et croque dedans. C'est plutôt sucré, un poil acide. Ça fond sur la langue, comme une guimauve trop légère. Arthur est séduit et croque à nouveau dans la boule.
- Mmmh ! C'est bon ! avoue-t-il, la bouche pleine. C'est quoi exactement ?
- Des œufs de libellule ! lui dit Bétamèche.
Arthur se bloque, s'étrangle et recrache le tout, dégoûté. Bétamèche rigole et se ressert.
- Venez voir ! hurle Sélénia un peu plus loin, au bout d'un chemin.
Arthur la rejoint, tout en s'essuyant de son mieux.
Bétamèche arrache une grappe et le suit.
Sélénia est au bord d'un grand canyon, creusé par la main de l'homme.
Tout le long du canal, les humains ont planté, à la verticale et par espaces réguliers, de monstrueux tuyaux à rayures blanches et rouges.
Arthur est halluciné par cette horreur... qu'il a fabriquée. Il s'agit bien sûr de son canal d'irrigation, jalonné de pailles. Jamais il n'aurait imaginé que cet ouvrage, vu d'en bas, puisse être aussi laid.
- Quelle horreur ! s'exclame Bétamèche. Les humains sont vraiment fous !
- C'est vrai que, vu d'ici, c'est pas très beau, concède Arthur, embarrassé.
- Quelqu'un a une idée d'à quoi ça sert ? lance Sélénia, écœurée.
Arthur se sent obligé de fournir une explication, histoire d'atténuer le préjudice.
- C'est un système d'irrigation. Ça sert à transporter l'eau.
- De l'eau ?! Encore ?!! s'exclame Bétamèche. Mais on va tous finir noyés, dans cette histoire !
- Je suis désolé, je ne savais pas, concède Arthur, vraiment ennuyé.
- Tu veux dire que c'est toi qui as construit cette horreur ? s'inquiète le petit prince avec une mine de dégoût.
- Ben oui, mais c'était pour arroser les radis qui sont plantés tout le long !
- Ah ! Parce qu'en plus vous mangez ces trucs infects ?! Ils sont vraiment fous ces humains !
Sélénia est restée calme. Elle observe la construction, sans état d'âme.
- Espérons en tout cas que ton invention ne tombe pas entre les mains de M, parce que je vois d'ici l'usage qu'il pourrait en faire !
Arthur se raidit. À cause de la phrase, mais aussi à cause de ce qu'il voit, dans le dos de Sélénia.
- ... Trop tard, dit Bétamèche, qui a vu la même chose. Sélénia se retourne et aperçoit un groupe de séides qui avancent au fond du canyon. Quelques-uns sont sur des moustiks, les autres sont à pied et coupent les pailles à ras, à coups de tronçonneuse.
Les pailles ainsi coupées tombent au sol et roulent jusqu'au ruisseau, au milieu du canyon. Les pailles suivent ensuite le cours d'eau, comme les troncs coupés qui descendent les rivières.
Nos héros se sont jetés dans un buisson et observent le manège.
- Je me demande bien ce qu'ils vont faire avec mes pailles ?! se demande Arthur.
- Du moment qu'ils nous en débarrassent, je considère ça comme une bonne action ! répond Bétamèche.
Sélénia lui tape sur la tête.
- Réfléchis, avant de dire des âneries ! Ils savent que les Minimoys ne supportent pas l'eau et ils viennent de découvrir le moyen permettant de transporter l'eau... là où ils veulent. Son regard s'assombrit, comme si de noires pensées lui passaient au fond des yeux.
- ... Et où crois-tu qu'ils vont acheminer l'eau ? demande-t-elle, connaissant déjà la réponse.
Un séide coupe une nouvelle paille qui tombe dans un fracas épouvantable.
- Vers notre village ! réalise Bétamèche. Mais c'est horrible ! On va tous mourir noyés ! Tout ça à cause de l'invention d'Arthur ?!
Le petit garçon se sent tellement coupable qu'il ne parvient plus à respirer. Une grosse boule lui serre le ventre. Il se lève d'un seul coup, les yeux pleins de larmes, et s'en va vers le ruisseau.
- Où vas-tu ? chuchote Sélénia pour ne pas être entendue des séides.
- Je vais réparer mes bêtises ! dit-il avec beaucoup de dignité. Si tu dis vrai, les séides vont acheminer les pailles jusqu'à Nécropolis. Et moi avec !
Arthur bondit hors des fourrés et se jette dans la paille fraîchement coupée.
Les séides n'ont rien vu, trop occupés à leur sale besogne. Arthur invite de la main ses compagnons à le suivre.
- Il est vraiment fou ce garçon ! constate Bétamèche.
- Il est fou mais il a raison. Les pailles vont forcément finir dans la cité interdite... Et nous aussi ! ajoute Sélénia avant de bondir hors de sa cachette et de se jeter à son tour dans la paille.
Les séides n'ont toujours rien vu, mais leurs travaux les rapprochent régulièrement. Bétamèche soupire devant le peu de choix qui lui reste.
- Ils pourraient me demander mon avis de temps en temps, tout de même ! s'offusque-t-il avant de partir en courant pour rejoindre ses camarades.
Les séides arrivent jusqu'à la paille occupée par nos fuyards et la poussent à coups de pieds jusqu'au ruisseau. La paille se pose sur l'eau et commence à glisser. À l'intérieur, nos trois héros tournent dans tous les sens et c'est la panique.
- J'en ai marre de ces moyens de transport ! J'ai le dos en compote, moi ! se plaint Bétamèche.
- Donne-moi tes Moufs-moufs, au lieu de râler ! lui ordonne sa sœur.
- Si c'est pour me les mettre dans la bouche, pas question !
- Donne ! lui hurle la princesse avec autorité. Bétamèche ronchonne, mais sort les deux Moufs-moufs de son sac et les tend à sa sœur.
- On va boucher les orifices, explique Sélénia en jetant une boule de chaque côté.
- Des pastilles de flamande, vite !
Bétamèche prend sa sarbacane et y introduit une petite pastille blanche. Il souffle dans le tube en direction du Mouf-mouf qui se gonfle instantanément, se durcit et tourne au violet. Il fait la même opération à l'autre extrémité, et la paille se retrouve isolée de l'extérieur, totalement hermétique. Sélénia se frotte les mains.
- Comme ça, on ne risque pas de prendre l'eau !
- Et on va pouvoir voyager calmement ! ajoute Bétamèche, s'allongeant dans le creux de la paille.
Le voyage ne restera pas calme longtemps. Le petit ruisseau a rejoint un cours d'eau plus important, qui grossit à vue d'œil.
- C'est bizarre ce bruit sourd qui monte, vous ne trouvez pas ? questionne Arthur.
Sélénia tend l'oreille. Il y a effectivement une rumeur, un fond sonore comme une vibration très basse.
- Toi qui sais tout, tu sais où il va, ce cours d'eau ? demande Sélénia à Arthur.
- Pas exactement, mais tous les cours d'eau se rejoignent à un moment ou à un autre et finissent toujours au même endroit, c'est-à-dire...
Arthur réalise peu à peu ce qu'il est en train de dire.
- Les chutes de Satan !! hurlent nos trois héros, d'une seule et même voix paniquée.
C'est la fin du voyage de plaisance. Les premières pailles basculent dans l'insondable chute d'eau.
- T'as toujours de bonnes idées, toi ! se plaint Sélénia auprès d'Arthur.
- Je n'avais pas pensé que...
- Eh bien, la prochaine fois, pense avant d'agir !! hurle-t-elle. Bétamèche ?! Trouve quelque chose, il faut qu'on sorte d'ici !
- Je me dépêche ! Je me dépêche ! répond le petit prince qui vide une nouvelle fois son sac plein d'objets inutiles.
- Je ne comprends pas pourquoi vous vous affolez ? demande Arthur. Les Moufs-moufs bloquent les deux extrémités. Il ne peut rien nous arriver ! Et puis ces chutes ne sont pas si importantes que ça !.. Elles font à peine un mètre !
La paille se présente au bord de cette cataracte monstrueuse, haute de mille mètres en version Minimoy. Le tube bascule doucement et plonge dans le vide.
- Maman !! hurlent nos trois héros, mais le bruit assourdissant des chutes couvre leurs prières.
Après un plongeon de plusieurs secondes, longues comme des minutes, la paille tombe au milieu des tourbillons d'écume. Le tube s'enfonce, ressort, roule, puis, entraîne par le courant, finit par s'éloigner vers un petit lac, beaucoup plus calme.
- Je hais les transports en commun ! se plaint Bétamèche en refaisant son sac pour la énième fois.
- Les chutes sont passées. Ça va être plus calme maintenant ! assure Arthur.
Les pailles se dispersent au milieu du lac, trop tranquille pour être honnête.
Une créature saute à pieds joints sur leur paille, comme une voiture tombée du ciel.
Grâce à la transparence de la paille, on distingue l'empreinte de ses pieds. Et vu leur forme immonde, il y a de quoi s'inquiéter.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demande Bétamèche, tétanisé au fond de la paille.
- Comment veux-tu que je le sache ?! s'énerve Sélénia.
- Taisez-vous ! chuchote Arthur. Si on est silencieux, ça passera sûrement son chemin.
Arthur a raison, pendant trois secondes. Puis une tronçonneuse monstrueuse vient trancher la paille, à ras de Sélénia qui se met à hurler.
C'est l'horreur dans le compartiment. Les éclats pètent de partout et le bruit est insupportable. La paille est amputée, à ras du petit accordéon situé à ses deux tiers. Nos trois héros fuient à quatre pattes à l'autre bout, mais la créature a avancé d'un bond et les oblige à faire demi-tour. Nos héros se retrouvent dans l'accordéon, au bord de l'eau, au bord de la fin.
La créature tronçonne à nouveau, à ras de l'accordéon. Elle détache cette petite partie boudinée qui cache nos trois amis et qui semble être la seule partie qui l'intéresse.
Nos trois Minimoys sont terrorisés. Collés dans les bras les uns des autres, comme des Mül-müls. La créature est toujours debout sur l'accordéon à rayures. On ne voit toujours que le dessous de ses pieds. Mais quelque chose a dû l'interpeller, car on distingue maintenant l'empreinte de ses genoux, puis de ses mains. Elle s'est mise à quatre pattes. Sa tête apparaît à l'envers, dans l'ouverture de la paille. La créature a de longues nattes tressées de coquillages qui pendent dans le vide.
C'est un Koolomassaï. On dirait Bob Marley en version Minimoy.
L'homme relève ses lunettes de protection, observe un instant nos trois héros terrorisés et finit par lâcher un grand sourire qui dévoile ses belles dents blanches. Comme il a la tête en bas, son sourire est à l'envers et Arthur n'est pas sûr du signal.
« Qu'est-ce que vous faites là-dedans ? », questionne le Koolomassaï, hilare.
Sélénia hésite à répondre, surtout en voyant, au loin, un moustik s'approcher.
- Si les séides nous trouvent, on n'aura pas le plaisir de vous l'expliquer ! lui dit Sélénia sans humour.
Le Koolomassaï a compris le message.
- Un problème ? lance le séide qui vient de stabiliser son moustik au-dessus de ce qui reste de la paille.
- Non. Rien de spécial. Je regardais juste s'il n'était pas abîmé, répond l'employé avec nonchalance.
- Il n'y a que les tubes qui nous intéressent, cette partie-là ne nous intéresse pas, dit le séide en parlant de l'accordéon.
- Ça tombe bien ! Nous, il n'y a justement que cette partie qui nous intéresse ! Comme ça, on ne risque pas de se fâcher ! ajoute le travailleur avec humour.
Mais le séide n'aime pas l'humour, d'une façon générale.
- Dépêche-toi. Le maître attend, conclut le séide, dont la patience et l'intelligence semblent limitées.
- No problemo ! lance le Koolo. Bougez pas, chuchote-t-il à Arthur, je reviendrai vous chercher !
Puis il disparaît en sautant d'une paille à l'autre.
- Dépêchez-vous, le maître attend ! hurle le Koolo à ses camarades dispersés sur les autres pailles qui flottent sur le lac. Les travailleurs accélèrent pour montrer leur bonne volonté, mais le cœur n'y est pas. Un peu comme ces chauffeurs de taxi qui ralentissent quand vous êtes pressé.
Le Koolo se sert de sa perche pour guider les longs tubes vers un autre cours d'eau. Au passage, il sépare les accordéons et les pousse vers la rive. Nos trois amis ont suivi le conseil du Koolo et n'ont pas bougé.
Une espèce de grue, faite de bois et de lianes, attrape le petit morceau de paille boudiné et le jette au milieu d'un panier immense. L'accordéon tombe au milieu d'une vingtaine d'autres, une vraie récolte.
Le panier est accroché sur le dos d'un énorme insecte. C'est un gamoul, une espèce de scarabée très résistant qui sert souvent de mule. L'animal est aussi très utilisé dans les expressions populaires telles que « aussi têtu qu'un gamoul » ou encore (et c'est ici le cas) « chargé comme un gamoul ».
- Où sommes-nous ? s'inquiète Arthur.
- Sur le dos d'un gamoul. Pour l'instant ils nous cachent.
- Ils nous cachent pour mieux nous trahir ! lance Bétamèche. Comment peux-tu faire confiance à un Koolomassaï ! Ce sont les plus grands menteurs et baratineurs des sept terres réunies !
- S'il voulait nous trahir, il l'aurait déjà fait ! réplique Sélénia avec bon sens. Je pense qu'on va nous emmener dans un lieu sûr.