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Le Vaisseau atteignit les îles de Chakk après deux mois de voyage. Il s’ancra dans une baie profonde non loin de la côte et l’on déploya les navires d’escorte, à la fois comme protection en cas de présence hostile et pour transporter des groupes de reconnaissance jusqu’aux îles. Les îles de Chakk étaient trop battues par le vent et trop loin du continent pour abriter une quelconque population humaine permanente. Les éclaireurs localisèrent des sources d’eau douce et parvinrent à ramasser une petite quantité de baies et de tubercules comestibles. Sur l’insistance du roi, on forma une troupe de chasse qui s’en fut à pied essayer d’abattre le petit gibier que l’on pouvait trouver – des lièvres et diverses espèces d’oiseaux. Après trois heures d’efforts, les chasseurs s’en revinrent bredouilles ; nul à bord du Vaisseau de Yeldred n’était entraîné à chasser sur terre.
Sawyd offrit à Adelrune de l’emmener à terre à bord du Kestrel ; il accepta avec plaisir. Même si le Vaisseau de Yeldred était d’une taille si colossale que ni roulis ni tangage n’étaient perceptibles à son bord, le jeune homme ressentait un vif désir de poser les pieds de nouveau sur la terre ferme.
— Et comment vont les choses de ton côté ? demanda Sawyd lorsqu’ils furent ensemble à la barre du Kestrel.
— Plutôt bien, répondit Adelrune.
Il ne donna pas de détails, même s’il se doutait que Sawyd était au courant de sa liaison avec Jarellène.
Ils avaient renouvelé leurs ébats à huit reprises, chaque fois dans des endroits retirés, où ils s’accouplaient avec une brûlante intensité. Ils ne parlaient guère, ni durant l’acte ni après, et lorsqu’ils échangeaient quelques paroles, c’était sur des sujets sans importance. Adelrune s’interrogeait sur ses sentiments et ceux de Jarellène. Une partie de lui-même était amoureuse, mais une autre restait craintive et distante. Pour cette raison, et à cause du silence de Jarellène, il ne pouvait se résoudre à exprimer ses sentiments à voix haute.
Il cherchait en vain de l’aide parmi les histoires qu’il connaissait. Généralement, les liaisons de ce genre finissaient mal, ne serait-ce que lorsque les amants étaient abruptement séparés. Ainsi en avait-il été pour Sire Julver et Diamosine, la fille du Duc d’Acier, qui, dans les affres de son chagrin, s’était défigurée lorsqu’il avait été exilé du domaine de son père. Mais Jarellène n’était pas la jeune fille triste et timorée qu’avait été Diamosine. Pouvait-il la ranger du côté de la fière et tourmentée Loraille, qui avait attiré Sire Tachaloch dans son lit à la fois par pur ennui, et pour défier les lois établies ? Peut-être ; mais comment en être certain ?
Malgré toute l’énergie que consacrait Jarellène à leurs rendez-vous amoureux, Adelrune la sentait terriblement fragile. Comme le disait le Livre des Chevaliers, « son cœur se briserait plus facilement qu’une coquille d’œuf ». Quand il la prenait dans ses bras après le déchaînement de leur passion, elle appuyait la tête sur son épaule et sanglotait tout bas. Dans ces moments-là, il ne pouvait croire qu’elle ne fût pas amoureuse de lui ; il ouvrait la bouche pour lui révéler ses sentiments, et juste alors elle marmonnait qu’on l’attendait à la salle de musique dans dix minutes et qu’elle devait s’en aller à l’instant. Adelrune se retrouvait seul, à demi habillé, plus perplexe que jamais.
Alors la partie de lui-même qui craignait leur relation s’éveillait pour l’avertir des conséquences funestes de ses actes. Même si tout devait se dérouler pour le mieux, même s’ils n’étaient pas tous deux déjà condamnés au déshonneur comme l’avaient été Sire Quendrad et Albalte de Wyest, il ne pouvait ni demeurer à bord du Vaisseau de Yeldred, ni habiter au bout du monde pour le restant de ses jours. Il ne pouvait se permettre d’oublier sa quête de nouveau… Mais quand il évoquait en esprit l’image de la poupée, trop souvent se présentait aussi à son souvenir la nudité de Jarellène telle qu’il l’avait vue la première fois, et son désir se ranimait, le laissant à la fois brûlant d’agir et affaibli, audacieux et découragé.
— Tu as beaucoup joué de la lance ces jours-ci ? demanda Sawyd, le tirant de sa rêverie.
Adelrune lui adressa un regard surpris, mais elle gardait les yeux placidement fixés droit devant ; il décida d’interpréter la question de manière absolument littérale.
— Pas tellement, non. À vrai dire, depuis mon arrivée à bord du Vaisseau, je n’ai presque pas consacré de temps à mon entraînement aux armes.
— Eh bien, voici l’occasion rêvée. Nous faisons un arrêt aux îles pendant une semaine ou deux, au plus, et il faut profiter de ce peu de temps pour nous préparer de notre mieux. Aucun besoin de te dire que ce bouclier cérémoniel dont Sa Majesté t’a fait don ne vaut rien au combat. Veux-tu l’un des miens ? Il y en a trois dans ma cabine.
Adelrune remercia Sawyd et alla examiner les boucliers. Après réflexion, il choisit le plus lourd des trois, une rondache de bois bien construite, renforcée par une bordure d’acier. On y avait peint le Vaisseau de Yeldred avec force détails, flottant sur des vagues frangées d’écume rendues avec un art consommé.
Le Kestrel accosta et ses passagers débarquèrent, y compris Sawyd et Adelrune. Pendant une demi-heure, Adelrune erra sur l’île, prenant plaisir à sentir la terre immuable sous ses pieds. De hautes herbes couvraient le sol sablonneux ; plus loin de la côte, elles laissaient place à des plantes plus courtes ; de minuscules fleurs piquetaient le sol et quelques arbres tordus et rabougris défiaient le vent inlassable. Tout solitaire que fût cet endroit, il n’était pas sans un certain charme mélancolique.
Adelrune revint à la grève, où il trouva Sawyd se pratiquant au combat contre Urfil et Choor, deux de ses hommes. Quand elle le vit approcher, elle laissa Urfil et Choor se mesurer l’un à l’autre et se tint à l’écart, dans une posture de défi. Adelrune sourit et souleva sa lance dans sa poigne, ajustant le bouclier sur son bras. Puis il fonça sur Sawyd, la lance dangereusement pointée. Elle dévia la pointe sur son bouclier, frappa Adelrune de taille avec l’épée à la lame ondulée qu’elle affectionnait. Adelrune para, exécuta une feinte classique suivie d’un coup de bouclier, et la lame de Sawyd sauta de sa main. Adelrune recula pour mettre fin au combat, mais Sawyd tira une courte hache de sa ceinture et chargea avec un hurlement à glacer le sang. Adelrune, surpris, réagit trop tard. Si l’attaque de Sawyd avait été réelle, elle lui aurait brisé net le poignet, mais son adversaire retint le coup au dernier instant et éclata de rire.
— Pouah, quel piètre chevalier tu fais ! Si je maniais un balai, nous serions à armes égales.
— Reprends ton épée et essayons encore.
Ils essayèrent encore, et cette fois Adelrune eut l’avantage. Sawyd retraita, ajusta ses armes. « Une troisième passe, Sire Adelrune. » Et ils entamèrent une danse épuisante qui se prolongea plusieurs minutes, pour se terminer par la reddition de Sawyd.
— Assez, assez ! Je n’ai plus de souffle.
Avec un grognement, Sawyd se laissa choir sur le sable ; elle se débarrassa de son casque à plumet et dénoua ses cheveux bouclés, y passa ses doigts, haletante.
Adelrune s’assit à son tour. Il dit malicieusement :
— Je suis peut-être un piètre chevalier, mais je pourrais encore combattre, alors que tu ne serais même plus capable de tenir un balai.
Sawyd eut un bref éclat de rire essoufflé.
— Ayez pitié, Sire Adelrune. Vous êtes encore jeune, et moi j’aurai trente ans dans quelques mois. Les vieilles femmes ont le droit d’être fatiguées.
Elle se tut subitement, mais Adelrune pouvait lire ses pensées dans ses yeux. Je ne verrai sans doute jamais mes trente ans. Dans quelques mois, nous serons morts, toi et moi.
« Marchons un peu autour de l’île », dit Sawyd à voix basse, ce qu’ils firent. Après un long silence, elle demanda :
— Comment est-ce, de vivre enchaîné par la terre ? Ce doit être étrange de toujours voir la même contrée qui vous entoure, année après année.
— Eh bien… quand j’étais jeune, mes horizons ne s’étendaient pas loin. Faudace est bien plus petite en superficie que votre Vaisseau, mais je n’en ai jamais vu plus de la moitié. Elle m’est toujours apparue comme un vaste pays ; même maintenant que j’ai découvert tant de nouveaux paysages, il reste des mystères à Faudace qui me semblent plus profonds que tous ceux que j’ai pu rencontrer au-dehors… Peut-être est-ce simplement parce que je vois encore ma ville natale avec des yeux d’enfant.
— Que faisaient tes parents ? Ton histoire ne le disait pas.
Adelrune soupira, mal à l’aise, mais ne voulant pourtant pas refuser de répondre.
— Je n’ai jamais connu mes vrais parents, comme je crois l’avoir dit. Mon père adoptif, Harkle, était maçon avant que lui et Eddrin ne m’adoptent.
— Et elle, quelles étaient ses fonctions ?
— Elle était la femme de Harkle ; à Faudace, bien peu de femmes sont autre chose qu’épouses et mères.
— Mes deux parents travaillent à l’approvisionnement du Vaisseau, dit Sawyd. Mon père est porteur et ma mère magasinière. Ils étaient très surpris de m’entendre dire que je voulais entrer dans l’armée. Et toi, comment tes parents ont-ils réagi quand tu leur as dit que tu voulais devenir chevalier ?
Adelrune eut un soupir forcé.
— Ils ne l’ont jamais su. Je n’arrive pas à m’imaginer l’ampleur de leur indignation si je m’étais montré assez stupide pour les informer de ma décision. Chez moi, rien n’était aussi important que de suivre la Règle. Enfant, j’ai mémorisé chacun de ses cent Préceptes et la plupart des Commentaires. Je pourrais te citer le tout de mémoire des heures durant : page après page d’odieuses imbécillités.
Sawyd avait posé son bras sur celui du jeune homme, pour l’enjoindre de se taire.
— Je te demande pardon, dit-elle. Je n’aurais pas dû me mêler de ce qui ne me regarde pas. J’étais seulement curieuse, je ne voulais pas que tu me parles de choses qui te font si mal.
Adelrune haussa les épaules.
— Tu n’as pas à t’excuser. C’était une question toute naturelle. C’est moi qui devrais m’excuser, d’être resté amer longtemps après que cela a perdu toute importance. En fait, c’est une bonne chose que d’avoir une amie à qui se confier. Après Riander, tu es la deuxième amie que j’aie sur cette terre.
Il lui prit le bras, et ils terminèrent leur promenade autour de l’île en gardant un silence paisible. Quand ils revinrent à bord du Kestrel, Adelrune voulut rendre son bouclier à Sawyd, mais elle protesta :
— Non, non. C’était un cadeau, pas un prêt. Garde-le.
— Oh… Alors, je te remercie infiniment, Sawyd. Cela veut dire beaucoup plus pour moi que tu ne penses.
Adelrune retourna à bord du Vaisseau de Yeldred, empli d’une vague euphorie. Un manque dont il souffrait depuis une éternité avait enfin été comblé. Il lui vint à l’esprit qu’il avait ressenti une félicité similaire peu de temps auparavant, après sa plus récente rencontre avec Jarellène ; mais ce manque-là n’était jamais comblé bien longtemps, et de fait se faisait sentir à nouveau. Empli d’audace, comme s’il se savait invulnérable, il se rendit aux appartements de la princesse, demanda audience. Elle le reçut avec une grave courtoisie et bientôt se débarrassa de sa domestique en lui confiant une course. Les deux jeunes gens se rendirent dans la chambre de Jarellène et pour la première fois s’accouplèrent sur son lit.
Quand ils eurent terminé, Adelrune, se sentant languissant, s’allongea sur le couvre-lit parfumé. Jarellène s’habillait déjà et lui fit signe de l’imiter.
— Aline reviendra sous peu. Je crois même l’entendre…
Adelrune soupira, laça ses vêtements. Jarellène ouvrit la porte précautionneusement, mais on ne voyait Aline nulle part. Quand elle revint, Adelrune et Jarellène étaient de nouveau sagement assis de part et d’autre d’une table basse et discutaient du temps qu’il faisait.
Peu après, Adelrune prit congé. Alors qu’il sortait, Aline lui adressa un large sourire et un clin d’œil complice ; il hocha poliment la tête en guise de réponse. Si les choses devaient continuer sur cette erre, se dit-il, le Vaisseau tout entier serait bientôt au courant.
Le Vaisseau demeura aux îles de Chakk pendant douze jours. Puis, tôt un matin, peu avant le milieu de l’été, il leva l’ancre et offrit ses voiles à la brise. Avec une vitesse croissante, il s’en fut est-nord-est, vers le royaume d’Ossué.
La tension nerveuse à bord du Vaisseau était à son comble. L’armée permanente de deux mille hommes avait doublé de taille, si l’on comptait les réservistes et les nouvelles recrues. On manquait de métal pour forger les armes : partout à bord, on fit don d’ustensiles, de gobelets, de chaudrons, qui étaient fondus et coulés en pointes de lances et en épées dans les petites forges à la poupe.
Les conseils de guerre dans l’Octogone étaient devenus moins fréquents, depuis que le moindre détail des plans avait été réglé ; après la troisième répétition, le roi Joyell finissait par trouver tout cela ennuyeux. Adelrune eut un peu plus de temps à lui ; comme il ne pouvait pas le passer tout entier avec Jarellène, il s’affairait à explorer le Vaisseau et parfois à s’entraîner au combat avec Sawyd ou les hommes de son équipage. Quand la nuit tombait, épuisé, il s’abandonnait au sommeil, et nulle pensée ne venait troubler son esprit.
La fin de leur voyage arriva. Des nids-de-pie au sommet des mâts, perchés à une hauteur inimaginable au-dessus du pont, vint un cri annonçant que la terre était en vue. Le Vaisseau ferla immédiatement la plupart de ses voiles, obliqua vers le nord et mit à l’eau deux corvettes, le Harpon et la Belle Issia, pour servir d’éclaireuses. Les corvettes revinrent peu après l’aube du jour suivant ; elles avaient méticuleusement examiné la côte et une carte avait été dressée. Le roi, ses deux chefs de guerre et Adelrune se réunirent dans l’Octogone afin de comparer, avec l’aide de la maîtresse-cartographe du Vaisseau, la carte avec leurs archives des côtes d’Ossué.
« Ici. » La cartographe indiquait du doigt la section de la côte qui correspondait le mieux à la carte approximative fournie par les éclaireurs.
— Vous voyez ce cap ? Ce doit être la Tête-de-Sorcière. Ces avancées de rochers seraient donc les Dents.
Gérard le Molosse était hésitant. « Nous ne pouvons pas nous permettre de nous tromper », dit-il d’un ton sentencieux, mais la cartographe insista, sûre d’elle.
— Aucun autre endroit ne correspond si bien à la carte. Cela nous situe à six lieues de Kwayne. Pourquoi doutez-vous tant du travail des navigateurs, messire ?
— Ayez foi, Gérard, dit le roi. Tout se passe comme prévu. Mettons le cap plein nord, et nous serons au bon endroit d’ici la tombée de la nuit. Que tous commencent leurs derniers préparatifs ! Sire Adelrune, à partir de maintenant, vous serez sans cesse à mes côtés, jusqu’au moment où nous poserons le pied sur la place centrale de Kwayne !
Le Vaisseau leva l’ancre, se dirigea vers le nord. Le vent soufflait dans la direction idéale, avec tout juste la force voulue ; le roi vit cela comme un bon présage. Il s’était retiré dans ses quartiers et, d’impatience, arpentait les pièces comme un animal en cage. Pendant une heure ou deux, il daigna s’asseoir et se mesurer à Adelrune aux échecs. Le jeune chevalier y avait souvent joué avec Riander, mais son esprit était ailleurs ; le roi le rossa comme un débutant.
Le soleil se coucha ; peu après, les navigateurs firent obliquer le Vaisseau vers la côte. Toutes les lumières à bord avaient été éteintes, afin que le Vaisseau ne soit pas visible de la terre. Les vingt corvettes étaient prêtes à être déployées, chacune bondée de deux cents soldats.
Le roi s’était rendu à l’Octogone, suivi par Adelrune, pour l’ultime conférence avec ses chefs de guerre. Gérard l’accompagnerait à bord du vaisseau amiral, tandis que Possuyl serait à bord d’un autre navire, sur lequel il agirait comme commandant en second. Peu avant minuit, Adelrune sollicita du roi l’autorisation de sortir un instant ; il quitta l’Octogone, s’engagea dans un corridor quasi désaffecté, ouvrit la porte d’un petit placard. Dans le placard l’attendait la princesse Jarellène, comme elle l’avait promis dans le mot qu’elle lui avait fait porter peu avant. Adelrune et elle s’étreignirent avec une ardeur désespérée.
Sa chair était tiède, sa peau embaumait le parfum et la sueur. L’atmosphère suffocante du placard avait sa part de responsabilité, mais la principale coupable était clairement l’angoisse. Jarellène se nicha contre Adelrune, noua ses doigts derrière le cou du jeune homme tandis qu’elle pressait sa bouche contre la sienne au point de leur meurtrir les lèvres. Quand elle se retira, ses yeux étaient pleins de larmes.
— Tu dois faire attention, lui dit-elle. Je ne veux pas que tu sois blessé.
— Nul ne sait ce qui nous attend. Je te promets d’être prudent, mais je me dois de suivre ton père.
— Ce n’est pas assez ! insista-t-elle. Tu dois me promettre que tu ne seras pas blessé. Promets-le-moi !
— Jarellène, je ne le puis. Personne n’a un tel pouvoir sur l’avenir.
— Bien sûr que si ! Mon père le possède. Il est le roi ; même le Destin lui obéit. Tu es son favori ; pourquoi ne t’obéirait-il pas aussi ?
L’éclat de ses yeux n’était pas dû seulement aux larmes ; une pointe de folie s’y voyait également. Peut-être, se dit Adelrune, Jarellène était-elle trop angoissée pour se montrer rationnelle. Mal à l’aise, il essaya de la raisonner.
— Je te jure que je prendrai toutes les précautions possibles. Il n’est pas question que je risque ma vie en vain. J’ai reçu une excellente formation au combat – une formation qui dépasse de loin celle de tous les autres chevaliers de Yeldred, même si je ne le répéterais jamais publiquement. Je serai en sécurité, Jarellène : ton père me gardera auprès de lui. Si tu crois qu’il commande au destin, il s’ensuit que sa puissance me protégera de même.
— Tu te moques de moi, l’accusa-t-elle. Tu me parles comme mon père me parlait quand j’étais toute petite et que je piquais des crises de rage.
— Je sais que tu as peur pour moi ; je tente seulement de te rassurer.
— Je ne veux pas que tu me traites à la légère, dit-elle, la bouche tordue en une moue d’angoisse. Je ne suis pas folle, et lui non plus. Oh, Adelrune, tu n’as pas l’air de comprendre que je t’aime !
C’était la première fois qu’elle le disait. Et Adelrune, à l’étroit dans le placard étouffant éclairé seulement par un moignon de chandelle, les narines emplies de la sueur de Jarellène et de la sienne, son sexe douloureusement enflé, sut qu’elle n’était pas vraiment sincère. Elle se raccrochait à ce qu’elle appelait de l’amour, mais ce n’était qu’un semblant, une obsession soigneusement entretenue qui lui servait de rempart contre ses peurs, sa crainte de la folie. Adelrune sentit son cœur se gonfler, mais ne savait si c’était d’amour ou de pitié.
« Je… Je sais », murmura-t-il. Aurait-il dit la vérité s’il avait affirmé qu’il l’aimait en retour ? Il espérait qu’elle entendrait dans ses paroles ce qu’elle voulait y entendre. Mais elle pouvait lire ses émotions sur son visage : de si près, il ne pouvait le contrôler adéquatement.
— Tu ne crois pas que je t’aime, dit-elle d’une voix tragique.
Adelrune essaya de trouver une réponse, ne put que bredouiller des paroles sans suite. À cet instant, il avait tout oublié des leçons de Riander sur l’usage des faux-fuyants ; il était si troublé qu’il ne parvenait plus à dissimuler quoi que ce soit.
— Je t’aime ! Je te le jure, je t’aime ! s’écria Jarellène.
Adelrune la fit taire en posant deux doigts sur ses lèvres, craignant qu’on ne l’entende. Elle embrassa ses doigts, mordit sa paume ; c’était à la fois un geste d’amoureuse, à la fois une marque de colère.
— Je t’aime, répéta-t-elle, en larmes. Comment peux-tu en douter ?
— Je t’en prie, Jarellène… Votre Altesse… Vous ne devez pas vous mettre dans un état pareil. Je comprends l’intensité de tes sentiments à mon égard… Mais ce n’est pas le temps d’en discuter. Quand je reviendrai d’Ossué, nous en parlerons. Tu te sentiras mieux et…
— Va-t’en, gémit Jarellène, le visage défait, va-t’en !
Adelrune ouvrit la porte du placard et sortit, les jambes tremblantes. Ne sachant plus que faire, il commença à la refermer, puis choisit de la laisser entrouverte et s’enfuit dans le corridor.
Quand il fut parvenu sur le pont du Vaisseau, il resta un long moment à respirer l’air nocturne, attendant que Jarellène apparaisse en hurlant, que le roi arrive à son tour, une épée dénudée à la main, à moins que ce ne soit une paire d’anneaux nuptiaux… Rien ne se passa. Quand il se sentit capable de dissimuler son bouleversement, il revint à l’Octogone et au conseil de guerre. Gérard le Molosse lui adressa un reniflement inquisiteur, mais Adelrune ne fournit aucune explication pour sa longue absence.
Bientôt, le Vaisseau de Yeldred mit cap droit vers l’est ; deux heures plus tard, il avait atteint la position prévue. Les vingt navires d’escorte furent déployés. Chacun des six chevaliers de Yeldred fut assigné à l’une des corvettes. Le roi Joyell, Gérard le Molosse et Adelrune se trouvaient à bord de la Foudre, le fleuron de la petite flotte. Possuyl commandait la Nuée Grise, sur leur gauche.
La côte d’Ossué et l’embouchure de la rivière Lianne n’étaient pas loin. Kwayne était située à quelques milles à l’intérieur des terres, sur les rives de la Lianne. Il était absolument inconcevable que le Vaisseau remonte une rivière ; mais les corvettes étaient suffisamment petites et manœuvrables. Le plan était donc de filer droit sur la capitale et d’attaquer avant l’aube. Kwayne n’ayant pas de fortifications dignes de ce nom, il ne se présenterait pas d’obstacles significatifs à l’assaut.
Il demeurait encore un cerne rose à l’horizon occidental, mais le reste du ciel était sombre. Les corvettes filaient vers le rivage.
Adelrune se tenait auprès du roi à la proue de la Foudre. Soudain, des voix s’élevèrent derrière eux ; un instant plus tard, la princesse Jarellène courut jusqu’à la proue, suivie par un Gérard furieux.
— Votre Majesté ! Son Altesse n’a pas sa place ici !
Joyell fronça les sourcils en direction de sa fille.
— Je croyais que tu devais rester à bord du Vaisseau.
Jarellène lui adressa un regard plein de défi – mais ce n’était guère plus qu’un rapide coup d’œil ; c’était surtout sur Adelrune que se portait son regard, où brillait de nouveau une lueur de démence.
— Je n’ai jamais rien promis de tel, Père, dit-elle en fixant toujours Adelrune, lequel avait la mort dans l’âme. Vous avez supposé que j’avais acquiescé à vos désirs. Mais de quel droit me priveriez-vous d’assister à notre triomphe sur Ossué ? Mon plus cher désir est de me trouver à vos côtés en ce moment.
Gérard entreprit de protester, mais Joyell lui coupa la parole.
— Allons, Gérard ! Vous devriez être ravi que ma fille ait hérité du caractère de son père ! De toute façon, il est trop tard. Jarellène, je suis fâché, mais je te pardonne, à une condition : que tu laisses Sire Adelrune être ton protecteur durant cette aventure. D’accord ?
Jarellène sourit, inclina la tête. « Soit, mon père. » Elle s’approcha d’Adelrune jusqu’à pouvoir lui murmurer à l’oreille :
— Je t’avais dit que je t’aime ; en voici la preuve. Je n’allais pas te laisser partir sans moi ; je ne te quitterai plus désormais.
Adelrune, malgré toute la haine qu’il vouait aux corrections qu’il avait reçues sa vie durant, eut une terrible envie de la frapper. Il garda un contrôle strict sur ses émotions et répondit d’un ton égal : « Je vous protégerai de mon mieux, Altesse. »
— Trêve de bavardage, grommela Gérard. Il pourrait y avoir des postes de garde à l’embouchure de la rivière. Je vous rappelle, Majesté, l’importance d’être silencieux et discrets.
Mais du nid-de-pie de la Foudre vint un sifflement d’alarme. Gérard jura.
— L’alignement est brisé ; nous risquons une collision ! Quel est l’imbécile responsable ?
À cet instant un chœur de cris de guerre s’éleva droit devant ; une fleur jaune pâle s’épanouit sur l’eau. La lumière qu’elle jetait révéla une petite galère, qui ne dépassait pas la moitié de la taille des navires de Yeldred. La fleur fut projetée dans les airs, s’enfla tandis qu’elle fondait sur la Foudre. Des cris d’alerte se communiquèrent d’un navire à l’autre. La fleur s’écrasa dans l’eau à moins de trois verges de la coque, s’abîma dans un rejaillissement de vapeur.
« Tous à l’abri ! » hurla Gérard le Molosse. D’autres fleurs s’épanouirent : des boules de goudron enflammées, tenues par les bras de catapultes. Adelrune en compta sept. L’une après l’autre, elles furent projetées vers les forces de Yeldred. Quatre manquèrent leur cible, une porta un coup oblique à la Belle Issia, et deux s’abattirent sur le pont de la Comète et du Ceste. L’attaque était tellement imprévue que les soldats de Yeldred étaient lents à réagir ; l’ennemi en tira profit pour se rapprocher.
À bord de la Comète, le feu fut rapidement maîtrisé, mais l’autre boule de feu avait frappé le Ceste de plein fouet et s’était répandue en mille morceaux embrasés, enflammant la grand’voile et une bonne partie du pont, blessant gravement douze hommes d’équipage.
Gérard aboya des ordres ; les navires de Yeldred retrouvèrent leur cohésion, virèrent pour s’éloigner de leurs antagonistes. Ces derniers, toutefois, avaient fait force de rames tout ce temps et se trouvaient maintenant à portée d’armes légères. Des archers envoyèrent des nuées de flèches vers les navires de Yeldred.
À bord de la Foudre, le premier instant de surprise passé, Adelrune avait réagi aussi promptement qu’il en était capable. Empoignant le bras de Jarellène sans le moindre ménagement, il la traîna vers la cale, la força à descendre une échelle avec une telle poussée qu’elle faillit tomber. Jarellène protesta. « Taisez-vous ! » lui ordonna Adelrune. Il prit conscience que le roi ne les avait pas suivis. Il ne doutait pas que, dans son exaltation, Joyell serait inconscient du danger. Le devoir du jeune chevalier s’étendait à assurer sa protection autant que celle de sa fille. « Restez ici », dit-il à la princesse. « Je dois amener votre père à l’abri également. » Et il remonta l’échelle en trois bonds.
Quand il fut de nouveau sur le pont, il vit Joyell se tenant toujours à la proue, bravant ses ennemis. Une boule de goudron enflammée se fracassa contre la coque d’un navire voisin, suscitant un concert de cris de panique. Adelrune hurla au roi de se mettre à couvert, mais il ne semblait pas l’entendre. Gérard, donnant ses ordres à une allure folle, ne pouvait porter assistance à son souverain. Adelrune courut auprès de Joyell, le prit par le bras, essaya de l’emmener à l’abri. Le roi se débattit, beuglant de rage.
Adelrune entendit la voix de Jarellène derrière lui. Il se retourna, vit qu’elle l’avait suivi sur le pont. « Non ! » cria-t-il. « À couvert ! Rentrez à couvert ! » Et il se mit à entraîner le roi à la force des poignets.
Il ne saurait jamais pourquoi Jarellène se mit alors à courir vers eux. Il préférait croire qu’elle venait lui prêter main-forte, qu’elle craignait pour la sécurité de son père et voulait qu’il fût emmené à l’abri au plus tôt.
Quelle qu’en soit la raison, elle courut vers eux, droit dans la trajectoire des flèches d’Ossué. Une grêle de missiles s’abattit sur le pont ; Jarellène fut touchée et tomba.
Adelrune hurla son nom. Lâchant sa prise sur le roi, il bondit vers elle. Joyell courait derrière lui.
La princesse reposait sur le côté, entourée de traits ennemis, certains enfoncés dans les planches du pont comme d’étranges jalons. Une flèche avait traversé sa gorge de part en part. Adelrune ne vit plus aucune trace de conscience dans ses yeux écarquillés. Il toucha son épaule ; sa chair était encore tiède, mais il sut qu’elle était morte.
Adelrune prit le corps de Jarellène dans ses bras. Tandis qu’il se redressait, une autre volée de flèches frappa le vaisseau, plus près de la proue. Il se hâta de descendre dans la cale, le roi sur ses talons.
Yeldred retourna enfin l’attaque. Les archers du Vaisseau décochèrent leurs flèches, les navires prirent une position défensive. À bord du Kestrel, Sawyd vit une occasion tactique et vira en direction d’une galère ennemie. Le Kestrel éperonna la galère, brisant net toutes les rames à bâbord. La galère s’immobilisa sous le coup, et une vingtaine de soldats de Yeldred sautèrent à son bord. Une autre boule de feu s’épanouit soudain, mais le bras de la catapulte fut brisé avant que le missile ne puisse être lancé ; la boule de feu tomba sur le pont de la galère, et les flammes commencèrent à se répandre.
Le cours de la bataille changea ; menées par Gérard et Possuyl, les forces de Yeldred fondirent en bloc sur les galères ennemies. Ces dernières, privées de l’avantage de la surprise, ne purent opposer une résistance suffisante. Trois furent rapidement prises à l’abordage et leurs équipages tués. Les quatre autres tentèrent de fuir ; trois des navires de Yeldred les rattrapèrent et bientôt le capitaine de la flotte ennemie fut capturé. Trois des quatre galères se rendirent ; la quatrième tenta de prendre la fuite en longeant dangereusement la côte, espérant que les corvettes ne se risqueraient pas à la suivre. Elle tomba victime de son propre pari, déchira sa coque sur des récifs et coula.
Gérard le Molosse descendit sous le pont parler avec le roi. Un homme de haute taille, chargé de chaînes, le suivait. Gérard renifla, toussa. « Voici le capitaine de la flotte », dit-il à mi-voix. Le roi, jusque-là, n’avait eu d’yeux que pour le cadavre de sa fille ; son regard s’en détourna avec une infinie lenteur et vint se fixer sur Gérard et le captif.
— Qui êtes-vous ? demanda le roi d’un souffle rauque.
— Gauvain de Thiroille, répondit l’homme, secouant sa chevelure sombre dans un geste de défi. Capitaine de la flotte défensive du royaume d’Ossué.
Le visage du roi Joyell devint écarlate ; ses mains formèrent des serres à ses côtés. Adelrune était resté, silencieux, auprès de lui depuis que Jarellène avait été tuée ; les émotions du jeune chevalier étaient prises dans un tel tourbillon qu’il avait été incapable de la moindre action. Mais, alors qu’il contemplait Gauvain de Thiroille et le souverain, quelque chose éclata en lui et l’emplit d’une clarté de vision et de résolution qui lui avait manqué depuis qu’il avait mis pied à bord du Vaisseau de Yeldred.
Le roi avait commencé à lever les bras en direction de Gauvain, qui le foudroyait du regard. Adelrune éleva la voix d’un ton moqueur.
— Ne vous gênez pas, Majesté ; attaquez-le, griffez-le, que son sang coule sur les planches ! Vous avez déjà tué votre fille, ne vous reste plus qu’à tuer votre fils.
Joyell se tourna vers Adelrune, interloqué. Gérard le Molosse prit une immense inspiration, mais avant qu’il puisse protester d’un rugissement, Adelrune reprit la parole.
— Votre fils, mon roi ! Cet homme est de votre sang, du sang de Yeldred. Il est parent avec chacun sur ce navire, avec la population du Vaisseau tout entier. Comment pourrait-il en être autrement ? Le peuple d’Ossué n’a jamais compté de marins. Qui donc auraient-ils pu contraindre à servir à bord de leur flotte, sinon ceux du sang de Yeldred ? Pendant un siècle, vous avez sacrifié le fleuron de votre jeunesse pour payer la construction de votre Vaisseau. Gauvain ! Était-ce votre mère qui venait de Yeldred ? Votre père ? Votre père, donc. Pourquoi guerroyez-vous contre votre propre peuple ?
— Je suis du peuple d’Ossué, dit Gauvain froidement. Toute ma vie d’adulte, j’ai servi la défense du royaume. Nous avons gardé notre flotte en service actif, année après année, depuis le départ du Vaisseau de Yeldred, précisément afin de nous protéger contre une telle attaque. Je n’éprouve aucune loyauté envers ceux qui ont trahi mon père et l’ont vendu comme une tête de bétail.
Gérard poussa un cri de fureur. Adelrune cria plus fort.
— Il a raison, Gérard ! La jeunesse de Yeldred a été vendue comme du bétail. Voilà le péché qui pèse sur votre âme. La honte devrait vous étouffer ; mais vous préférez apporter la violence et la mort à Ossué, comme si cela devait racheter votre faute ! Les deux contrées sont complices d’un crime, ceux qui vendirent et ceux qui achetèrent. Et voilà où cette folie vous a menés ! Votre fille est morte, Joyell. Vous ne pouvez rien y changer. Et la faute vous en revient, ô mon roi. Vous qui aviez fait serment de vous venger en attaquant Ossué, quand la faute était vôtre depuis le début ! C’est vous qui l’avez tuée, Majesté, son sang est sur vos mains ! Regardez-vous ! Voyez cette démence que vous avez causée !
Le regard de Joyell revint au frêle et pitoyable cadavre de sa fille, étendue sur les planches tachées de sel, son visage tordu par la douleur, le sang caillé sur le pourtour de la déchirure à son cou. Adelrune vit trembloter la lueur de rage dans les yeux du roi et conclut son argumentation.
— Combien faudra-t-il encore de morts pour vous satisfaire, Majesté ? N’y a-t-il pas eu assez de meurtres, de douleur et de larmes ? Au nom de votre défunte fille, qui ne put jamais vivre sa vie comme elle le souhaitait, je vous conjure de mettre fin à cette folie. Elle ne sert à rien ; elle n’a pas le moindre sens. Tout cela est complètement futile.
Sa voix avait faibli graduellement ; il chuchota les dernières paroles, prit une inspiration, mais ne put continuer ; son esprit était vidé de ses mots. Le roi baissa la tête, s’agenouilla auprès de sa fille et se mit à pleurer en silence. Il n’y avait plus besoin d’autres mots. Adelrune avait réussi à le replonger dans le désespoir. Marchant péniblement, il sortit sur le pont et s’appuya contre un des mâts, respirant avidement l’air frais.
Gérard le Molosse l’avait suivi. Dans la lumière qui filtrait de sous le pont, Adelrune croisa son regard.
— Je me souviens de votre avertissement, Molosse. Allez-vous me tuer maintenant ?
Mais Gérard le Molosse baissa les yeux et secoua la tête, comme pour en déloger une idée absurde. Il se détourna, donna des ordres. La flotte vira de cap et rejoignit le Vaisseau de Yeldred.
Avec l’aube, le Vaisseau mit cap au nord-ouest, vers les marches de l’océan sans limites qui bordait le monde.
Toute la nuit qui suivit la bataille, Adelrune arpenta le pont principal du Vaisseau. Le soleil se leva enfin ; Adelrune errait toujours sur l’immense Vaisseau. La forêt s’élevait à sa gauche ; il se tenait loin de ses arbres. Par pur hasard, il rencontra Sawyd, laquelle lui demanda :
— Sais-tu ce qui se passe ? Nous avons reçu l’ordre de retraiter ; j’ai essayé de trouver le Molosse pour lui demander des explications, mais personne ne sait où il est. Crois-tu que nous attaquerons demain soir ?
— J’en doute fort, dit Adelrune. Je crois bien avoir mis fin à cette guerre.
Ce disant, il sentit sa gorge se serrer presque à l’étouffer. Sawyd lui prit le bras, inquiète.
— As-tu été blessé ? Tu devrais t’asseoir. Tu m’as l’air d’avoir subi une commotion ; c’est fréquent au combat. Viens, assieds-toi.
Avec hébétude, Adelrune plia son corps à la taille et s’assit sur une caisse de bois. Sawyd délia son armure, tâta adroitement son corps à la recherche d’une blessure.
« Je n’ai pas la moindre égratignure », déclara Adelrune, puis il ajouta : « Jarellène est morte. » Les mots étaient sortis de sa bouche beaucoup plus facilement qu’il ne l’avait craint.
— Elle a été frappée d’une flèche. Je n’arrive toujours pas à croire à quel point le corps d’un homme est chose fragile. Riander a essayé de me l’apprendre, mais on ne peut pas vraiment comprendre avant d’avoir vu quelqu’un mourir.
— La princesse Jarellène morte ? (Sawyd était atterrée.) Mais pourquoi était-elle à bord de la flotte ? N’était-elle pas censée demeurer à bord du Vaisseau ?
— Elle l’était, répondit Adelrune d’une voix tendue. Mais elle s’est glissée à bord de la Foudre. Elle voulait prouver… Elle avait quelque chose à prouver, a-t-elle dit. Quand nous sommes tombés dans l’embuscade, je l’ai emmenée dans la cale… Je lui avais dit de rester là, mais elle m’a suivi quand je suis remonté sur le pont… J’ai lutté avec le roi, pour le forcer à se mettre à l’abri ; Jarellène est venue me prêter main-forte… Et une flèche l’a transpercée.
Il s’agrippait au bras de Sawyd en racontant son histoire, tant il se sentait étourdi. Après avoir pris une longue inspiration, il continua.
— Je me suis servi de sa mort. Le roi était prêt à noyer Ossué dans le sang pour la venger. Mais je suis intervenu : je l’ai accusé, devant tout le monde, d’être responsable de sa mort. Je l’ai poussé au désespoir. Voilà pourquoi nous avons retraité : parce que je l’ai convaincu que tout cela était futile.
Adelrune se tut. La clarté qui l’avait empli alors qu’il prononçait son discours à bord de la Foudre s’était depuis longtemps dissipée. Maintenant, il ne savait plus quel était le chemin à suivre, si tant était qu’il y en eût encore un.
— Penses-tu pouvoir marcher un peu ? demanda doucement Sawyd. Tu devrais être au lit. Je peux t’emmener à mes appartements, j’ai une chambre d’amis qui te plairait.
Adelrune hocha la tête distraitement, se remit sur pieds. Tandis qu’il marchait appuyé au bras de Sawyd, il lui dit :
— Une chose me terrifie : alors que je parlais au roi, je me suis rendu compte que certains de mes mots sortaient tout droit de la Règle. À un moment, j’ai cité un discours du Didacteur Mornude mot pour mot, en imitant jusqu’au ton de sa voix. Comme s’il parlait à travers moi. J’ai abjuré la Règle et ses insanités alors que j’étais encore enfant. Je me suis libéré de son influence lorsque j’ai quitté la maison de mes parents adoptifs pour devenir le pupille de Riander. Et maintenant, après toutes ces années, je me surprends à l’entonner comme un hymne. Que suis-je donc, Sawyd ? J’ai trahi le roi ; je n’ai pas pu empêcher la mort de Jarellène. Riander ne m’avait pas prévenu que c’était cela, être chevalier. J’ai dû échouer quelque part, mais où ?
Sawyd ne répondit pas ; elle l’emmena à sa chambre d’amis et lui administra une potion somnifère. Bientôt il sombra dans une torpeur agitée, emplie de cauchemars incohérents.
Il se réveilla tard dans la soirée. Sawyd, assise dans le salon, se leva quand il fit son entrée.
— Tu te sens mieux ?
— Un peu, oui. Que s’est-il passé pendant que je dormais ?
— Le Vaisseau a mis le cap au large, mais personne n’a expliqué pourquoi. Il paraît que Possuyl est dans une colère noire et qu’il s’est rendu au Palais ce matin pour exiger que nous retournions à l’attaque. On ne l’a pas revu depuis.
— Combien de pertes avons-nous essuyées ?
— Au total, moins d’une centaine, dont seulement neuf morts. Le Ceste a été lourdement endommagé, mais il a pu revenir jusqu’au Vaisseau ; nous pourrons le réparer. Il n’y a eu… aucune nouvelle à propos de la princesse Jarellène. Ceux qui ont assisté à sa mort n’ont pas ouvert la bouche.
— Je devrais sans doute te quitter maintenant. Je crains fort que Gérard le Molosse ne m’accuse de trahison ; je ne voudrais pas te voir impliquée en guise de remerciements pour ta bonté.
— Reste ici, dit Sawyd. Tu es mon ami ; je ne t’abandonnerai pas. Oublies-tu combien de personnes te doivent la vie ?
— Je t’en prie, ne dis pas cela !
— C’est la pure vérité. Te souviens-tu quand je t’ai dit à quel point je craignais les conséquences de l’exaltation guerrière de Joyell ? Adelrune, que ça te plaise ou non, tu as sauvé des centaines de vies.
— Pas celle de Jarellène.
— Non ; pas celle-là. Je pleure Jarellène, mais j’ai déjà vu la mort ; je peux quand même me réjouir que tant d’entre nous survivent, alors que nous aurions pu mourir. Je comprends que m’entendre dire cela te met en colère.
— Je ne suis pas fâché, Sawyd. Je suis seulement si… fatigué. Je me sens vieux. N’est-ce pas extraordinaire ? Dans la maison de Riander, j’ai vieilli de plusieurs années en l’espace d’une nuit, mais j’ai l’impression d’avoir pris bien plus d’âge depuis que je suis parti.
— Je me sentais comme toi, la première fois que j’ai vu la mort de près. Cela te passera.
Sawyd serra la main du jeune homme dans la sienne, essayant de le réconforter un peu. Mais Adelrune secoua la tête, comme un vieillard frêle et tremblant.
Plus tard dans la journée, la nouvelle de la mort de la princesse Jarellène fut rendue publique. La population entière du Vaisseau fut frappée de consternation. Les circonstances exactes du décès n’étaient pas mentionnées, à part pour indiquer qu’elle avait choisi d’accompagner son père à bord de la Foudre et n’avait pas survécu à la bataille. Dans les heures qui suivirent, Sawyd surprit une demi-douzaine de rumeurs spéculant sur la façon dont Jarellène était morte, la plus outrancière voulant que la princesse se soit suicidée pour protester contre l’attaque d’Ossué. Si ces histoires circulaient partout à bord, même ceux qui se montraient les plus ardents à les propager ne semblaient guère y croire ; ce n’était peut-être qu’un moyen de se distraire de leur choc et de leur tristesse.
Deux jours plus tard, au coucher du soleil, le corps de la princesse Jarellène fut rendu à l’océan. Elle n’était pas vêtue de ses habits royaux, mais de la simple tunique et de la jupe qu’elle affectionnait. La minuscule horloge sur son ruban de soie était attachée à son poignet gauche. Une fenêtre de cristal avait été pratiquée dans le couvercle du cercueil, afin que la lumière des profondeurs ne soit pas soustraite à son visage. Le cercueil fut mis à la mer à partir du château arrière. Il chut sur une vaste distance avant de crever la surface et de s’enfoncer dans un rejaillissement d’écume.
Le roi Joyell était présent à la cérémonie, mais son regard était morne et atone. Quand tout fut terminé, il quitta la scène en jetant des coups d’œil interloqués de-ci de-là comme s’il se demandait ce qu’il était venu faire ici.
Adelrune se tenait à l’écart, en compagnie de Sawyd. Il n’était pas retourné à ses appartements au palais royal ; à l’insistance de Sawyd, il avait continué à loger chez elle. Elle l’avait aidé à se dépouiller d’une partie de sa mélancolie, et même s’il pleurait toujours la perte de Jarellène, il ne se sentait plus coupable d’être resté en vie.
Officiellement, le Vaisseau n’était plus en guerre ; le roi étant trop éperdu pour donner des ordres et Gérard aussi muet que son souverain, Possuyl en avait revendiqué le commandement, mais sans succès. Suivant les liens du sang, le commandement se trouvait échoir maintenant au cousin du roi, Lord Melborne, un homme tranquille d’âge moyen dont le caractère était tout sauf décidé. Pendant une semaine, le Vaisseau garda le même cap, jusqu’à ce que les navigateurs conseillent de virer au sud plutôt que de continuer vers des régions pour lesquelles ils ne disposaient que de cartes rudimentaires.
Le Vaisseau de Yeldred mit donc cap au sud et le maintint jusqu’à revenir en vue de la terre. Plus par réflexe que par intention consciente, Lord Melborne ordonna que le Vaisseau suive la côte de loin. Le roi Joyell était resté tout ce temps profondément abattu et cloîtré dans ses appartements. Une fois, on réussit à le persuader de sortir sur le pont ; Adelrune, qui l’observait de loin, fut horrifié de son délabrement : on aurait dit un vieillard centenaire.
Les circonstances exactes du décès de Jarellène étaient maintenant connues de tous. Des témoins de sa mort avaient enfin parlé, et bien qu’aucune reconnaissance officielle n’eût émané du Palais, il était sous-entendu que les témoignages étaient acceptés comme exacts. Certains des soldats qui étaient présents lorsque Adelrune avait semoncé le roi avaient également révélé ce qu’ils savaient. Ceci suscita le bouleversement parmi le peuple de Yeldred : même si nombreux étaient ceux qui se félicitaient que les yeux du roi aient été dessillés, maints autres voyaient l’intervention du jeune chevalier comme une marque de déloyauté, sinon carrément de trahison.
Les choses en arrivèrent à un point critique un matin. Adelrune fut accosté par Sire Childerne, qui lui agrippa rudement le bras et l’apostropha d’un ton venimeux.
— Sire Adelrune ! La rumeur est parvenue à mes oreilles que vous avez délibérément versé du poison dans l’âme de notre roi ; que vous êtes responsable de l’avortement de notre attaque contre Ossué ; que vous vous réjouissez ouvertement de ces malfaisances. J’exige de vous entendre vous-même confirmer ou démentir ces paroles !
— Je ne me suis jamais vanté de mes actes. Contrairement à vous, je me trouvais avec Sa Majesté Joyell quand sa fille fut tuée. J’ai révélé au roi que le chef de la flotte de défense d’Ossué était un descendant du peuple de Yeldred. J’ai convaincu le roi d’abandonner son attaque, car elle aurait causé des centaines, voire des milliers de morts. Je ne sais si j’ai agi sagement ou pas, mais j’ai suivi la voix de ma conscience.
— On ne m’avait pas menti : vous vous vantez bel et bien de votre trahison ! C’est de l’infamie ! Je vous défie, Sire Adelrune, quand bien même vous êtes indigne d’un titre que Sa Majesté vous a conféré dans un moment d’égarement. En garde, chien !
— Je refuse, répondit Adelrune, pâle et tremblant. Vous n’avez pas l’autorité de provoquer un duel entre nous ; seul le roi le pourrait. En tant que compagnons chevaliers liés au même souverain, nous ne pouvons pas nous battre.
Sire Childerne, enragé, se mit à le frapper à mains nues. Adelrune tenta de s’éloigner, tandis que les coups pleuvaient sur son visage. L’une des bagues que portait Sire Childerne lui ouvrit la joue ; le sang coula. Alors, Adelrune empoigna le bras de l’autre à deux mains.
— Assez ! J’ai refusé votre défi, Sire Childerne ! Vous vous abaissez en insistant.
— Vous n’avez pas de leçons de maintien à me donner, jeune imbécile. Je vous accuse formellement de trahison envers le roi et le Vaisseau, envers la nation de Yeldred tout entière !
Une foule s’était rassemblée autour des deux chevaliers. Lorsque retentit l’accusation de Sire Childerne, des cris de protestation s’élevèrent. De nombreuses personnes vinrent se porter à la défense d’Adelrune – à sa grande surprise, plusieurs d’entre eux étaient des soldats qui s’étaient trouvés à bord de la Foudre. Mais d’autres encore reprirent l’accusation de Childerne : « Traître ! Traître ! » criaient-ils. Des coups furent échangés ; en un instant, une mêlée hurlante se forma. Adelrune, consterné, essaya de séparer les combattants, mais ils étaient trop nombreux. Des gardiens de la paix accoururent et finirent par réprimer l’émeute.
Tous les participants, y compris Adelrune et Sire Childerne, furent incarcérés jusqu’à nouvel ordre. Le soir venu, Adelrune fut relâché et emmené aux appartements de Lord Melborne.
Le commandant de facto du Vaisseau paraissait mal à l’aise. Il était assis sur une chaise à très haut dossier, en plein milieu de la pièce. Dans un coin se tenait Sire Childerne, une expression de hargne peinte sur son visage ; dans l’autre, Sawyd et Sire Heeth.
— Sire Adelrune, dit Lord Melborne, j’ai pris connaissance des accusations que porte Sire Childerne à votre égard. Possuyl le chef de guerre est venu ici plus tôt et sa déclaration les aggrave. On a exigé de moi que j’inflige une punition exemplaire. Toutefois, la Commandante Sawyd et Sire Heeth ont présenté en votre faveur des appels extraordinaires que je ne pouvais ignorer.
« Je me trouve plongé en pleine ambivalence. Êtes-vous un traître envers le roi, comme Sire Childerne l’affirme ? Êtes-vous au contraire, comme le prétend la Commandante Sawyd, un courageux chevalier tellement dévoué envers son souverain qu’il fut contraint par son honneur de lui rappeler les horreurs de la guerre ? Qu’avez-vous à dire pour votre défense, jeune homme ? »
Adelrune avait eu tout le temps nécessaire pour réfléchir à cette question. Il déclara :
— Monseigneur Melborne, je me dois de dire la vérité : et je ne puis alors que vous avouer que je ne sais pas moi-même interpréter précisément ce qui s’est passé. Je crois avoir agi selon ma conscience ; mais peut-être ai-je tort de le croire. J’étais à ce moment bouleversé par la mort de la princesse Jarellène ; peut-être était-ce ma colère qui parlait, et non ma loyauté. J’ai longuement réfléchi à l’accusation de Sire Childerne – et en fin de compte, je la rejette : je ne mérite pas d’être qualifié de traître, de cela je suis sûr.
« Néanmoins, j’en suis venu à comprendre que je ne puis rester à bord de ce Vaisseau plus longtemps. Héros ou traître, ma place n’est plus ici. Je suggère, Messire, que vous m’exiliez. Ainsi, Sire Childerne et ceux qui se rangent de son côté n’auront plus à souffrir de ma présence à bord, et la discorde cessera sur le Vaisseau.
Lord Melborne eut un sourire soulagé, puis se reprit et tenta de se donner l’air sévère.
— Qu’il en soit ainsi. Sire Adelrune, vous êtes désormais banni du Vaisseau de Yeldred. Vous serez conduit à terre demain matin. En attendant…
Sawyd fit un geste discret.
— Vous êtes placé en détention préventive, sous l’autorité de la Commandante Sawyd.
Sawyd emmena Adelrune à ses appartements. Une fois arrivée, elle laissa libre cours à ses larmes de colère. Adelrune tenta de la consoler.
— Sawyd, je t’en prie. J’ai moi-même choisi mon châtiment. Il est temps que je parte. Aurais-tu préféré me voir traduit en justice, trouvé coupable et condamné à mort ?
— Bien sûr que non. Mais tu n’aurais jamais perdu le procès. Nous aurions été trop nombreux à nous porter à ta défense.
— Et le Vaisseau aurait été encore davantage divisé. Sawyd, j’ai amené trop de mal parmi vous. Il vaut mieux, pour tout le monde, que je m’en aille. Demain matin, je prendrai un vieux doris et je ramerai jusqu’à la côte. Ou quelqu’un peut venir avec moi et revenir au Vaisseau pour ne pas gaspiller l’embarcation.
— Pas question. Tu partiras si tu le dois. Mais je t’emmènerai à terre moi-même, et ce sera à bord du Kestrel.
Le matin venu, le Kestrel quitta le Vaisseau de Yeldred et vogua vers la côte. Il jeta l’ancre dans une anse sablonneuse. Adelrune mit pied à terre ; Sawyd le suivit.
— J’aurais voulu que tu puisses rester.
— Moi aussi. Il y a bien des choses que j’aurais souhaitées autres ; beaucoup trop. Je dois m’en aller et cesser de me tourmenter avec ce qui aurait pu être.
— Alors au revoir, mon ami. (Sawyd le prit par les épaules et l’embrassa affectueusement.) J’ai été très heureuse de te connaître. Je penserai souvent à toi ; tu me manqueras.
— Tu me manqueras aussi, dit Adelrune, la gorge serrée par l’émotion. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi.
— Puisses-tu revenir chez toi sans encombre.
Tous deux observèrent un silence gêné pendant un moment, puis Sawyd remonta la passerelle ; le Kestrel leva l’ancre et retourna vers le Vaisseau de Yeldred.
Adelrune agita la main en signe d’adieu, puis regarda le Kestrel rapetisser lentement, en route vers ce qui lui apparaissait une nouvelle fois comme une île flottante, couronnée d’arbres, sous une compagnie de nuages blancs.