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«Dans une ville assez considérable, deux hommes demeuraient porte à porte. L’un conçut contre l’autre une envie si violente, que celui qui en était l’objet résolut de changer de demeure et de s’éloigner, persuadé que le voisinage seul lui avait attiré l’animosité de son voisin, car, quoiqu’il lui eût rendu de bons offices, il s’était aperçu qu’il n’en était pas moins haï. C’est pourquoi il vendit sa maison avec le peu de bien qu’il avait, et se retirant à la capitale du pays, qui n’était pas bien éloignée, il acheta une petite terre environ à une demi-lieue de la ville. Il y avait une maison assez commode, un beau jardin et une cour raisonnablement grande, dans laquelle était une citerne profonde dont on ne se servait plus.
«Le bon homme, ayant fait cette acquisition, prit l’habit de derviche, pour mener une vie plus retirée, et fit faire plusieurs cellules dans la maison, où il établit en peu de temps une communauté nombreuse de derviches. Sa vertu le fit bientôt connaître et ne manqua pas de lui attirer une infinité de monde, tant du peuple que des principaux de la ville. Enfin chacun l’honorait et le chérissait extrêmement. On venait aussi de bien loin se recommander à ses prières, et tous ceux qui se retiraient d’auprès de lui publiaient les bénédictions qu’ils croyaient avoir reçues du ciel par son moyen.
«La grande réputation du personnage s’étant répandue dans la ville d’où il était sorti, l’envieux en eut un chagrin si vif qu’il abandonna sa maison et ses affaires, dans la résolution de l’aller perdre. Pour cet effet, il se rendit au nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-devant son voisin, le reçut avec toutes les marques d’amitié imaginables. L’envieux lui dit qu’il était venu exprès pour lui communiquer une affaire importante, dont il ne pouvait l’entretenir qu’en particulier. «Afin, ajouta-t-il, que personne ne nous entende, promenons-nous, je vous prie, dans votre cour, et puisque la nuit approche, commandez à vos derviches de se retirer dans leurs cellules.» Le chef des derviches fit ce qu’il souhaitait.
«Lorsque l’envieux se vit seul avec ce bon homme, il commença de lui raconter ce qui lui plut, en marchant l’un à côté de l’autre dans la cour, jusqu’à ce que se trouvant sur le bord de la citerne, il le poussa et le jeta dedans sans que personne fût témoin d’une si méchante action. Cela étant fait, il s’éloigna promptement, gagna la porte du couvent, d’où il sortit sans être vu, et retourna chez lui, fort content de son voyage et persuadé que l’objet de son envie n’était plus au monde. Mais il se trompait fort.»
Scheherazade n’en put dire davantage, car le jour paraissait. Le sultan fut indigné de la malice de l’envieux. Je souhaite fort, dit-il en lui-même, qu’il n’arrive point de mal au bon derviche. J’espère que j’appendrai demain que le ciel ne l’abandonna point dans cette occasion.