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«La personne qui vous rendra cette lettre vous dira de mes nouvelles mieux que moi-même, car je ne me connais plus depuis que j’ai cessé de vous voir. Privée de votre présence, je cherche à me tromper en vous entretenant par ces lignes mal formées, avec le même plaisir que si j’avais le bonheur de vous parler.
«On dit que la patience est un remède à tous les maux, et toutefois elle aigrit les miens au lieu de les soulager. Quoique votre portrait soit profondément gravé dans mon cœur, mes yeux souhaitent d’en revoir incessamment l’original, et ils perdront toute leur lumière s’il faut qu’ils en soient encore longtemps privés. Puis-je me flatter que les vôtres aient la même impatience de me voir? Oui, je le puis; ils me l’ont fait assez connaître par leurs tendres regards. Que Schemselnihar serait heureuse, et que vous seriez heureux, prince, si mes désirs, qui sont conformes aux vôtres, n’étaient pas traversés par des obstacles insurmontables! Ces obstacles m’affligent d’autant plus vivement qu’ils vous affligent vous-même.
«Ces sentiments que mes doigts retracent, et que j’exprime avec un plaisir incroyable, en les répétant plusieurs fois, partent du plus profond de mon cœur et de la blessure incurable que vous y avez faite, blessure que je bénis mille fois, malgré le cruel ennui que je souffre de votre absence! Je compterais pour rien tout ce qui s’oppose à nos amours s’il m’était seulement permis de vous voir quelquefois en liberté. Je vous posséderais alors, que pourrais-je souhaiter de plus?
«Ne vous imaginez pas que mes paroles disent plus que je ne pense. Hélas! de quelques expressions que je puisse me servir, je sens bien que je pense plus de choses que je ne vous en dis. Mes yeux, qui sont dans une veille continuelle, et qui versent incessamment des pleurs en attendant qu’ils vous revoient; mon cœur affligé, qui ne désire que vous seul; les soupirs qui m’échappent toutes les fois que je pense à vous, c’est-à-dire à tout moment; mon imagination, qui ne me représente plus d’autre objet que mon cher prince; les plaintes que je fais au ciel de la rigueur de ma destinée; enfin, ma tristesse, mes inquiétudes, mes tourments, qui ne me donnent aucun relâche depuis que je vous ai perdu de vue, sont garants de ce que je vous écris.
«Ne suis-je pas bien malheureuse d’être née pour aimer, sans espérance de jouir de ce que j’aime? Cette pensée désolante m’accable à un point que j’en mourrais si je n’étais pas persuadée que vous m’aimez. Mais une si douce consolation balance mon désespoir et m’attache à la vie. Mandez-moi que vous m’aimez toujours: je garderai votre lettre précieusement, je la lirai mille fois le jour, je souffrirai mes maux avec moins d’impatience. Je souhaite que le ciel cesse d’être irrité, contre nous, et nous fasse trouver l’occasion de nous dire sans contrainte que nous nous aimons et que nous ne cesserons jamais de nous aimer. Adieu. Je salue Ebn Thaher, à qui nous avons tant d’obligation l’un et l’autre.
Le prince de Perse ne se contenta pas d’avoir lu une fois cette lettre. Il lui sembla qu’il l’avait lue avec trop peu d’attention. Il la relut plus lentement, et, en lisant, tantôt il poussait de tristes soupirs, tantôt il versait des larmes, et tantôt il faisait éclater des transports de joie et de tendresse, selon qu’il était touché de ce qu’il lisait. Enfin il ne se lassait point de parcourir des yeux les caractères tracés par une si chère main; et il se préparait à les lire pour la troisième fois, lorsque Ebn Thaher lui représenta que la confidente n’avait pas tant de temps à perdre, et qu’il devait songer à faire réponse. «Hélas! s’écria le prince, comment voulez-vous que je fasse réponse à une lettre si obligeante? En quels termes m’exprimerai-je dans le trouble où je suis? J’ai l’esprit agité de mille pensées cruelles, et mes sentiments se détruisent au moment que je les ai conçus pour faire place à d’autres. Pendant que mon corps se ressent des impressions de mon âme, comment pourrai-je tenir le papier et conduire la canne [4] pour former les lettres?»
En parlant ainsi, il tira d’un petit bureau qu’il avait près de lui du papier, une canne taillée et un cornet où il y avait de l’encre.
Scheherazade, apercevant le jour en cet endroit, interrompit sa narration. Elle en reprit la suite le lendemain, et dit à Schahriar:
<a l:href="#_ftnref4">[4]</a> Les Arabes, les Persans et les Turcs, quand ils écrivent, tiennent le papier de la main gauche, appuyée ordinairement sur le genou, et écrivent de la droite avec une petite canne taillée et fendue (Calam) comme nos plumes. Cette sorte de canne est pleine et ressemble à nos roseaux, mais elle a plus de consistance.