52055.fb2 Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 21

Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 21

I LE ROI CHRISTOPHE, SON GOUVERNEMENT, SES MURS, SA MALADIE

Christophe V n’était pas un mauvais roi. Il observait exactement les règles du gouvernement parlementaire et ne résistait jamais aux volontés des Chambres. Cette soumission ne lui coûtait pas beaucoup, car il s’était aperçu que, s’il y a plusieurs moyens d’arriver au pouvoir, il n’y en a pas deux de s’y maintenir ni deux façons de s’y comporter, que ses ministres, quels que fussent leur origine, leurs principes, leurs idées, leurs sentiments, gouvernaient tous d’une seule et même façon et que, en dépit de certaines divergences de pure forme, ils se répétaient les uns les autres avec une exactitude rassurante. Aussi portait-il sans hésitation aux affaires tous ceux que les Chambres lui désignaient, préférant toutefois les révolutionnaires comme plus ardents à imposer leur autorité.

Pour sa part, il s’occupait surtout des affaires extérieures. Il faisait fréquemment des voyages diplomatiques, dînait et chassait avec les rois ses cousins et se vantait d’être le meilleur ministre des affaires étrangères qu’on pût rêver. A l’intérieur, il se soutenait aussi bien que le permettait le malheur des temps. Il n’était ni très aimé ni très estimé de son peuple, ce qui lui assurait l’avantage précieux de ne jamais donner de déceptions. Exempt de l’amour public, il n’était point menacé de l’impopularité assurée à quiconque est populaire.

Son royaume était riche. L’industrie et le commerce y florissaient sans toutefois s’étendre de façon à inquiéter les nations voisines. Ses finances surtout commandaient l’admiration. La solidité de son crédit semblait inébranlable; les financiers en parlaient avec enthousiasme, avec amour et les yeux mouillés de larmes généreuses. Quelque honneur en rejaillissait sur le roi Christophe.

Le paysan le rendait responsable des mauvaises récoltes; mais elles étaient rares. La fertilité du sol et la patience des laboureurs faisaient ce pays abondant en fruits, en blés, en vins, en troupeaux. Les ouvriers des usines, par leurs revendications continues et violentes effrayaient les bourgeois qui comptaient sur le roi pour les protéger contre la révolution sociale, les ouvriers de leur côté, ne pouvaient point le renverser, car ils étaient les plus faibles, et n’en avaient guère envie, ne voyant pas ce qu’ils gagneraient à sa chute. Il ne les soulageait point ni ne les opprimait davantage afin qu’ils fussent toujours une menace et jamais un danger.

Ce prince pouvait compter sur l’armée: elle avait un bon esprit. L’armée a toujours un bon esprit; toutes les mesures sont prises pour qu’elle le garde; c’est la première nécessité de l’État. Car, si elle le perdait, le gouvernement serait aussitôt renversé. Le roi Christophe protégeait la religion. A vrai dire, il n’était pas dévot et, pour ne point penser contrairement à la foi, il prenait l’utile précaution de n’en examiner jamais aucun article. Il entendait la messe dans sa chapelle et n’avait que des égards et des faveurs pour ses évêques, parmi lesquels se trouvaient trois ou quatre ultramontains qui l’abreuvaient d’outrages. La bassesse et la servilité de sa magistrature lui inspiraient un insurmontable dégoût. Il ne concevait pas que ses sujets pussent supporter une si injuste justice; mais ces magistrats achetaient leur honteuse faiblesse envers les forts par une inflexible dureté a l’égard des faibles. Leur sévérité rassurait les intérêts et commandait le respect.

Christophe V avait remarqué que ses actes ou ne produisaient pas d’effet appréciable ou produisaient des effets contraires à ceux qu’il en attendait. Aussi agissait-il peu. Ses ordres et ses décorations étaient son meilleur instrument de règne. Il les décernait à ses adversaires, qui en étaient avilis et satisfaits.

La reine lui avait donné trois fils. Elle était laide, acariâtre, avare et stupide, mais le peuple, qui la savait délaissée et trompée par le roi, la poursuivait de louanges et d’hommages. Après avoir recherché une multitude de femmes de toutes les conditions, le roi se tenait le plus souvent auprès de madame de la Poule, avec laquelle il avait des habitudes. En femmes, il eût toujours aimé la nouveauté; mais une femme nouvelle n’était plus une nouveauté pour lui et la monotonie du changement lui pesait. De dépit, il retournait à madame de la Poule et ce «déjà vu» qui lui était fastidieux chez celles qu’il voyait pour la première fois, il le supportait moins mal chez une vieille amie. Cependant elle l’ennuyait avec force et continuité. Parfois, excédé de ce qu’elle se montrât toujours fadement la même, il essayait de la varier par des déguisements et la faisait habiller en Tyrolienne, en Andalouse, en capucin, en capitaine de dragons, en religieuse, sans cesser un moment de la trouver insipide.

Sa grande occupation était la chasse, fonction héréditaire des rois et des princes qui leur vient des premiers hommes, antique nécessité devenue un divertissement, fatigue dont les grands font un plaisir. Il n’est plaisir que de fatigue. Christophe V chassait six fois par semaine.

Un jour, en forêt, il dit à M. de Quatrefeuilles, son premier écuyer:

– Quelle misère de courre le cerf!

– Sire, lui répondit l’écuyer, vous serez bien aise de vous reposer après la chasse.

– Quatrefeuilles, soupira le roi, je me suis plu d’abord à me fatiguer, puis à me reposer. Maintenant je ne trouve d’agrément ni à l’un ni à l’autre. Toute occupation a pour moi le vide de l’oisiveté, et le repos me lasse comme un pénible travail.

Après dix ans d’un règne sans révolutions ni guerres, tenu enfin par ses sujets pour un habile politique, érigé en arbitre des rois, Christophe V ne goûtait nulle joie au monde. Plongé dans un abattement profond, il lui arrivait souvent de dire:

– J’ai constamment des verres noirs devant les yeux, et, sous les cartilages de mes côtes, je sens un rocher où s’assied la tristesse.

Il perdait le sommeil et l’appétit.

– Je ne puis plus manger, disait-il à M. de Quatrefeuilles, devant son couvert auguste de vermeil. Hélas! ce n’est pas le plaisir de la table que je regrette, je n’en ai jamais joui: Ce plaisir, un roi ne le connut jamais. J’ai la plus mauvaise table de mon royaume. Il n’y a que les gens du commun qui mangent bien; les riches ont des cuisiniers qui les volent et les empoisonnent. Les plus grands cuisiniers sont ceux qui volent et empoisonnent le plus et j’ai les plus grands cuisiniers d’Europe. Pourtant j’étais gourmand, de mon naturel, et j’eusse, comme un autre, aimé les bons morceaux, si mon état l’eût permis.

Il se plaignait de maux de reins et de pesanteurs d’estomac, se sentait faible, avait la respiration courte et des battements de cœur. Par moments, les insipides bouffées d’une chaleur molle lui montaient au visage.

– Je ressens, disait-il, un mal sourd, continu, tranquille, auquel on s’habitue, et que traversent, de temps à autre, les éclairs d’une douleur fulgurante. De là ma stupeur et mon angoisse.

La tête lui tournait; il avait des éblouissements, des migraines, des crampes, des spasmes et des élancements dans les flancs qui lui coupaient la respiration.

Les deux premiers médecins du roi, le docteur Saumon et le professeur Machellier, diagnostiquèrent la neurasthénie.

– Unité morbide mal dégagée! dit le professeur Saumon. Entité nosologique insuffisamment définie, par-là même insaisissable…

Le professeur Machellier l’interrompit;

– Dites, Saumon, véritable Protée pathologique qui, comme le Vieillard des Mer, se transforme sans cesse sous l’étreinte du praticien et revêt les figures les plus bizarres et les plus terrifiantes; tour à tour vautour de l’ulcère stomacal ou serpent de la néphrite, soudain elle dresse la face jaune de l’ictère, montre les pommettes rouges de la tuberculose ou crispe des mains d’étrangleuse qui feraient croire qu’elle a hypertrophié le cœur; enfin elle présente le spectre de tous les maux funestes au corps humain, jusqu’à ce que, cédant à l’action médicale et s’avouant vaincue, elle s’enfuit sous sa véritable figure de singe des maladies.

Le docteur Saumon était beau, gracieux, charmant, aimé des dames en qui il s’aimait. Savant élégant, médecin mondain, il reconnaissait encore l’aristocratie dans un caecum et dans un péritoine et observait exactement les distances sociales qui séparent les utérus. Le professeur Machellier, petit, gros, court, en forme de pot, parleur abondant, était plus fat que son collègue Saumon. Il avait les mêmes prétentions et plus de peine à les soutenir. Ils se haïssaient; mais, s’étant aperçus qu’en se combattant l’un l’autre ils se détruisaient tous deux, ils affectaient une entente parfaite et une communion plénière de pensées: l’un n’avait pas plutôt exprimé une idée que l’autre la faisait sienne. Bien qu’ayant de leurs facultés et de leur intelligence une mésestime réciproque, ils ne craignaient pas de changer entre eux d’opinion, sachant qu’ils n’y risquaient rien et ne perdraient ni ne gagneraient au change, puisque c’étaient des opinions médicales. Au début, la maladie du roi ne leur causait pas d’inquiétude. Ils comptaient que le malade en guérirait pendant qu’ils le soigneraient et que cette coïncidence serait notée à leur avantage. Ils prescrivirent d’un commun accord une vie sévère (Quibus nervi dolent Venus inimica), un régime tonique, de l’exercice en plein air, l’emploi raisonné de l’hydrothérapie. Saumon, à l’approbation de Machellier, préconisa le sulfure de carbone et le chlorure de méthyle; Machellier, avec l’acquiescement de Saumon, indiqua les opiacés, le chloral et les bromures.

Mais plusieurs mois s’écoulèrent sans que l’état du roi parût s’amender si peu que ce fût. Et bientôt les souffrances devinrent plus vives.

– Il me semble, leur dit un jour Christophe V étendu sur sa chaise longue, il me semble qu’une nichée de rats me grignotent les entrailles, pendant qu’un nain horrible, un kobold en capuchon, tunique et chausses rouges, descendu dans mon estomac, l’entame à coups de pic et le creuse profondément.

– Sire, dit le professeur Machellier, c’est une douleur sympathique.

– Je la trouve antipathique, répondit le roi.

Le docteur Saumon intervint:

– Ni l’estomac, Sire, ni l’intestin de Votre Majesté n’est malade, et, s’ils vous causent une souffrance, c’est, disons-nous, par sympathie avec votre plexus solaire, dont les innombrables filets nerveux, emmêlés, embrouillés, tiraillent dans tous les sens l’intestin et l’estomac comme autant de fils de platine incandescent.

– La neurasthénie, dit Machellier, véritable Protée pathologique…

Mais le roi les congédia tous deux.

Quand ils furent partis:

– Sire, dit M. de Saint-Sylvain, premier secrétaire des commandements, consultez le docteur Rodrigue.

– Oui, Sire, dit M. de Quatrefeuilles, faites appeler le docteur Rodrigue. Il n’y a que cela à faire.

A cette époque le docteur Rodrigue étonnait l’univers. On le voyait presque en même temps dans tous les pays du globe. Il faisait payer ses visites d’un prix tel que les milliardaires reconnaissaient sa valeur. Ses confrères du monde entier, quoi qu’ils pussent penser de son savoir et de son caractère, parlaient avec respect d’un homme qui avait porté à une hauteur inouïe jusque-là les honoraires des médecins; plusieurs préconisaient ses méthodes, prétendant les posséder et les appliquer à prix réduits et contribuaient ainsi à sa célébrité mondiale. Mais, comme le docteur Rodrigue se plaisait à exclure de sa thérapeutique les produits de laboratoire et les préparations des officines pharmaceutiques, Comme il n’observait jamais les formules du codex, ses moyens curatifs présentaient une bizarrerie déconcertante et des singularités inimitables.

M. de Saint-Sylvain, sans avoir pratiqué Rodrigue, avait en lui une foi absolue et y croyait comme en Dieu.

Il supplia le roi de faire appeler le docteur qui opérait des miracles. Ce fut en vain.

– Je m’en tiens, dit Christophe V, à Saumon et Machellier, je les connais, je sais qu’ils ne sont capables de rien; tandis que je ne sais pas ce dont est capable ce Rodrigue.