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– J’en reviens à croire, dit Saint-Sylvain à Quatrefeuilles, que, si nous n’avons pas trouvé, c’est que nous avons mal cherché. Décidément, je crois à la vertu et je crois au bonheur. Ils sont inséparables. Ils sont rares; ils se cachent. Nous les découvrirons sous d’humbles toits au fond des campagnes. Si vous m’en croyez, nous les chercherons de préférence dans cette région mon tueuse et rude qui est notre Savoie et notre Tyrol.
Quinze jours plus tard, ils avaient parcouru soixante villages de la montagne, sans rencontrer un homme heureux. Toutes les misères qui désolent les villes, ils les retrouvaient dans ces hameaux, où la rudesse et l’ignorance des hommes les rendaient encore plus dures. La faim et l’amour, ces deux fléaux de la nature, y frappaient les malheureux humains à coups plus forts et plus pressés. Ils virent des maîtres avares, des maris jaloux, des femmes menteuses, des servantes empoisonneuses, des valets assassins, des pères incestueux, des enfants qui renversaient la huche sur la tête de l’aïeul, sommeillant à l’angle du foyer. Ces paysans ne trouvaient de plaisir que dans l’ivresse; leur joie même était brutale, leurs jeux cruels. Leurs fêtes se terminaient en rixes sanglantes.
A mesure qu’ils les observaient davantage, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain reconnaissaient que les mœurs de ces hommes ne pouvaient être ni meilleures ni plus pures, que la terre avare les rendait avares, qu’une dure vie les endurcissait aux maux d’autrui comme aux leurs, que s’ils étaient jaloux, cupides, faux, menteurs, sans cesse occupés à se tromper les uns les autres, c’était l’effet naturel de leur indigence et de leur misère.
– Comment, se demandait Saint-Sylvain, ai j e pu croire un seul moment que le bonheur habite sous le chaume? Ce ne peut être que l’effet de l’instruction classique. Virgile, dans son poème administratif, intitulé les Géorgiques, dit que les agriculteurs seraient heureux s’ils connaissaient leur bonheur. Il avoue donc qu’ils n’en ont point connaissance. En fait, il écrivait par l’ordre d’Auguste, excellent gérant de l’Empire, qui avait peur que Rome manquât de pain et cherchait à repeupler les campagnes. Virgile savait comme tout le monde que la vie du paysan est pénible. Hésiode en a fait un tableau affreux.
– Il y a un fait certain, dit Quatrefeuilles, c’est que, dans toutes les contrées, les garçons et les filles de la campagne n’ont qu’une envie: se louer à la ville. Sur le littoral, les filles rêvent d’entrer dans des usines de sardines. Dans les pays de charbon les jeunes paysans ne songent qu’à des cendre dans la mine.
Un homme, dans ces montagnes, montrait, au milieu des fronts soucieux et des visages renfrognés, son sourire ingénu. Il ne savait ni travailler la terre ni conduire les animaux; il ne savait rien de ce que savent les autres hommes, il tenait des propos dénués de sens et chantait toute la journée un petit air qu’il n’achevait jamais. Tout le ravis sait. Il était partout aux anges. Son habit était fait de morceaux de toutes les couleurs, bizarre ment assembles. Les enfants le suivaient en se moquant; mais, comme il passait pour porter bonheur, on ne lui faisait pas de mal et on lui donnait le peu dont il avait besoin. C’était Hurtepoix, l’innocent. Il mangeait aux portes, avec les petits chiens, cl couchait dans les granges.
Observant qu’il était heureux et soupçonnant que ce n’était pas sans des raisons profondes que les gens de la contrée le tenaient pour un porte-bonheur, Saint-Sylvain, après de longues réflexions, le chercha pour lui tirer sa chemise. Il le trouva prosterné, tout en pleurs, sous e porche de l’église. Hurtepoix venait d’apprendre la mort de Jésus-Christ, mis en croix pour le salut des hommes.
Descendus dans un village dont le maire était cabaretier, les deux officiers du roi le firent boire avec eux et s’enquirent si, d’aventure, il ne connaissait pas un homme heureux.
– Messieurs, leur répondit-il, allez dans ce village dont vous voyez, à l’autre versant de la vallée, les maisons blanches pendues au flanc de la montagne, et présentez-vous au curé Miton; il vous recevra très bien et vous serez en présence d’un homme heureux et qui mérite sa félicite. Vous aurez fait la route en deux heures.
Le maire offrit de leur louer des chevaux. Ils partirent après leur déjeuner.
Un jeune homme qui suivait le même chemin, monté sur un meilleur cheval, les rejoignit au premier lacet. Il avait la mine ouverte, un air de joie et de santé. Ils lièrent conversation avec lui.
Ayant appris d’eux qu’ils se rendaient chez le curé Miton:
– Faites-lui bien mes compliments. Moi, je vais un peu plus haut, à la Sizeraie, où j’habite, au milieu de beaux pâturages. J’ai hâte d’y arriver.
Il leur conta qu’il avait épousé la plus aimable et la meilleure des femmes, qu’elle lui avait donne deux enfants beaux comme le jour, un garçon et une fille.
– Je viens du chef-lieu, ajouta-t-il sur un ton d’allégresse, et j’en rapporte de belles robes en pièces, avec des patrons et des gravures de modes ou l’on voit l’effet du costume. Alice (c’est le nom de ma femme) ne se doute pas du cadeau que je lui destine. Je lui remettrai les paquets tout enveloppés et j’aurai le plaisir de voir ses jolis doigts impatients s’agacer à défaire les ficelles. Elle sera bien contente; ses yeux ravis se lèveront sur moi, pleins d’une fraîche lumière et elle m’embrassera. Nous sommes heureux, mon Alice et moi. Depuis quatre ans que nous sommes mariés, nous nous aimons chaque jour davantage. Nous avons les plus grasses prairies de la contrée. Nos domestiques sont heureux aussi; ils sont braves à faucher et à danser. Il faut venir chez nous un dimanche, messieurs: vous boirez de notre petit vin blanc et vous regarderez danser les plus gracieuses filles et les plus vigoureux gars du pays, qui vous enlèvent leur danseuse et la font voler comme une plume. Notre maison est à une demi-heure d’ici. On tourne à droite, entre ces deux rochers que vous voyez a cinquante pas devant vous et qu’on appelle les Pieds-du-Chamois; on passe un pont de bois jeté sur un torrent et l’on traverse le petit bois de pins qui nous garantit du vent du nord. Dans moins d’une demi-heure, je retrouverai ma petite famille et nous serons tous quatre bien contents.
– Il faut lui demander sa chemise, dit tout bas Quatrefeuilles à Saint-Sylvain; je suppose qu’elle vaut bien celle du curé Miton.
– Je le suppose aussi, répondit Saint-Sylvain.
Au moment où ils échangeaient ces propos, un cavalier déboucha entre les Pieds-du- Chamois, et s’arrêta sombre et muet devant les voyageurs.
Reconnaissant un de ses métayers:
– Qu’est-ce, Ulric? demanda le jeune maître.
Ulric ne répondit pas.
– Un malheur? parle!
– Monsieur, votre épouse, impatiente de vous revoir, a voulu aller au-devant de vous. Le pont de bois s’est rompu et elle s’est noyée dans le torrent avec ses deux enfants.
Laissant le jeune montagnard fou de douleur, ils se rendirent chez M. Miton, et furent reçus au presbytère dans une chambre qui servait au curé de parloir et de bibliothèque; il y avait là, sur des tablettes de sapin, un millier de volumes et, contre les murs blanchis à la chaux, des gravures anciennes d’après des paysages de Claude Lorrain et du Poussin; tout y révélait une culture et des habitudes d’esprit qu’on ne rencontre pas d ordinaire dans un presbytère de village. Le curé Miton, entre deux âges, avait l’air intelligent et bon.
A ses deux visiteurs, qui feignaient de vouloir s’établir dans le pays, il vanta le climat, la fertilité, la beauté de la vallée. Il leur offrit du pain blanc, des fruits, du fromage et du lait. Puis il les mena dans son potager qui était d’une fraîcheur et d’une propreté charmantes; sur le mur qui recevait le soleil les espaliers allongeaient leurs branches avec une exactitude géométrique; les quenouilles des arbres fruitiers s’élevaient à égale distance les unes des autres, bien régulières et bien fournies.
– Vous ne vous ennuyez jamais, monsieur le curé? demanda Quatrefeuilles.
– Le temps me paraît court entre ma bibliothèque et mon jardin, répondit le prêtre. Pour tranquille et paisible qu’elle soit, ma vie n’en est pas moins active et laborieuse. Je célèbre les offices, je visite les malades et les indigents, je confesse mes paroissiens et mes paroissiennes. Les pauvres créatures n’ont pas beaucoup de péchés à dire; puis je m’en plaindre? Mais elles les disent longuement. Il me faut réserver quelque temps pour préparer mes prônes et mes catéchismes: mes catéchismes surtout me donnent de la peine, bien que je les fasse depuis plus de vingt ans. Il est si grave de parler aux enfants: ils croient tout ce qu’on leur dit. J’ai aussi mes heures de distraction. Je fais des promenades; ce sont toujours les mêmes et elles sont infiniment variées.
Un paysage change avec les saisons, avec les jours, avec les heures, avec les minutes; il est toujours divers, toujours nouveau. Je passe agréablement les longues soirées de la mauvaise saison avec de vieux amis, le pharmacien, le percepteur et le juge de paix. Nous faisons de la musique.
– Morine, ma servante, excelle à cuire les châtaignes; nous nous en régalons. Qu’y a- t-il de meilleur au goût que des châtaignes, avec un verre de vin blanc?
– Monsieur, dit Quatrefeuilles à ce bon curé, nous sommes au service du roi. Nous venons vous demander de nous faire une déclaration qui sera pour le pays et pour le monde entier d’une grande conséquence. Il y va de la santé et peut être de la vie du monarque. C’est pourquoi nous vous prions d’excuser notre question, si étrange et si indiscrète qu’elle vous paraisse, et d’y répondre sans réserve ni réticence aucune. Monsieur le curé, êtes-vous heureux?
M. Miton prit la main de Quatrefeuilles, la pressa et dit d’une voix à peine perceptible.
– Mon existence est une torture. Je vis dans un perpétuel mensonge. Je ne crois pas.
Et deux larmes roulèrent de ses yeux,