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Longtemps j’ai refusé de me rendre à l’évidence. Par respect et par affection pour Georges Pompidou, je ne pouvais ni ne voulais croire, ou seulement imaginer, qu’il fût atteint d’un mal dont il ne se relèverait pas. Certes, je remarquais, comme tout le monde, son état de fatigue persistant, sa démarche incertaine, ses grippes à répétition qui le contraignaient à « garder la chambre durant quelques jours », selon la formule immuable des bulletins de santé officiels. Mais pas au point de me résoudre à envisager le pire…
Depuis sa rencontre, en juin 1973, avec le président Nixon à Reykjavik, en Islande, où il est apparu le visage boursouflé, le pas hésitant, les rumeurs d’un traitement à la cortisone, pour un possible cancer, se sont propagées à grande vitesse, et celles d’une prochaine disparition multipliées d’autant. Comme beaucoup, j’assiste aux préparatifs indécents auxquels se livrent dans la coulisse, et parfois ouvertement, les prétendants de tous bords.
Deux clans s’opposent alors au sein de la majorité. Non sur une conception de l’avenir, mais sur un diagnostic médical. Le clan de Jacques Chaban-Delmas, lequel mise déjà sur une issue imminente. Et celui de Valéry Giscard d’Estaing, qui pense que le Président tiendra malgré tout jusqu’à la fin de son mandat, en 1976, et qu’on dispose de ce laps de temps pour s’organiser… Face à ces deux clans, un homme digne, irréprochable : le Premier ministre, Pierre Messmer, seul véritable garant d’une continuité qu’il lui reviendra peut-être d’assumer à part entière en cas de disparition prématurée de Georges Pompidou.
Si j’ignore tout de la maladie exacte dont souffre le Président, sujet que ni lui ni son épouse n’ont jamais évoqué devant moi — m’encourageant du même coup à en minimiser la gravité —, je suis assez bien informé, en revanche, de ce qui se trame autour de lui. Comme toujours, Pierre Juillet et Marie-France Garaud, sans doute mieux renseignés que quiconque sur l’état de santé de Georges Pompidou, sont à la manœuvre, préparant le terrain pour Pierre Messmer dans l’éventualité d’élections anticipées. En février 1974, les rumeurs d’un changement de Premier ministre vont s’accélérant. « Messmer doit partir », titre Le Point, tandis que L’Express annonce l’arrivée, dans les semaines suivantes, de Valéry Giscard d’Estaing à Matignon, hypothèse que personne, ni à l’UDR ni parmi les proches conseillers de Georges Pompidou, n’est prêt à accepter. Pour moi, comme pour la plupart des membres de l’entourage du Président, il ne fait aucun doute que le Premier ministre idéal reste Pierre Messmer, mais à la tête d’un gouvernement réaménagé.
C’est dans ce cadre, le chef de l’État ayant renouvelé sa confiance à Pierre Messmer, que je suis amené, le 1er mars 1974, à quitter le ministère de l’Agriculture pour prendre en charge celui de l’Intérieur. Certains voient dans cette nomination le signe que Georges Pompidou nourrit pour moi de grandes ambitions. « Ainsi, vous aurez achevé un parcours suffisant pour connaître tout le gouvernement », me confie-t-il avec son sens habituel des formules lapidaires. Plus que jamais, le Président a besoin auprès de lui d’hommes dont le dévouement, la loyauté, la fidélité même, lui soient acquis sans réserve. Et il sait d’expérience que ces hommes-là, dans les temps de grandes incertitudes, sont rarement très nombreux…
Dans l’immédiat, mon prédécesseur, Raymond Marcellin, ayant eu la fâcheuse idée de faire poser des micros dans les locaux du Canard enchaîné, la première chose que le chef de l’État me demande est de supprimer, sur-le-champ, les écoutes téléphoniques. Georges Pompidou juge indigne qu’un homme d’État veuille écouter aux portes. Ainsi a-t-il, un jour, congédié sans ménagement un visiteur venu lui rapporter « de sources sûres » des renseignements compromettants sur François Mitterrand. Et depuis l’affaire Markovic, rien ne lui répugne davantage que les méthodes de basse police.
Dès mon arrivée Place Beauvau, je fais venir mon directeur de cabinet, François Heilbronner, et, sans plus tarder, nous nous mettons au travail. Tout branchement d’une bretelle exige la constitution d’une fiche signée, personnellement, par le ministre. Nous les annulons une à une. Puis, je consacre une partie de la nuit à resigner celles justifiées par la nécessité de protéger la sécurité du territoire, des personnes ou des biens, c’est-à-dire qui relèvent des surveillances de droit commun ou des services du contre-espionnage et excluent donc toute curiosité d’ordre politique ou privé. Au cours de la campagne présidentielle, Valéry Giscard d’Estaing inscrira dans son programme la suppression des écoutes téléphoniques. Il se situera ainsi dans la tradition de Georges Pompidou, qui en avait déjà pris l’initiative et obtenu qu’elles soient proscrites. Tous les hauts fonctionnaires associés à cette procédure peuvent en témoigner.
Déterminé à réorganiser, par la même occasion, les services de renseignements, je fais publier dans la presse la « fiche » me concernant que j’ai découverte à mon arrivée au ministère. Celle-ci révèle que j’ai été moi-même mis sur table d’écoute après un voyage effectué en Union soviétique, en 1965, pour négocier le survol de la Sibérie par la compagnie Air France. Lors d’un voyage en train entre Moscou et Leningrad, je me serais trouvé, selon les services français, dans le même compartiment qu’une femme travaillant pour le KGB. Il n’en a pas fallu davantage pour que je constitue d’après eux une « visée opérationnelle des services spéciaux soviétiques » qui, compte tenu de ma position à Matignon, cherchaient certainement le moyen de m’approcher. On en veut pour preuve des documents retrouvés chez un espion russe récemment expulsé, dans lesquels mon nom serait évoqué. Beaucoup de supputations pour rien… Depuis lors, je me suis toujours méfié de tout ce qui émane des services secrets.
Le 21 mars, un communiqué de l’Élysée annonce que le chef de l’État a dû renoncer, pour raisons médicales, à présider le traditionnel dîner du corps diplomatique. Cette fois, chacun prend définitivement conscience de la gravité de la situation. Reçu par Georges Pompidou quelques jours plus tard pour évoquer mes projets de réforme du ministère de l’Intérieur, je m’efforce pourtant de le trouver semblable à lui-même. Comment admettre qu’un homme que je tiens pour un père depuis mes débuts en politique soit véritablement en train de mourir ? Je ne veux rien entendre, rien voir à ce sujet. Voilà pourquoi je réagirai si mal, le lendemain de sa disparition, en entendant, sur Europe 1, le récit fait par Jean Mauriac du dernier Conseil des ministres de Georges Pompidou.
Indigné sur l’instant par ce tableau d’un Président prostré, épuisé, aux limites de ses forces physiques et intellectuelles, j’exige aussitôt, par téléphone, de pouvoir intervenir sur les ondes pour rétablir la vérité. J’oppose ma propre version à celles d’autres ministres recueillies par le journaliste de l’AFP, soulignant, contrairement à eux, « l’excellente forme physique » dans laquelle Georges Pompidou m’était apparu ce jour-là, « probablement meilleure, ajoutai-je, qu’elle ne l’avait été dans les jours passés. Il a fumé, comme il en avait l’habitude, beaucoup, il a interrogé tout le monde, il a tenu à ce que chacun fasse son commentaire. Il y avait eu quelques questions qui ne méritaient pas de commentaires très longs et qu’il aurait pu abréger s’il avait voulu abréger le temps du Conseil. Au contraire, il a tenu, ce qui était l’esprit même de ce qu’il avait voulu, avec un Conseil plus étroit, à ce que chacun donne, et donne parfois longuement, son sentiment sur les choses ».
J’évoque un exposé de politique étrangère digne des « meilleurs moments du général de Gaulle » auxquels j’avais assisté en Conseil des ministres… Je juge « scandaleux » qu’on veuille « faire peser une sorte de suspicion sur la façon dont le Président conduisait les affaires ». Bien qu’il ait reconnu avoir « traversé une période difficile » et « moralement et physiquement souffert », il « estimait que sa santé devait s’améliorer » et « comptait bien être en mesure de faire face à toutes les charges extérieures, et notamment les voyages qui devaient être réalisés pour la poursuite de notre politique étrangère ». Je conclus cette mise au point en assurant que Georges Pompidou n’avait jamais manifesté « autant de force de caractère, autant de lucidité et de ténacité — peut-être, précisément, parce que physiquement il avait à supporter des douleurs »…
Si cette version n’était sans doute pas des plus exactes, du moins était-elle conforme à l’image ultime que je souhaitais garder de Georges Pompidou : celle d’un homme que j’avais toujours connu impassible, inébranlable, face aux épreuves.
Lorsque j’apprends sa mort, le soir du 2 avril, le chagrin qui me submerge est tel que je ne cherche nullement à dissimuler ma peine, en privé comme en public. Bien que nous n’ayons jamais été intimes, je ressens la disparition de Georges Pompidou aussi cruellement que celle d’un proche. Pour nous, ses collaborateurs et ses amis, qui lui portions admiration et affection, c’est un maître que nous perdons. Un maître en esprit. Un maître en sagesse, en courage. Un maître dans l’action, dont nous aurons désormais le devoir de poursuivre l’œuvre inachevée.
Georges Pompidou était un bâtisseur. Parce qu’il avait le goût de l’aventure et de la découverte, celui des chemins de traverse et de l’inédit. Parce qu’en homme libre, il avait en horreur le conformisme des préjugés et l’uniformité de la pensée. Dans un entretien consacré à l’art, il dévoile un peu de son secret : « Si l’art contemporain me touche, disait-il, c’est à cause de cette recherche crispée et fascinante du nouveau et de l’inconnu… » Georges Pompidou avait, je l’ai dit, l’obsession de la modernité. Elle était pour lui une exigence, un défi, une manière de faire confiance au présent et à l’avenir. Et il était naturel que ce soit dans le domaine de la culture, dans cette relation privilégiée qui l’unissait à l’art de son temps, que son intuition d’un monde en devenir se manifeste dans tout son éclat.
Mais au-delà des choix emblématiques de l’homme de culture épris de poésie, Georges Pompidou était d’abord un homme d’État. Pour lui, le progrès humain était un ensemble. Le rêve inséparable de l’action. Parce qu’il avait cette passion de la modernité, il a dessiné une France nouvelle, fidèle à ses traditions les meilleures et fière de son histoire, mais entreprenante et inventive, industrieuse et dynamique. Rarement notre pays aura tant changé que pendant les douze années où il fut Premier ministre du général de Gaulle, puis président de la République.
Esprit profondément curieux, toujours en alerte, d’une lucidité et d’une sensibilité extrêmes, modèle de bon sens, d’exigence et de pragmatisme, Georges Pompidou avait pressenti, mieux que tout autre, les nécessaires évolutions de notre société. Pour lui, les années soixante ont marqué la fin d’une époque et le commencement d’une autre. Vieux pays rural, la France s’érige alors en puissance industrielle. Il est temps de repenser la ville sans négliger d’aménager le territoire et de le préserver.
Pour former aux nouveaux métiers, pour préparer l’emploi, l’éducation devient sa priorité. L’université se transforme. La France est en retard pour le téléphone ou l’automobile ? Sa détermination lui fera regagner le terrain perdu. Aéronautique, informatique, télécommunications, nucléaire, recherche pétrolière, recherche scientifique et technique, médias, tous ces domaines où la science se mêle à l’industrie ont connu pendant le gouvernement de Georges Pompidou un formidable essor. Ils constituent aujourd’hui encore le socle de la puissance de notre pays en Europe et dans le monde.
À la suite du général de Gaulle, qui a replacé notre pays dans le concert des puissances politiques, Georges Pompidou fut l’artisan le plus passionné d’une France disposant de tous les atouts qui font une grande nation : l’économie, l’industrie, le développement commercial, la recherche, l’innovation, le rayonnement culturel. À sa disparition, alors que s’achèvent les Trente Glorieuses, Georges Pompidou laisse une France puissante, solide et forte dans le monde.
Il voulait une France en paix, rassemblée et réconciliée avec elle-même. Une France qui travaille et construit son avenir. Il voulait le progrès social et que la croissance profite à tous. C’est l’époque du plein emploi. L’époque de nouvelles conquêtes sociales : la formation continue, la mensualisation des salaires qu’il demandera aux partenaires sociaux de mettre en œuvre dans le cadre d’un dialogue social qui gagne alors ses lettres de noblesse. L’époque aussi des grands équipements, des grands programmes d’infrastructures, qui vont redessiner le visage de la France.
Soucieux de « rendre à l’individu le goût de l’idéal », Georges Pompidou souhaitait que notre société retrouve le sens de la solidarité et s’est attaché, dans son action, à en donner l’exemple. Solidarité à l’égard des générations les plus âgées, chaque année plus nombreuses. Solidarité aussi avec les laissés-pour-compte de la modernité, ces « exclus » dont Georges Pompidou a pressenti l’apparition. Solidarité des pays riches avec les peuples déshérités, « exigence fondamentale de l’avenir humain, où l’intérêt rejoint l’idéal ». Solidarité européenne, avec l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun. Solidarité des francophones, dont l’ambition, affirmait-il, doit être de « résister à l’assimilation et à l’uniformité ». Là encore visionnaire, l’ami de Léopold Sédar Senghor devinait les grands enjeux des temps à venir.
Toutes ces années, ces années qu’on appelle aujourd’hui les « années Pompidou », ont laissé dans la mémoire collective des Français une empreinte profonde. Oubliant les controverses de Mai 1968, ils gardent le souvenir d’une période où la prospérité et le plein emploi ont coïncidé avec le rayonnement de la France. Le souvenir, en fin de compte, d’années heureuses, avant le grand choc pétrolier et les bouleversements de la mondialisation.
Georges Pompidou avait le génie de l’amitié. Pour lui, la vie trouvait son sens dans le regard des autres, dans l’attention qu’on leur porte, dans la main qu’on leur tend. Il nous donnait envie d’être meilleurs. C’est dire l’affection que nous lui portions. Et notre peine quand il nous a quittés.
La mort de Georges Pompidou, plus rapide que prévu, est intervenue avant que la majorité ait eu le temps de s’entendre sur la question de sa succession. Pris de court, désarmés, nous sommes confrontés à une situation difficile, face au leader de la gauche, François Mitterrand, adversaire d’autant plus redoutable qu’outre le savoir-faire acquis au fil du temps, l’âge lui confère un air plus apaisé et rassurant. Les candidatures rivales de Jacques Chaban-Delmas et de Valéry Giscard d’Estaing ne faisant guère de doute, la division est dans notre camp. Le premier n’a pas même attendu la fin de la période de deuil pour se déclarer, choquant bon nombre d’entre nous par sa maladresse, bien qu’il fût un homme de cœur, comme j’aurai l’occasion, par la suite, de le vérifier. Le second est tout aussi résolu à se présenter, mais sans brusquer les choses. Dans ces conditions, la meilleure solution pour éviter, non seulement la désunion, mais la probable victoire du dirigeant socialiste, me paraît être de se regrouper autour du Premier ministre sortant, Pierre Messmer.
C’est en vain que je milite aussitôt pour que ce dernier soit accepté comme le candidat unique de la majorité. D’abord auprès de l’intéressé, qui n’y croit pas vraiment et a toujours eu du mal, quoi qu’il en soit, à prendre une décision d’ordre politique. Ensuite, auprès de Chaban, qui refuse tout net de se retirer, puis de Giscard qui consent plus habilement à s’effacer à condition que son challenger fasse de même. La suite est connue : l’obstination de Chaban achèvera de dissuader Pierre Messmer de se lancer dans une bataille pour laquelle il ne se sent pas prêt, confortant du même coup son rival dans ses propres ambitions. Dès lors, je suis amené à prendre une position qui me vaudra d’être décrié et de passer pour « traître », alors qu’elle résulte d’une conviction qui ne va pas tarder à se révéler juste.
Cette conviction est simple : je ne crois pas que Chaban, qui fait figure d’homme du passé en dépit de son projet de « nouvelle société », ait la moindre chance de l’emporter face à Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand qui, chacun à leur manière, incarnent le changement auquel aspirent les Français. J’ai le sentiment, de surcroît, pour ne pas dire la certitude, que Georges Pompidou n’eût pas soutenu sa candidature, préférant à tout prendre celle de Giscard, dont il estimait davantage les qualités intellectuelles. Il n’y a là, chez moi, ni inimitié personnelle à l’égard de Chaban, ni aucun de ces calculs de carrière qu’on m’attribue aussitôt. Ce n’est pas la victoire de Chaban que je crains, mais sa défaite, laquelle me paraît inéluctable face au candidat socialiste.
Le 12 avril, les sondages commencent à me donner raison : Chaban se retrouve déjà en troisième position dans les intentions de vote. Je confirme au maire de Bordeaux, en me rendant à son domicile parisien, que je ne le soutiendrai pas. Le lendemain, Valéry Giscard d’Estaing me reçoit rue de Rivoli, dans son bureau du ministère des Finances. Il me demande si j’ai l’intention de l’appuyer. Je réponds que oui, mais sous couvert d’un appel à l’unité de candidature signé de plusieurs députés gaullistes, qui sera interprété, de fait, comme un manifeste antichabaniste. C’est alors que Giscard me déclare : « Vous savez… si nous gagnons… je vous demanderai d’être mon Premier ministre. » Ma réponse est immédiate, et aussi nette que sincère : « J’ai servi le Général, j’ai servi le président Pompidou. Je n’ai pas l’intention de poursuivre mon action politique. Je vous prie donc de ne plus me reparler de cette affaire. » Nous nous séparons en ces termes. La campagne se déroulera sans que, jamais, nous n’abordions à nouveau le sujet. Valéry Giscard d’Estaing fera part, à mots couverts, de ses intentions au cours d’un discours sur l’agriculture, prononcé en Normandie si j’ai bon souvenir. En des phrases très élogieuses à mon égard, il laisse entendre qu’en cas de victoire je serais, sans doute, appelé à tenir à ses côtés un rôle de premier plan.
Le 13 avril, en fin d’après-midi, le manifeste des 43, rassemblant quatre membres du gouvernement et trente-neuf députés UDR, est rendu public. Trois jours plus tard, je vais tenter de m’expliquer, salle Colbert, devant les élus et les cadres du mouvement gaulliste réunis au grand complet. Les partisans de Chaban, largement majoritaires, ont fait ce qu’il fallait pour chauffer la salle contre moi. Non content d’y convoquer le groupe parlementaire UDR au grand complet, on y a ajouté, pour faire bon poids, les conseillers de Paris, les sénateurs et même les anciens députés gaullistes. La salle est pleine à craquer. Serrés les uns contre les autres, les élus et cadres du mouvement me sifflent, m’injurient dans un vacarme indescriptible. Comment faire comprendre à des gens, qui sont pourtant des amis, que l’on peut conduire une action dans un sens apparemment différent du leur, et pour le bien de tous, sans renoncer le moins du monde à notre idéal commun ? Debout au milieu de la salle, je m’efforce d’expliquer mon choix tout en me disant, à défaut d’être entendu : « Ce que tu fais, c’est dans l’intérêt de la France, c’est ce que Pompidou aurait voulu. »
Après avoir largement distancé Jacques Chaban-Delmas au premier tour, Valéry Giscard d’Estaing l’emporte sur François Mitterrand, le 19 mai 1974, avec 50,8 % des voix. Un score nettement plus restreint que celui obtenu par Georges Pompidou cinq ans plus tôt, et qui ne fait que confirmer mes craintes d’une élection à haut risque pour la majorité en place.
Deux jours après, le nouveau Président m’invite à le rencontrer à Neuilly, dans l’hôtel particulier de son ami Michel Poniatowski, où tous les deux se sont réfugiés pour concocter le futur gouvernement. Giscard me demande sans ambages d’être son Premier ministre. À sa grande surprise, j’accueille cette proposition sans enthousiasme, m’estimant le moins bien placé pour gouverner avec une majorité aussi divisée. Je lui demande un délai de réflexion.
Dans les heures qui suivent, je m’entretiens longuement avec Pierre Juillet sur la question de savoir si je dois ou non accepter une telle responsabilité dans ces conditions, et s’il ne vaut pas mieux laisser cette charge à un proche du chef de l’État comme Michel Poniatowski. Pierre Juillet, ainsi que Jacques Friedmann et d’autres amis, me font valoir que l’UDR, à travers moi, serait au moins présente à Matignon, après que les gaullistes, pour la première fois depuis 1958, ont perdu l’Élysée. « Sinon, ajoute Pierre Juillet, je crains qu’il n’y ait plus de mouvement gaulliste du tout. Nous serons laminés. » C’est l’argument décisif. Le seul qui puisse définitivement me convaincre d’accepter la proposition de Valéry Giscard d’Estaing.
Peu après ma nomination à Matignon, Claude Pompidou me téléphone pour nous inviter à dîner, Bernadette et moi, le soir même, à son domicile du quai de Béthune. « J’ai besoin de vous voir, j’ai besoin de votre affection », me dit-elle, inconsolable de la mort de son mari, comme nous l’étions tous. Peut-être a-t-elle voulu me faire comprendre ce soir-là que j’étais devenu à ses yeux l’héritier politique de Georges Pompidou.