63047.fb2
« Trop souvent ceux qui parlent de crise y voient, pour s’en épouvanter ou s’en réjouir, une sorte de cataclysme qui détruirait à jamais l’ordre économique mondial et précipiterait les sociétés occidentales dans les convulsions. C’est absurde. La crise n’est pas un effondrement. Elle est un réajustement. Elle peut aboutir à une redistribution nouvelle des ressources, sur le plan mondial, et donc à de nouvelles relations entre les divers pays des divers continents. Elle n’est pas la fin de notre monde. Mais l’origine d’un système international nouveau. »
Ces lignes sont extraites d’un article que j’ai publié en janvier 1976, voici plus d’une trentaine d’années. Elles expriment la vision volontariste que j’ai toujours eue de l’économie, comme de la vie en général. La conviction que l’homme n’a rien à craindre des évolutions du monde, dès lors qu’il se donne les moyens de les comprendre et de les dominer.
En 1974, je suis le premier chef de gouvernement réellement confronté aux effets du choc pétrolier survenu l’année précédente. Je prends très vite conscience que nous nous trouvons face à un nouvel âge de notre économie, au seuil d’une révolution industrielle et technique, qui transformera le visage de la planète encore plus profondément que les précédentes. Une révolution durant laquelle nous nous classerons parmi les vainqueurs ou les victimes, les grandes puissances ou les petites, selon ce qui sera fait. Ce qui est en question n’est rien d’autre que notre place dans le monde de demain. Elle n’est pas acquise d’avance. Personne ne nous l’assurera. Il faut la concevoir et la vouloir. C’est l’évidence même.
La crise pétrolière n’aura fait que déclencher ou révéler les transformations qui étaient en passe de s’accomplir. Il est clair désormais que nous ne retrouverons pas le pétrole et les matières premières dont nous dépendons offerts en surabondance à des prix très bas, un marché intérieur qui avait besoin de tout, des exportations faciles à destination de pays qui n’étaient pas encore industrialisés. En revanche, l’énergie atomique et sans doute d’autres énergies nouvelles, l’électronique, l’informatique, des inventions que nous ne pressentons peut-être pas encore, vont faire émerger quelques nations à un niveau supérieur de développement. Celles-là seront les plus, sinon les seules, capables de maintenir une véritable indépendance politique et d’élever le niveau de vie de leurs ressortissants.
Une telle révolution ne saurait se passer d’une volonté collective, orientant de haut l’ensemble de l’économie, ni d’une certaine intervention de l’État pour la mettre en œuvre. Croire le contraire est entièrement irréaliste. Si l’on refuse de la prendre en considération, l’intervention de l’État se produit quand même, par la force des choses, mais elle n’est pas démocratiquement délibérée, ni la plupart du temps délibérée du tout. Elle se fait alors au gré des pressions immédiates ou obéit aux seules vues des administrations. L’État peut être paralysant, à coup sûr, il en a fourni d’innombrables preuves. Néanmoins il n’est pas forcément synonyme de bureaucratie aveugle. Son rôle peut être d’impulsion, autant ou plus que de prohibition, et correspondre à la tâche de premier exécutant au service de la volonté collective.
Dans le domaine de l’énergie, qui vient en première ligne de nos préoccupations, personne ne peut penser sérieusement que l’État ne détienne pas les responsabilités initiales et principales. Elles lui reviennent même dans un pays aussi libéral que les États-Unis. Au surplus, le rôle qu’est appelée à jouer l’énergie nucléaire ne se conçoit pas en dehors de l’État. Il en va de même en matière de restructuration industrielle.
C’est dans cet esprit, qui ne fait pas de moi un libéral des plus orthodoxes, que je me prépare à affronter, en tant que chef du gouvernement, la première récession économique dont notre pays ait eu à souffrir depuis 1945. Le PIB se rétracte de 1,6 % au premier semestre 1974, puis de 1,5 % l’année suivante. L’inflation croît de 13,8 %, soit la plus forte hausse depuis 1958. Quant au nombre des demandeurs d’emploi, il connaîtra en deux ans un bond spectaculaire, passant de 200000 à près d’un million de personnes entre 1974 et 1976.
Pour tenter de remédier à cette situation, est élaboré, dans un premier temps, un plan d’austérité, dit de « refroidissement », dont la paternité revient au ministre des Finances, Jean-Pierre Fourcade. Ce plan, avant tout destiné à lutter contre l’inflation née de la hausse des prix du baril de pétrole, se traduit notamment par un encadrement très strict du crédit, la majoration de l’impôt sur les sociétés, ainsi que l’instauration de prélèvements exceptionnels. Autant de mesures à vocation déflationniste qui auront pour effet d’atténuer la hausse des prix et de réduire le déficit commercial, mais au détriment du taux d’investissement, dont la chute fragilisera d’autant la production industrielle.
En dehors de circonstances exceptionnelles — et celles-ci l’étaient, d’une certaine manière —, je ne crois pas que la rigueur soit une bonne réponse aux situations de crise. Je suis a priori plus sensible aux arguments de ceux qui veulent organiser la relance que de ceux qui préfèrent s’interdire toute initiative. Ma conviction naturelle est qu’il vaut mieux tout faire pour privilégier l’emploi et le pouvoir d’achat, parce qu’il s’agit là du moteur même de l’économie.
Bref, si je dois assumer l’ensemble des mesures voulues essentiellement par le chef de l’État et le ministre des Finances, il n’en est pas moins vrai que celles-ci ne correspondent pas à ce que j’estime utile et nécessaire pour le pays.
En juillet 1975, préoccupé par les risques d’explosion sociale liés à la montée du chômage, j’interviens en Conseil des ministres pour demander l’arrêt d’un plan d’austérité qui, selon moi, n’a pas donné les résultats attendus. « Les entreprises ont besoin d’une relance, dis-je, même si certains technocrates ne songent qu’à freiner leurs investissements. » Contre toute attente, quelques ministres giscardiens parmi les plus éminents, Michel Poniatowski en tête, abondent dans mon sens. Pris de court et visiblement étonné, le chef de l’État lâche du lest, avant d’annoncer quelques jours plus tard « un programme important de soutien de l’activité économique » dont il ne perdra aucune occasion, désormais, de s’attribuer le mérite.
Ce plan, de plus de 30 milliards de francs, définitivement mis en place en septembre 1975, se traduit, entre autres, par l’allègement des restrictions du crédit et l’adoption d’un report d’impôt sur les bénéfices pour les entreprises, qui permettront à la production industrielle de repartir à la hausse.
Mon souci personnel, dans le même temps, est de protéger l’emploi et la consommation par une augmentation des retraites, des allocations familiales et du salaire minimum, un renforcement du système d’indemnisation du chômage partiel, la mise en place par l’UNEDIC d’une allocation supplémentaire d’attente, permettant aux licenciés économiques de percevoir pendant un an 90 % de leur salaire brut antérieur, enfin la généralisation de la Sécurité sociale à l’ensemble des activités professionnelles. Cet effort de solidarité, en faveur de ceux qui sont frappés le plus durement par la crise économique, correspond à l’idée que je me fais des missions essentielles de l’État, comme des exigences d’une société humaniste.
Il en va de même pour deux catégories de population encore très délaissées à cette époque, les personnes âgées et les handicapés, au sort desquels mon gouvernement sera l’un des premiers à véritablement s’intéresser.
Quel dénuement plus terrible que celui dû à la faiblesse, à l’isolement, à la vulnérabilité du grand âge ? J’ai toujours été sensible à l’angoisse des personnes âgées et infiniment touché par les marques de reconnaissance qui émanent de ces hommes et de ces femmes envers qui la société a le plus de devoirs et qui ont si peu l’habitude qu’on pense encore à eux. Les aider à se rencontrer, se distraire, à préserver une vie sociale à travers la création de structures appropriées et un allègement de leurs contraintes matérielles, sera l’un des « grands chantiers » des deux années que je passerai à Matignon.
J’ai découvert le drame des handicapés mentaux lors de ma première campagne électorale en Corrèze. Il m’arrivait de les croiser dans une cour de ferme, le visage hagard, l’air totalement démuni, et même de voir certains d’entre eux, dans les zones de montagne les plus reculées, enchaînés à une cuisinière. Leurs conditions de vie étaient épouvantables. Il y avait l’immense détresse des parents aimants mais désarmés, leur inépuisable bonne volonté, mais aussi leur sentiment d’impuissance mêlé de culpabilité, leur révolte face aux handicaps les plus lourds, quand l’inacceptable n’était plus supporté. Il y avait leur solitude extrême, encore accrue par l’absence d’hommes, de femmes et de structures réellement capables de partager avec eux la responsabilité dont le destin les avait chargés. Ces sentiments, beaucoup de parents les éprouvent encore de nos jours. Du moins notre société a-t-elle évolué, changé, manifestant une aptitude plus grande à accepter petit à petit le handicap, à l’accueillir, à l’accompagner, et à accepter les enfants et adultes handicapés en même temps que leurs parents. Il y a trente ans, s’ajoutait au handicap et à ses contraintes la souffrance, alors sans remède, de celui qui était conscient de ne pas être comme les autres et ne pouvait trouver de place au milieu des hommes. J’ai été le témoin de ces drames où l’horreur le disputait au scandale.
Au début des années soixante-dix, sous mon impulsion et celle du maire socialiste de la commune, Ernest Coutaud, un premier centre d’accueil voit le jour à Peyrelevade. Six autres ouvriront leurs portes dans les années suivantes, dont celui de Sornac pour les jeunes polyhandicapés de 12 à 21 ans et celui d’Eygurande pour les enfants en difficulté d’adaptation sociale et scolaire, soutenus par l’Association des centres éducatifs de haute Corrèze, créée en octobre 1971 et qui regroupe, sous ma présidence, les maires des communes concernées.
Chaque visite effectuée dans ces centres me prouve à quel point les pensionnaires qui s’y trouvent sont des êtres extrêmement attachants. Ces enfants, dont la vue est souvent difficile à supporter pour qui n’en a pas pris l’habitude, ont parfois des instants d’émotion, de sensibilité, bouleversants. Un regard, le contact d’une main suffisent à exprimer toute l’intensité de leurs sentiments et de la vie qu’ils portent en eux. Les jeunes femmes qui les suivent témoignent de facultés de patience et de tendresse extraordinaires. Une relation réelle finit par se nouer entre elles et les malades. Elles guettent leurs progrès, fussent-ils infinitésimaux, et sont émerveillées par chaque signe d’amélioration, quasi miraculeux, qu’elles réussissent à obtenir. Le contact avec l’autre est toujours difficile à établir dans le cas des handicaps les plus profonds. Parfois même l’échange paraît impossible, jusqu’au jour où peut survenir un signe, un geste qu’on n’espérait plus. Il suffit alors qu’un enfant se redresse dans son lit, au lieu d’y demeurer allongé, pour que ce soit une fête.
Cette expérience corrézienne est à l’origine, en grande partie, du projet de loi adopté par le Parlement en juin 1975, qui fait, selon ses termes, de « l’éducation et de la formation de l’adulte et du mineur handicapés physiques, sensoriels ou mentaux, une obligation nationale ». Si beaucoup reste à accomplir dans ce domaine, les mesures prises, dès ce moment-là, en faveur des établissements spécialisés et de la réinsertion des malades dans la vie active, offrent un cadre solide pour assurer durablement la poursuite des efforts engagés.
Parmi les réformes entreprises au début du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, la loi sur l’avortement est une de celles sur lesquelles je me suis le plus engagé. J’y ai été favorable dès le départ, à la différence, je dois le dire, de bon nombre de mes amis politiques et de la majorité de notre électorat. Il s’agissait moins, à mes yeux, d’une affaire de convictions que d’une nécessité. L’hypocrisie qui entourait alors cette question était devenue intolérable. Les avortements clandestins se réalisaient dans des conditions insupportables et souvent dangereuses pour la santé des femmes qui les subissaient. Une légalisation de l’interruption de grossesse soulevait, certes, des questions d’éthique. Mais elle avait au moins le mérite d’en finir avec une situation qui ne pouvait plus durer.
Face à une majorité souvent injurieuse et vociférante à son égard, Simone Veil défend son projet de loi avec un courage admirable. Lorsque, désemparée, au bord des larmes, elle m’appelle à l’aide dans la nuit du 29 au 30 novembre 1974, après avoir réclamé une suspension de séance à l’Assemblée tant les débats prenaient mauvaise tournure, j’accours aussitôt pour la soutenir et faire entendre raison, sans trop les ménager, aux députés UDR les plus récalcitrants. C’est ainsi qu’une partie d’entre eux finira, bon gré mal gré, par voter cette loi approuvée, dès l’origine, par l’ensemble de la gauche. Certains observateurs noteront le silence de l’Élysée, cette nuit-là, en dépit du soutien officiel affiché par le Président.
Bien que la politique étrangère fasse partie, sous la Ve République, du domaine réservé du président de la République, le rôle du Premier ministre n’est pas circonscrit aux seules affaires intérieures. Me référant à la tradition gaulliste dans mon discours de politique générale, le 5 juin 1974, je me suis attaché à souligner la nécessité de préserver notre indépendance nationale et de renforcer, par là même, nos potentiels de dissuasion nucléaire. Si le devoir de la France est d’accompagner le processus de détente entre l’Est et l’Ouest, il est aussi, ai-je rappelé, d’aider à l’accélération de la construction européenne, à travers l’union monétaire, d’intensifier ses relations avec la Chine et de poursuivre sa coopération avec les pays du Tiers-Monde, notamment en Afrique.
De 1974 à 1976, mes voyages à l’étranger en tant que chef du gouvernement sont en grande partie consacrés à faire mieux connaître les industries et les technologies françaises hors de nos frontières, dans le cadre d’une politique commerciale plus offensive. Ces déplacements, qui visent à promouvoir notre savoir-faire national, me permettent de nouer des relations personnelles avec quelques chefs d’État étrangers, du moins d’approcher certains d’entre eux à un moment décisif de leur propre histoire.
Il en va ainsi du Shah d’Iran, dont je fais la connaissance lors de sa venue à Paris, en juin 1974, première visite officielle d’un dirigeant étranger depuis l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. Les rapports entre la France et l’Iran s’étaient un peu refroidis après le refus de Georges Pompidou d’assister, en octobre 1971, aux grandioses fêtes de Persépolis commémorant le deux mille cinq centième anniversaire de l’Empire perse. Mais l’accueil chaleureux que le Shah reçoit à Paris, trois ans plus tard, permettra de resserrer les liens entre les deux gouvernements, comme on dit en langage diplomatique.
Le Shah souhaite s’appuyer sur la technologie française pour moderniser son pays. À cette occasion sont signés d’importants contrats d’armement, l’achat par l’Iran de cinq centrales nucléaires, ainsi que des accords confiant aux entreprises françaises la construction du métro de Téhéran et l’électrification des chemins de fer. En décembre 1974, je me rends en Iran pour y négocier, entre autres, l’adoption par Téhéran de notre procédé de télévision en couleurs SECAM.
Le souverain m’y réserve un accueil conforme à l’image puissante et majestueuse qu’il veut donner de son pays comme de sa propre personne. Sous le faste et le prestige qu’il déploie, la réalité qu’on perçoit est celle d’un peuple de plus en plus révolté par le décalage entre ses conditions de vie et les dépenses extravagantes d’une monarchie d’un autre âge. Je ne serai pas surpris par les événements dramatiques qui suivront, tant un bouleversement aussi radical paraissait, de longue date, inéluctable.
Simultanément, la France négocie avec l’Irak, par mon intermédiaire, des accords de coopération énergétique et militaire. Ce qui me conduit à rencontrer le maître du pays, Saddam Hussein, à trois reprises : en octobre 1974, lors d’un premier voyage que j’effectue à Bagdad, puis en septembre 1975 à Paris, à l’occasion de la visite officielle du dirigeant irakien, enfin en janvier 1976, à Bagdad de nouveau, où je fais escale avec le ministre du Commerce extérieur, Raymond Barre, au retour d’un déplacement en Inde.
Pour comprendre l’importance de ces pourparlers, en pleine crise énergétique, il faut rappeler que la France bénéficie en Irak, concernant ses approvisionnements pétroliers, d’une situation privilégiée. Acquis au lendemain de la Grande Guerre, lors du partage par les Alliés des dépouilles de l’Empire ottoman, ses intérêts pétroliers y ont été préservés grâce à la politique arabe menée par le général de Gaulle et poursuivie par Georges Pompidou. En juin 1972, alors que l’homme fort du régime, Saddam Hussein, vient, pour la plus grande fierté de son peuple, de restituer à l’Irak son indépendance pétrolière en mettant fin aux concessions étrangères, les autorités de Bagdad font savoir au gouvernement français qu’elles n’entendent pas remettre en cause leur coopération dans ce domaine. En contrepartie, l’Irak souhaite obtenir de la France la vente d’équipements militaires. C’est dans ce contexte que Saddam Hussein est reçu officiellement à Paris, pour la première fois, en juin 1972 par Georges Pompidou. Un accord est signé, qui satisfait en grande partie aux attentes irakiennes tout en garantissant à la France, pour une dizaine d’années, la pérennité de ses intérêts pétroliers.
À partir de 1974, les échanges industriels et militaires s’intensifient entre les deux pays. En octobre, je suis reçu à bras ouverts par Saddam Hussein à Bagdad pour y négocier de nouveaux contrats. Bien qu’il ait pris le pouvoir dans des conditions pour le moins brutales, le dirigeant irakien, qui jouit alors d’une grande popularité dans le monde arabe, ne passe pas encore pour infréquentable auprès des chancelleries occidentales. Soucieux de se dégager de la tutelle soviétique, il mise sur la France pour l’aider à renforcer l’indépendance de son pays et met tout en œuvre afin de me témoigner son amitié.
L’homme me paraît intelligent, non dénué d’humour et même assez sympathique. Il me reçoit chez lui, me traite en ami personnel. La chaleur de son hospitalité ne passe pas inaperçue. Nos échanges sont empreints de part et d’autre d’une grande cordialité. J’aurai toujours une grande facilité de contact avec les chefs d’État arabes, peut-être parce que ceux-ci pratiquent une forme de franchise peu fréquente chez leurs homologues occidentaux. Et puis l’Irak est un pays fascinant qui me semble promis à occuper parmi les grandes nations la place qu’il mérite.
Un an plus tard, en septembre 1975, j’accueille Saddam Hussein à Paris. Nous visitons ensemble les installations nucléaires de Cadarache, avant de prolonger nos échanges aux Baux-de-Provence, lors d’un week-end privé, marqué par un déjeuner mémorable au restaurant L’Oustau de Baumanière. Le voyage se conclut, comme il est d’usage à cette époque, par un dîner officiel dans la galerie des Glaces du château de Versailles, au cours duquel je confirme publiquement à Saddam Hussein que la France est prête à lui apporter « ses hommes, sa technologie, ses compétences ».
En 1978, alors qu’il venait d’expulser l’ayatollah Khomeiny, en exil en Irak depuis plusieurs années, Saddam Hussein me fera parvenir, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Paris, un message me recommandant de faire en sorte que Khomeiny ne soit pas accueilli en France. La plupart des grands pays occidentaux ayant refusé de le recevoir, la France était alors le seul encore susceptible de l’héberger. Dans son message, Saddam Hussein m’adressait, en substance, la mise en garde suivante : « Faites très attention. Laissez-le partir en Libye parce que ce qu’il dira en France aura un retentissement international et ce qu’il dira en Libye restera inaudible. » Bien que n’étant plus Premier ministre, je transmets immédiatement ce message au président Giscard d’Estaing, lequel n’en tiendra aucun compte et fera tout l’inverse de ce que le leader irakien recommandait. La décision d’accueillir en France l’ayatollah Khomeiny aura des conséquences lourdes et irréparables, tant pour l’avenir de l’Iran que pour la stabilité du monde.
Ce fut un de mes derniers échanges avec Saddam Hussein. Je n’ai jamais revu celui qui faisait alors moins figure de despote que de patriote farouche et déterminé, possédé par une fougue et un orgueil nationalistes qui semblaient refléter les grandes ambitions qu’il nourrissait pour son pays. Lorsque j’ai appris, des années plus tard, la folie répressive qui s’était emparée de ce dictateur, j’ai rompu définitivement tout contact personnel avec lui. Ce qui ne m’a pas empêché d’être choqué par le sort ultime qui lui a été réservé, cette mise à mort nocturne orchestrée avec la même barbarie dont il s’était rendu coupable et pour laquelle on l’avait condamné.
Parmi les rencontres qui ont jalonné ces deux années passées à Matignon, la plus marquante pour moi a sans doute été celle de Deng Xiaoping, lors de sa visite officielle en France en mai 1975, la première d’un dirigeant chinois depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre nos deux pays.
Après le désastre de la Révolution culturelle lancée par Mao Tsé-toung, Deng Xiaoping, devenu vice-Premier ministre au terme d’une longue période de disgrâce, paraît porteur d’un nouveau souffle pour la Chine. Sous ses habits de communiste, c’est la Chine immémoriale que je sens vivre et s’exprimer. Le témoin d’une des plus anciennes cultures du monde qui continue d’irriguer un pays modelé non par une idéologie, mais par des siècles de rites et de traditions, durant lesquels la Chine a beaucoup apporté à l’histoire de l’humanité, à la spiritualité, à la littérature et à la création artistique sous toutes ses formes.
Deng Xiaoping est un homme très fin, très subtil, direct et chaleureux, qui incarne bien tout ce que la Chine a de puissant et de permanent. Un soir où nous dînons ensemble, avec une interprète, je lui dis : « Vous êtes en train de développer énormément votre action agricole et bientôt vous n’aurez plus de terres arables disponibles. Qu’allez-vous faire pour nourrir votre peuple ? » Il me répond, avec son petit œil malicieux et sa façon de ponctuer ses phrases par une vieille expression chinoise, « Tseko », qu’il répète deux fois de suite : « Ah ! Tseko, tseko, la Sibérie est entièrement vide… » Entre nous, la communication passe d’autant mieux qu’il sait tout l’intérêt personnel que je porte à la Chine et l’admiration que j’éprouve à l’égard de cette civilisation millénaire.
Nous parlons longuement ensemble de l’histoire de son peuple et Deng Xiaoping s’avoue surpris qu’un chef de gouvernement occidental paraisse en savoir presque autant que lui à ce sujet. Une fois où nous évoquons une période précise de la fin du XIVe siècle, je lui dis : « Il y a eu trois empereurs seulement à ce moment-là. » Deng Xiaoping s’empresse de me corriger : « Ce n’est pas vrai, il n’y en a eu que deux. » J’insiste : « Pas du tout, il y en a eu trois. » Et notre dispute amicale de se poursuivre, aucun des deux ne voulant lâcher prise, jusqu’au jour où Deng Xiaoping, s’étant renseigné, devra reconnaître que j’avais raison et me le fera savoir avec son humour habituel : il y avait bien eu à cette époque trois empereurs, dont un, âgé de neuf ans, n’avait régné que durant six semaines. Cette anecdote a fait le tour de la Chine.
Je n’ai jamais eu de divergences avec lui ni aucun dirigeant chinois sur la question même du communisme, convaincu que la Chine s’en servait, non comme d’une fin en soi, mais comme d’un moyen de réaliser son unité et de s’affirmer de nouveau en tant que grande puissance. Très au fait des relations internationales, Deng Xiaoping voyait dans la relation entre Paris et Pékin une pierre angulaire de la politique chinoise susceptible de permettre à son pays de rompre avec la politique des blocs et de la Guerre froide.
D’un point de vue plus personnel, je sentais qu’il retrouvait avec plaisir un pays qui tenait une place particulière dans son cœur et auquel il associait étroitement ses années de jeunesse et la naissance de son idéal révolutionnaire. Débarqué à Marseille en octobre 1920, il avait travaillé comme ouvrier chez Renault à Billancourt, pour payer ses études. C’est dans ce contexte-là qu’il avait pu appréhender le développement des mouvements ouvriers et les évolutions politiques, sociales et économiques à l’œuvre durant l’entre-deux-guerres.
La France des années vingt constituait, aux yeux des étrangers, et particulièrement des étudiants chinois, une destination privilégiée, compte tenu du bouillonnement intellectuel et artistique qu’elle connaissait et qui était presque unique en Europe. Et Deng Xiaoping, profondément marqué, comme Chou En-laï, par son expérience française, avait su en tirer une source d’inspiration pour ses combats politiques et sa contribution à l’édification d’une Chine moderne, toujours pacifique et plus que jamais ouverte sur le monde.