Hormis la déclaration annonçant, le 25 août 1976, ma décision de mettre fin à mes fonctions de Premier ministre, faute de disposer des « outils nécessaires » pour les assumer, je n’ai jamais expliqué les véritables origines d’une crise sans précédent dans l’histoire de la Ve République.
Loin d’être précipitée comme on a pu le croire, cette décision a été longuement mûrie. Elle ne s’est imposée à moi qu’après avoir tout tenté pour éviter un départ susceptible d’être interprété comme une rupture. Pour rétablir une vérité, selon la formule de Georges Pompidou, je crois aujourd’hui nécessaire de révéler ici les multiples mises en garde et suggestions que j’ai adressées en vain au chef de l’État dès le mois de février 1975 et jusqu’à l’ultime moment où les constats de désaccord dont je lui faisais part ne pouvaient se dénouer, faute d’être entendus, qu’au prix d’une crise politique qui ne resterait pas sans conséquences.
Dès la formation de mon gouvernement, il m’était apparu clairement, comme je l’ai indiqué, que le président de la République entendait tout décider par lui-même. L’idée qu’il se faisait de son rôle aboutissant d’entrée de jeu à réduire et limiter celui du Premier ministre plus que ne l’avait fait aucun de ses prédécesseurs.
Le général de Gaulle s’était arrogé d’emblée un domaine réservé — avant tout, la Défense nationale et les Affaires étrangères. L’avantage résidait dans le fait que, s’occupant directement de ce qu’il considérait comme l’essentiel, il déléguait tout le reste à son Premier ministre. C’était à ce dernier de conduire les affaires du gouvernement, de Gaulle s’interdisant de se mêler de la manière dont il les menait. Il ne serait pas venu à l’idée du Général de traiter directement, avec l’un ou l’autre de ses ministres, d’une question relevant de l’autorité du chef de gouvernement. Il avait pris en charge l’État et respectait les prérogatives du Premier ministre auquel il avait confié la responsabilité de gouverner.
Encore impressionné par les événements de 1968, dont il avait analysé les causes profondes, Georges Pompidou avait élargi son domaine réservé en contrôlant de très près les problèmes économiques et sociaux. Ce qui ne l’empêchait pas de laisser à son gouvernement de grandes initiatives dans ce domaine.
Avec Valéry Giscard d’Estaing, tout change. Doté d’une propension naturelle à tout contrôler, à exercer son pouvoir jusque dans les moindres détails, il est en outre encouragé sans cesse par son entourage à rabaisser le Premier ministre et, le cas échéant, à le blesser. Les cabinets ont ceci de commun — quels que soient les époques et les gouvernements — qu’ils se confèrent de l’importance. Ils consacrent à cela une part non négligeable de leur temps. Sachant qu’on peut, presque à tout instant, intéresser le président de la République à une affaire d’actualité, ils veillent à s’emparer d’un maximum de dossiers, pratique qui conduit le Premier ministre à perdre, l’une après l’autre, ses prérogatives, et donc sa capacité d’initiative. C’est ainsi qu’il m’est arrivé d’apprendre — par l’un ou l’autre de mes ministres, quand ce n’était pas par la presse ou par la radio — des décisions importantes pour lesquelles je n’avais pas même été consulté. S’il m’advenait de diverger d’opinion avec le ministre de l’Économie et des Finances, je pouvais très bien découvrir qu’une décision avait été prise à l’Élysée sans que j’en aie été informé.
Tandis que le ministère des Finances retrouvait une parfaite autonomie dans ses errements antérieurs, Jean-Pierre Fourcade, rayonnant de bonne volonté, s’employait à se faire apprécier du président de la République en même temps que son administration. Et le Premier ministre en était réduit à constater que la France restait soumise à cette administration trop souvent stérilisante.
Jour après jour, j’ai mesuré ce qu’il y avait d’inconvenant à prétendre détenir une responsabilité qu’on n’était pas en mesure d’exercer. Il devenait fâcheux de voir des membres du gouvernement, n’appartenant pas à l’UDR, se flatter de prendre des positions, souvent incompatibles avec les miennes, sous le prétexte que l’Élysée les y aurait encouragés. Situation d’autant moins supportable que l’UDR, dont j’assume la direction, constitue la principale force politique de la majorité…
En février 1975, j’écris au chef de l’État pour lui faire part de mes inquiétudes et lui proposer de remédier ensemble à la confusion qui est en train de s’installer :
Monsieur le Président,
La semaine dernière, au cours de notre entretien, vous avez évoqué la situation politique de la majorité et, au travers des conseils que vous avez bien voulu me donner, j’ai cru discerner un léger agacement né du comportement de certains éléments de cette majorité et peut-être aussi des moyens que j’ai été amené à utiliser pour la consolider. Cela m’a conduit à quelques réflexions sur la conception de ma tâche et de mon rôle par rapport à vous.
Tout d’abord, et je tiens à vous le redire, je n’oublierai jamais que le bon fonctionnement de nos institutions — les meilleures que la France ait connues depuis longtemps — exige du Premier ministre une loyauté totale au chef de l’État qui, en retour, lui accorde toute sa confiance. Ainsi, dès l’instant où vous m’avez fait l’honneur de me confier ce poste, je me suis promis que jamais mon ambition politique personnelle ne viendrait encombrer votre route ou compliquer votre tâche. Le contrat qui vous lie au peuple français — auquel j’ai souscrit lors de votre élection — est pour moi sacré.
Mais, aussi assuré que l’on soit de ses intentions, il peut arriver que, dans la conduite des affaires, des paroles lancées dans le feu de l’action ou des actes secondaires nécessaires pour réduire une difficulté imprévue, viennent à faire douter de la détermination à garder le droit-fil. Si je suis navré qu’un doute ait pu naître à cet égard, je dois avouer qu’en ce moment ma tâche est rude dans le domaine politique et je suis heureux de m’en ouvrir à vous.
Je suis parti de l’idée simple que la majorité politique et parlementaire qui s’est ralliée à vous lors de votre élection doit être unie dans le soutien qu’elle apporte au chef de l’État. Tous les mouvements ou partis qui vous ont approuvé lorsque vous définissiez les lignes directrices de votre action politique future doivent vous accorder, pour la réalisation de cette action, une confiance, lucide certes, mais totale et sans réserve. De la même manière, tous les éléments qui composent la majorité doivent être considérés sur un pied d’égalité et assurés de votre protection, sauf le cas d’indignité.
Pour ma part, je pense que c’est le rôle du Premier ministre de veiller à la fois à la permanence du soutien apporté au président de la République par les diverses composantes de sa majorité et à l’équilibre qui doit régner entre elles jusqu’au jour où les électeurs auront à exercer à nouveau leur choix. Faute de quoi, nous assisterions à des déchaînements d’appétits et à des règlements de comptes qui nous conduiraient à une situation de crise qu’il nous faudrait faire trancher par le peuple à un moment que nous n’aurions pas choisi. C’est, avec une action insurrectionnelle fondée sur un large mécontentement que nous n’aurions pas su déceler ou réduire à temps, le seul accident qui peut mettre en péril notre régime.
Or je crains que se crée actuellement une certaine confusion et que le retour d’une brebis égarée ait un peu dispersé le troupeau. Pourtant, il me paraissait inadmissible que l’UDR, qui a été créée pour soutenir les institutions de la Ve République, manque au chef de l’État et je craignais que certains de ses chefs, moins par désir de revanche, pire, par un sentiment d’amertume, ne finissent par l’entraîner hors de son devoir. C’est pourquoi, en décembre, avec votre accord, j’ai résolu d’en prendre la tête pour la ramener dans le droit chemin.
Pour d’autres raisons, Michel Poniatowski a fait de même avec les Républicains Indépendants et il serait souhaitable que nous aidions rapidement les différentes formations centristes à mettre de l’ordre dans leurs affaires.
Mais ces actions — pour nécessaires qu’elles aient été — n’auraient eu pour seul effet que de renforcer les partis d’une coalition si n’étaient pas définis dès maintenant les structures et l’esprit de la nouvelle majorité présidentielle ainsi que le rôle que vous entendez voir jouer au Premier ministre dans la conduite de celle-ci. Cette définition, que vous pouvez seul arrêter, vous permettra d’appuyer votre action sur une force politique unie et cohérente susceptible, si l’occasion s’en présente, d’accueillir tout individu, mouvement ou parti qui aurait choisi de vous rejoindre.
Je souhaiterais, Monsieur le Président, avoir votre sentiment et vos instructions afin d’être assuré, dans l’action, que je suis bien l’interprète fidèle de votre pensée.
Je vous prie de bien vouloir accepter, Monsieur le Président, les assurances de mon très fidèle et très respectueux dévouement.
En dépit de cette main tendue, Giscard ne fera rien pour consolider la situation de son Premier ministre ni apaiser les tensions entre les différentes composantes de la majorité. Que tel ministre centriste puisse déclarer, comme celui de la Coopération, Pierre Abelin, qu’il faut « combattre l’UDR avec toute notre énergie », ou que tel ministre giscardien, comme celui des Finances, Jean-Pierre Fourcade, affirme publiquement avoir « une plus grande expérience de la gestion » que le chef du gouvernement, ne suscite aucun désaveu public de la part de l’Élysée, comme si chacun d’eux s’était exprimé avec son assentiment.
De leur côté, irrités par les annonces répétées d’un « rééquilibrage » de la majorité, les élus de l’UDR se montrent de plus en plus critiques envers certaines idées malencontreuses du chef de l’État, comme la suppression des célébrations du 8 Mai ou son absence au Mont-Valérien, le 18 juin 1975, sans parler de sa volonté de changer le rythme de La Marseillaise. À cela s’ajoute la multiplication de « gadgets » médiatiques, comme le fait d’inviter les éboueurs à petit-déjeuner à l’Élysée ou celui d’aller dîner chez des Français de condition modeste. On imagine l’embarras de ces familles priées de recevoir à leur table le couple présidentiel escorté, à courte distance, par les caméras de télévision… J’ai moi-même du mal à être convaincu par ces initiatives pour le moins démagogiques, qui me paraissent davantage refléter une proximité de façade qu’exprimer la volonté réelle d’organiser une société plus juste et plus humaine.
Élu d’extrême justesse et désireux de se faire accepter, mieux de plaire à la France entière, Giscard pense avant tout aux conciliations, aux rapprochements, aux marques de compréhension à distribuer à droite et à gauche, aux bienveillances à manifester pour les nouvelles mœurs, les nouvelles tendances, les impatiences et les révoltes. Il ne veut rien brusquer ni personne. Il ne me donne jamais tout à fait tort sur chaque question évoquée mais, après la franche explication, il revient toujours à sa propre démarche, très différente de la mienne.
En mars 1976, les résultats des élections cantonales, qui démontrent que la gauche est désormais majoritaire dans le pays, retentissent comme un signal d’alarme pour la majorité. Je n’en suis pas étonné, ayant une nouvelle fois alerté par écrit le chef de l’État, entre les deux tours, sur la nécessité de faire taire les désaccords entre les partis qui le soutiennent. J’y évoquais le rôle néfaste à cet égard de Michel Poniatowski :
Monsieur le Président,
À la suite de notre entretien, j’ai cru nécessaire de rappeler au ministre d’État, ministre de l’Intérieur, qu’il était souhaitable d’éviter autant que possible les distorsions nuisibles à la cohésion de la majorité et qu’il convenait, pour ce faire, de me consulter avant de prendre des initiatives dans le domaine de la politique intérieure.
Je rappellerai d’ailleurs à l’occasion aux ministres, et en particulier à ceux qui ont la charge d’une formation politique, qu’ils doivent se conformer à cette règle élémentaire de bienséance et d’efficacité qui veut que le Premier ministre puisse en temps utile faire connaître son sentiment sur l’opportunité de leurs initiatives. Faute de quoi, la majorité donnerait au pays l’image d’une troupe inorganisée et bavarde, incapable de mobiliser les énergies de tous ceux qui vous ont élu et vous soutiennent.
Je vous prie de vouloir bien accepter, Monsieur le Président, le témoignage de mon très respectueux et fidèle dévouement.
Au lendemain de cette première défaite, qui en laisse présager d’autres, plus sévères, si rien n’est fait afin d’y remédier, j’insiste auprès du chef de l’État pour qu’il reprenne la situation en main. De nouveau, je lui déclare être prêt, s’il le souhaite, à assumer le rôle qui revient au Premier ministre, de coordinateur de la majorité — à condition, bien sûr, qu’il me charge clairement et publiquement d’une mission en ce sens.
Dans un premier temps, Giscard tend à minimiser la portée de ce qu’il qualifie d’« élections locales », se refusant à paraître réagir dans la précipitation. Puis il se laisse persuader par Pierre Juillet, dont il recherche les conseils, de me confier « le soin de coordonner et d’animer l’action des partis politiques de la majorité », comme il l’annonce à la nation dans une allocution télévisée trop embarrassée pour être pleinement convaincante.
Dès les semaines qui suivent, Giscard s’empressera de reprendre à son profit la délégation qu’il a accepté, bien malgré lui, de me concéder. Et les rivalités, entretenues à dessein par l’entourage présidentiel, reprendront de plus belle au sein de la majorité. Le problème auquel je me trouve confronté devient si inextricable que je ne vois plus d’autre solution, pour sortir de l’impasse, que de quitter mes fonctions, si rien ne change à bref délai. Le 31 mai 1976, c’est dans l’espoir de provoquer un sursaut salutaire que je remets à Valéry Giscard d’Estaing, lors d’un entretien en tête à tête, une longue lettre manuscrite lui exposant ce que je crois nécessaire pour le pays :
Monsieur le Président,
Après mûres réflexions, j’ai acquis la certitude que l’impression de flou qui ressort de l’action gouvernementale, et l’esprit de division qui marque celle de la majorité, troublent un grand nombre de ceux qui, en vous portant à la tête de l’État, vous ont confié leur sort.
Faute de mettre rapidement un terme à cet état de choses, nous allons perdre au fil des mois notre originalité, notre crédibilité et notre force.
Il serait vain de nier que la bataille politique fût engagée. Elle l’est. Chacun le voit et le sent et, en face d’une opposition habile, acharnée et sûre d’elle-même, l’incertitude de notre démarche politique augmente le désarroi de beaucoup de Français.
Il faut tout au contraire, et vous me l’avez souvent dit, ne pas cacher que le combat qui s’engage sera décisif pour notre régime et le mener avec une détermination clairement perceptible par tous.
Dans ce but, vous aviez bien voulu, il y a deux mois, me confier des pouvoirs de coordination. Il était évident qu’ils seraient dérisoires s’ils n’étaient pas perçus comme bénéficiant constamment du soutien de votre volonté intransigeante.
Les dernières semaines ont montré que les forces centrifuges qui s’exercent dans les mouvements et partis soutenant votre action ont singulièrement affaibli la portée de votre décision. Il en va de même de l’action gouvernementale, trop de ministres étant plus soucieux de vous plaire que de vous servir.
J’avais peut-être surestimé mes forces et négligé de tenir suffisamment compte de l’action de ceux qui réagissent davantage en fonction des querelles du passé que de la nécessité d’organiser une véritable majorité présidentielle. Incapables de tirer les conséquences de la prééminence du président de la République dans nos institutions, ils risquent, consciemment ou non, de nous ramener au régime des partis, avant-coureur de l’instabilité et de l’impuissance.
J’en arrive maintenant à douter que l’on puisse, seulement par des déclarations d’intention, redonner cohésion et courage à tous ceux qui sont prêts à se battre pour la société de libertés que vous personnifiez.
Je pense qu’il serait néfaste, dans ces conditions, de laisser le pays pendant deux ans dans une incertitude préjudiciable à ses intérêts profonds. Il me paraît donc souhaitable de démontrer au plus tôt que la majorité des Français reste attachée à la société que nous défendons et rejette le collectivisme.
C’est pourquoi je crois qu’un nouveau gouvernement, fort, cohérent et ramassé, devrait se voir confier sans attendre non seulement la tâche de poursuivre fermement la politique d’évolution et d’adaptation nécessaire à notre société, mais aussi celle de préparer activement une consultation du pays par des élections législatives prochaines.
Au reste, et sur un plan électoral, il est de meilleure tactique de montrer que nous avons confiance en nous-mêmes plutôt que de permettre à nos adversaires d’utiliser le résultat inévitablement médiocre des élections municipales pour accréditer l’idée que le peuple français a modifié ses choix.
En quelques mois, j’ai la certitude que nous pouvons non seulement arrêter l’hémorragie qui nous mine, mais, par la vertu de l’offensive, regrouper et galvaniser tous les tenants de notre société.
Les conclusions auxquelles j’arrive s’ordonnent donc autour de la nécessité de consulter le pays et peuvent se résumer chronologiquement ainsi :
— Démission du gouvernement dès la fin de la présente session parlementaire,
— Formation du nouveau gouvernement, ramassé, solidaire et pugnace,
— Affirmation, clairement renouvelée, que le Premier ministre est chargé de coordonner et d’animer, en votre nom et sous votre contrôle, l’action du gouvernement et celle de la majorité,
— Dissolution de l’Assemblée Nationale afin de provoquer des élections législatives à l’automne de 1976.
À différentes reprises, je me suis permis d’évoquer devant vous les difficultés quotidiennes de la tâche que vous m’avez confiée. Si j’ai cru devoir vous faire part aujourd’hui de ces réflexions, c’est parce qu’il ne s’agit plus de moi ou de mes soucis, mais parce que je crains que nous ne nous donnions pas les moyens d’assurer au pays l’avenir que vous avez défini et que vous souhaitez pour lui.
Je vous prie de vouloir bien accepter, Monsieur le Président, les assurances de ma haute considération et de mon très fidèle dévouement.
Après avoir pris connaissance des solutions, certes risquées mais devenues à mes yeux inévitables, que je préconise, le chef de l’État m’indique qu’il souhaite prendre le temps d’y réfléchir. Nous aurons l’occasion, me dit-il, d’en reparler à Brégançon, où il m’a invité avec mon épouse pour les fêtes de la Pentecôte, en signe d’amitié et de concorde retrouvées.
Mais loin d’offrir les conditions d’un échange confiant et apaisé — ce qui m’eût d’ailleurs étonné —, ce bref séjour commun au fort de Brégançon ne fait que confirmer tout ce qui me sépare d’un président si imbu de ses prérogatives, qu’il en arrive à traiter ses hôtes, fût-ce son Premier ministre, avec une désinvolture de monarque.
Passe encore que Giscard se fasse servir à table le premier ou que ses invités ne se voient offrir que de simples chaises pour s’asseoir quand le couple présidentiel occupe deux fauteuils : ce goût prononcé de l’étiquette n’est plus fait pour nous surprendre. Le plus déconcertant est la scène à laquelle nous assistons le lendemain soir de notre arrivée, après un après-midi passé dans notre chambre à attendre qu’on nous fasse signe.
Giscard a convié à dîner avec nous son moniteur de ski, ainsi que son épouse. Le couple arrive, lui en polo, elle portant une jupe courte, faute d’avoir été prévenus de la tenue souhaitée : costume de ville et robe longue. La situation est pour eux si embarrassante, et même humiliante, que la malheureuse épouse du moniteur n’aura de cesse, durant la soirée, que de tirer discrètement sur sa jupe comme pour lui faire gagner quelques centimètres. Je tente, pour la divertir, d’avoir une conversation avec elle. Mais elle me répond à peine, tant elle paraît tétanisée, comme son mari, de se trouver placée dans une position aussi inconfortable face au président de la République et à son Premier ministre.
De son côté, Giscard n’a pas un mot pour détendre l’atmosphère, ni atténuer la gêne de ses invités, paraissant au contraire s’en délecter. Je rentre à Paris choqué par un tel manque de respect. Et plus déterminé que jamais à reprendre ma liberté dès que je le pourrai…
L’épisode de Brégançon me confortera dans l’idée que je n’ai plus grand-chose en commun avec ce Président.
Le 15 juillet, sans m’en avoir prévenu, Giscard sollicite en Conseil des ministres l’avis du gouvernement sur la question de l’élection du Parlement européen au suffrage universel. Sujet, il ne l’ignore pas, qui ne peut qu’engendrer de nouvelles divisions au sein de la majorité. Je m’étonne de la « procédure insolite et inhabituelle » qui consiste désormais à ne même plus me tenir informé de l’ordre du jour des réunions gouvernementales.
Mais cet oubli, chez Giscard, ne doit rien au hasard, s’agissant d’une question aussi sensible. D’autant que j’ai de nouveau fait part au chef de l’État, deux jours auparavant, de mes réserves concernant l’élargissement de la Communauté européenne à trois nouveaux pays, la Grèce, l’Espagne et le Portugal. Même si chacun a vocation, de toute évidence, à intégrer le Marché commun, il n’en est pas moins vrai que l’adhésion à l’Europe des Neuf de trois partenaires supplémentaires ne peut qu’entraîner, dans l’immédiat, des bouleversements préjudiciables à l’équilibre économique des pays déjà membres.
Le chef de l’État ayant choisi d’esquiver ce débat, après avoir déjà éludé les solutions que je préconisais pour en finir avec une équivoque politique mal ressentie par l’opinion, et les tensions continuant de s’exacerber entre les partis de la majorité, j’estime dans les jours suivants n’avoir plus d’autre choix que de démissionner.
Le 19 juillet, j’informe Valéry Giscard d’Estaing, lors d’un entretien que j’ai sollicité, de mon souhait d’être démis de mes fonctions. Il s’y refuse, m’assurant qu’il comprend très bien les raisons de ma lassitude et de mon irritation, mais sans voir la nécessité d’un départ aussi prématuré. « Nous en reparlerons à la rentrée », me dit-il en me demandant de patienter jusqu’à cette date. Je me garde de lui donner la moindre assurance à cet égard, bien résolu à ne pas laisser perdurer plus longtemps une situation qui ne peut que desservir, selon moi, les intérêts du pays.
Le 26 juillet, je remets donc en main propre au président de la République ma lettre de démission, cette décision devenant effective « au plus tard le mardi 3 août », c’est-à-dire au retour de mon voyage officiel au Japon que j’ai accepté de ne pas décommander. Devant lui-même se rendre au Gabon, Giscard souhaite que mon départ ne devienne officiel qu’à l’occasion du prochain Conseil des ministres. Il prend acte le même jour de ma décision et me confirme son souhait que l’annonce en soit différée jusqu’au Conseil « que vous me demandez de convoquer dans la deuxième quinzaine d’août ». Le chef de l’État ajoute en conclusion : « Je vous remercie de l’exceptionnelle activité que vous avez déployée dans votre haute charge et de la loyauté avec laquelle vous vous êtes attaché à atteindre les objectifs qui me paraissaient essentiels pour le bien et le renouveau de la France. » On ne saurait mieux dire.
La réunion du Conseil est fixée par Giscard au mercredi 25 août, à son retour de Brégançon. Avec son accord, je m’adresse en début de séance, et hors de sa présence, à l’ensemble des ministres pour leur donner les raisons de mon départ, dont aucun d’eux ne peut être, au demeurant, véritablement surpris :
Mesdames, Messieurs,
Le Président de la République viendra nous rejoindre dans quelques instants pour présider le dernier Conseil des ministres du Gouvernement.
Avant de lui remettre officiellement la démission de mon Gouvernement, je tenais à vous en informer et à vous remercier de votre collaboration.
Vous êtes peut-être étonnés que j’abandonne, de moi-même, le poste éminent de Premier ministre et que je renonce ainsi volontairement à la tâche la plus exaltante qu’il m’ait été donné de remplir.
Je vous dois une explication :
Il y a vingt-sept mois, contre l’avis de la plupart de mes amis, j’ai soutenu dès le début la candidature de M. Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Parce qu’il était le seul capable d’éviter une expérience socialo-communiste ruineuse pour la France et désastreuse pour les Français, parce qu’il était le plus apte à prendre en charge les destinées du pays et à mettre en œuvre une politique de transformation et d’amélioration de notre société.
Pendant vingt-sept mois, je l’ai servi fidèlement et loyalement. Ces derniers temps, et à plusieurs reprises, j’ai demandé les moyens que je jugeais nécessaires pour affronter efficacement une situation politique et économique difficile.
Je persiste à penser qu’étant donné notre Constitution et la composition actuelle de la majorité parlementaire, le Premier ministre doit disposer, outre la confiance du Président, de l’autorité sur les membres du gouvernement et d’une certaine autonomie tactique. Étant donné la situation politique de la France et la nature de l’opposition, nous devons engager résolument le combat pour défendre le régime et la société auxquels nous sommes attachés.
Je n’ai pas obtenu les moyens de gouvernement que je demandais, ni la liberté de mener la bataille politique comme je le souhaitais.
Le Premier ministre n’a pas à porter de jugement sur les orientations ni sur les décisions du chef de l’État ; il obéit ou bien il cède la place, c’est ce que je fais.
Certains d’entre vous ont compliqué ma tâche en affaiblissant par des initiatives diverses ou des prises de position publiques, la cohésion gouvernementale. Quels que soient les motifs qui les ont fait agir de la sorte, je suis persuadé qu’ils ont par là même affaibli la majorité présidentielle à un moment où celle-ci a besoin d’être plus soudée et unie que jamais.
À tous ceux qui m’ont aidé et qui m’ont soutenu, je voudrais exprimer ma gratitude, oubliant pour cette fois l’enseignement du général de Gaulle qui aimait à dire « que ceux qui ont eu l’honneur de servir la France n’ont que faire de récompense ou de remerciement ».
Puis, à l’issue du Conseil des ministres, où il a commenté ma démission avec un détachement calculé, considérant que « lorsque quelqu’un veut partir, il faut le laisser s’en aller », et que « le poids des partis politiques s’est trop fait sentir ces derniers temps », comme si j’en étais le principal responsable, je m’entretiens quelques minutes, seul à seul, avec le chef de l’État. Avant d’en informer les Français, j’ai tenu à lui lire le texte de la courte déclaration que je m’apprête à leur livrer. Son contenu ne paraît pas le surprendre : du moins n’y fait-il aucune objection, sur l’instant. Puis nous échangeons quelques mots sur un ton presque détendu, avant que je me rende à Matignon où m’attendent les caméras de télévision…
Lorsque je le reverrai, dans les heures qui suivent ma déclaration, Giscard s’étonnera du ton cassant sur lequel je l’ai prononcée. « La façon dont vous avez présenté les choses, me dit-il, en le regrettant. Le ton que vous avez employé… » Je lui ferai seulement observer qu’on n’abandonne pas de telles fonctions sans émotion, ce qui m’avait peut-être conduit à paraître plus dur, plus brutal même que je ne le souhaitais. Mais sur le fond, je lui confirme que ma résolution de me retirer est nette et sans ambiguïté.
On ne cesse pas d’être Premier ministre, du jour au lendemain, sans qu’il s’ensuive, sur tous les plans, un réel bouleversement. Il s’agit d’abord de déménager, de quitter les lieux dans les plus brefs délais, en prévision de la passation de pouvoirs, avant d’entamer une autre vie, dont on ne sait à peu près rien dans l’immédiat, faute de l’avoir réellement envisagée.
J’avais dans mon bureau de Matignon une table avec un grand tiroir fermé à clef. Jérôme Monod, mon directeur de cabinet, qui occupait la pièce voisine, était intrigué par ce tiroir toujours clos, alors que j’avais l’habitude de tout laisser ouvert autour de moi. Je gardais la clef dans ma poche. Personne, jusque-là, n’avait osé me poser de question à ce sujet. À l’instant précis où je m’apprête à vider ce tiroir, Jérôme Monod entre, un sourire moqueur aux lèvres : « Enfin, on va la voir, ta collection de littérature érotique ! — Écoute, Jérôme. Maintenant que nous partons, je n’ai plus rien à cacher. Je te dois la vérité. » Je lui révèle donc le contenu de ce mystérieux tiroir qui ne renferme rien d’autre que des livres et quelques revues de poésie contemporaine. Jérôme Monod en paraît stupéfait, comme si mon image de marque, et l’idée que même mes proches se font de moi, ne m’accordaient pas le droit d’aimer les poètes, du moins d’avouer cette passion qui ne m’a jamais quitté depuis l’adolescence…
Déchargé de toute responsabilité, je me sens libre, vacant, disponible : impression à la fois exaltante et démoralisante pour une nature comme la mienne. L’idée de rester inactif au-delà de quelques semaines ne tarde pas à venir gâcher la quiétude des premières heures. Très vite, je ne tiens plus en place. Il ne se sera pas écoulé plus de quatre jours avant que je reparte au combat.