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Affaiblie par l’échec de son candidat à l’élection présidentielle de 1974, l’UDR ne sort pas davantage renforcée de mon départ du gouvernement. Son avenir est en suspens. La force politique qu’elle représente dans le pays demeure, certes, considérable. Mais elle a besoin d’un nouvel élan pour s’imposer durablement face à l’UDF, qui regroupe désormais sous une même bannière les courants centriste et giscardien, et à la coalition des partis de gauche encore unis par le Programme commun.
Pour impulser ce nouvel élan, il ne suffit pas de procéder à une simple refonte des structures existantes. C’est un grand rassemblement moderne et populaire, porteur d’une autre politique pour la France, qu’il s’agit de recréer sans tarder. Dès le 29 août 1976, une réunion décisive se tient chez Pierre Juillet, dans sa propriété de la Creuse, à Puy-Judeau, en ma présence et celles de Marie-France Garaud, Charles Pasqua, Jacques Friedmann et Jérôme Monod. La stratégie qui déterminera la création du Rassemblement pour la République y est mise au point. Nous convenons que je lancerai, dans un premier temps, un appel à tous les Français, avant la réunion, en fin d’année, d’un Congrès national où je prononcerai le discours fondateur du RPR. Entretemps, je me serai fait réélire député d’Ussel…
La première phase de l’opération se déroule le 3 octobre 1976, dans la petite ville d’Égletons, dont le maire est toujours mon ami Charles Spinasse. Lieu symbolique pour une entreprise de reconquête qui doit prendre ses racines dans la France profonde et regrouper des hommes et des femmes de toutes conditions sociales et de sensibilités multiples. C’est l’essence même du gaullisme. N’ayant jamais été un homme de droite au sens strict du mot, ni ce qu’on appelle un conservateur, je me reconnais sans difficultés dans une démarche politique visant à dépasser les limites idéologiques habituelles. Cette diversité d’opinions se retrouve au sein même de mon équipe rapprochée, sans qu’un tel amalgame me paraisse devoir porter atteinte à la cohérence de notre projet collectif. Entre la vision réformiste de Jérôme Monod et celle, plus traditionaliste, de Pierre Juillet ou de Marie-France Garaud, entre la tendance populiste des uns et l’esprit technocratique des autres, il peut y avoir échanges, débats, voire conflits. Mais cette confrontation répond bien à l’idée que je me fais du grand mouvement politique que nous sommes en train d’élaborer, et du rôle d’arbitre et de fédérateur qu’il me revient d’assumer à sa tête.
Le discours d’Égletons préfigure celui que je prononcerai deux mois plus tard à Paris, lors du meeting organisé porte de Versailles. Les observateurs en retiendront avant tout l’idée d’un « travaillisme à la française », formule diversement appréciée, qui doit plus à l’inspiration de Charles Spinasse qu’à la mienne, sans contredire pour autant le fond de ma pensée. « Vous devriez mettre là-dedans un peu plus de sensibilité de gauche, m’avait-il conseillé à la lecture du discours. Pourquoi ne parleriez-vous pas d’un travaillisme à la française ? » Sur l’instant, je ne vois aucune objection à employer un mot qui me paraît bien illustrer ma propre volonté de concertation avec les syndicats. Mais j’aurai vite fait de me rendre compte, en écoutant les réactions, de la confusion politique qu’il risque d’engendrer…
Devant les militants et les sympathisants massés dans le gymnase d’Égletons, je reviens d’abord sur les raisons qui m’ont incité à mettre fin à mes fonctions : « … au-delà de nos préoccupations immédiates, au-delà des soucis qui sont les nôtres, il y a les Français qui s’interrogent, il y a la France, aux prises avec ses difficultés sociales, économiques, politiques. Ces difficultés, j’ai lutté de toutes mes forces pour les surmonter. Ces problèmes, j’ai mis, depuis deux ans, tout mon cœur, toute mon énergie, pour leur trouver une solution. Et le jour où j’ai considéré que, dans le cadre qui m’était fixé, avec les moyens dont je disposais, je n’avais plus de chance sérieuse de réussir, j’ai estimé de mon devoir de remettre la démission de mon gouvernement au président de la République. »
Puis j’évoque les grandes options qui guideront mon engagement : défense de l’indépendance nationale, préservation des institutions de la Ve République, renforcement des libertés publiques dans le cadre d’une démocratie plus responsable. J’insiste sur la nécessité de concevoir un modèle social où « la diversité, les différences entre les hommes » seront « un droit autant qu’un fait » ; où « certaines inégalités » seront tenues pour intolérables : « toutes celles qui résultent de rentes de situation où le mérite personnel n’a que faire, toutes celles que sécrète le jeu de certains mécanismes économiques quand l’État ne maintient pas la mesure ». Un modèle social où la solidarité ne se confond pas avec l’assistance et doit permettre de concilier « le goût de l’initiative personnelle et la sécurité à laquelle nous aspirons tous légitimement ».
Le discours d’Égletons s’inscrit naturellement dans le contexte politique de l’époque. C’est un appel à la mobilisation contre ce que nous appelions — formule d’un autre temps — « la coalition socialo-communiste » et « les dangers du collectivisme » que ferait courir au pays l’application du Programme commun. Mais ce discours est avant tout le constat d’une société en proie au doute et au désarroi, aspirant à une refonte complète de tous les modes de fonctionnement, qu’il s’agisse du rapport entre l’homme et l’État ou de son rôle au sein de l’économie. Questions sur lesquelles j’insiste tout particulièrement :
Le progrès, aujourd’hui, consiste à donner à chaque citoyen une maîtrise accrue sur sa vie quotidienne. Les peuples en marche vers la démocratie se sont d’abord débarrassés des barons et des princes qui monopolisaient le pouvoir. Par l’élection, expression périodique de la démocratie, ils ont obtenu de choisir les représentants qui exercent ce pouvoir en leur nom. Le moment est désormais venu où cette forme de démocratie apparaît à son tour insuffisante. Les citoyens veulent aujourd’hui passer de l’exercice périodique de la démocratie à des formes originales de démocratie du quotidien. Vous sentez bien autour de vous cette aspiration de plus en plus pressante de chacun à choisir sa vie, sa maison, sa rue, son travail et l’organisation de son travail.
La démocratie que nous devons inventer doit permettre l’exercice continu de la responsabilité individuelle, ce qui suppose une transformation profonde de l’Administration, de ses méthodes, de ses structures.
C’est le cas de la participation. Vous savez combien cette idée nous est chère. Pour être effective, la participation suppose non seulement un droit à l’information, l’accès aux responsabilités, mais également une meilleure diffusion de la propriété par l’association de tous au capital. Voilà les bases de la véritable et nécessaire réforme de l’entreprise.
J’annonce la naissance d’« un vaste mouvement populaire » fondé sur les valeurs essentielles du gaullisme, tout en appelant les gaullistes eux-mêmes à s’ouvrir et se rénover, à renoncer au confort de se retrouver entre eux pour « parler du passé ». Même s’« il sera un peu pénible, un peu déroutant, d’accueillir de nouveaux venus, parfois d’anciens adversaires, le bien de la France est à ce prix », leur dis-je en conclusion, sachant qu’ils sont faits, plus que tout autre, pour comprendre ce langage.
Mal ressentie par la plupart des « barons », dont l’hostilité à mon égard reste vive et tenace, la création du RPR suscite un grand enthousiasme parmi les cadres et les militants de l’UDR, lesquels devront se prononcer sur l’avenir du mouvement à l’occasion d’Assises nationales extraordinaires convoquées à ma demande par le secrétaire général, Yves Guéna. Gaulliste depuis qu’il a rejoint la France Libre, à l’âge de dix-huit ans, et passionnément dévoué à la défense de son idéal, Yves Guéna soutient ma démarche, la jugeant salutaire pour notre cause commune. Organisateur d’une redoutable efficacité, Charles Pasqua multiplie de son côté les réunions dans les fédérations, où se pressent des militants galvanisés à l’idée de repartir au combat sous les ordres d’un nouveau chef. La régénération que beaucoup appelaient de leurs vœux est en marche.
Réélu député de Corrèze le 14 novembre, dès le premier tour, je consacre beaucoup de temps, réfugié avec Jérôme Monod, Alain Juppé et quelques autres dans un appartement discret de la capitale, à rédiger les statuts du mouvement, à peaufiner les grandes lignes de notre programme, à susciter l’adhésion d’hommes et de femmes en quête, eux aussi, d’un nouvel espoir pour notre pays et qui ne se reconnaissent ni dans les concepts esthétiques de la « société libérale avancée », ni dans ceux, selon nous plus inquiétants, du Programme commun. C’est bien une autre ambition française qu’il s’agit de proposer à l’heure où le pays s’enlise dans la crise économique, où l’Europe ne parvient plus à s’extirper de ses blocages et le monde à se donner d’autres perspectives que celles de la Guerre froide.
Le 5 décembre 1976, une foule immense, comme on n’en avait plus vu depuis les grands rassemblements du RPF, se masse dans le grand hall de la porte de Versailles, accourue par cars et par trains entiers, de toutes les régions de France. Plus de cinquante mille personnes unies par une même ferveur, en dépit de la température glaciale qui règne sur la capitale. L’UDR laisse place au Rassemblement pour la République, dont je suis élu président avec 96,52 % des voix. C’est, pour chacun d’entre nous, un de ces moments de communion et d’exaltation où l’on sent vibrer l’âme de la famille gaulliste, renaître une ardeur, une volonté, qui n’appartiennent qu’à elle.
Mon discours du 5 décembre fixe les grands objectifs du Rassemblement, tels que je les ai esquissés, deux mois auparavant, dans celui d’Égletons : rendre espoir et confiance à une nation qui s’interroge plus que jamais sur son avenir ; conforter notre indépendance nationale en se donnant les moyens d’une économie forte et équilibrée et d’un système de défense efficace ; promouvoir une démocratie de responsabilité et d’initiative ; redéfinir les véritables missions de l’État en termes de régulation et de planification ; bâtir une France plus largement ouverte sur le monde…
Tout en précisant que le Rassemblement se doit d’être « un lieu de réflexion, de suggestion et, si besoin, de critique à l’égard de l’action gouvernementale », je veille à dissiper toute équivoque quant à son positionnement politique. Celui-ci a fait l’objet d’un débat assez vif à l’intérieur du mouvement entre partisans d’une action en dehors ou à l’écart de la majorité et ceux qui pensent, comme moi, que nous devons occuper toute notre place en son sein afin de poursuivre, le mieux possible, l’œuvre de la Ve République. C’est cette ligne politique que je réussis à faire prévaloir, nonobstant les avantages certains qu’aurait eus pour le RPR une clarification plus immédiate de ses relations avec le chef de l’État.
Le renouveau de la famille gaulliste s’exprime en premier lieu dans le choix des hommes qui m’entourent à la direction du mouvement. Non sans peine, je suis parvenu à convaincre Jérôme Monod de prendre en charge le secrétariat général jusqu’aux élections législatives du printemps 1978, date à laquelle il m’a fait promettre de lui rendre sa liberté. Se jugeant peu qualifié pour la politique, dont, à quelques exceptions près, il n’estime guère le personnel, Jérôme Monod préfère, et ne s’en cache pas, l’atmosphère des cabinets ministériels à celle des officines électorales et les rites de la fonction publique à ceux des milieux parlementaires. Il n’est pas homme, de surcroît, à se laisser dicter un comportement, ni imposer une opinion contraire à ses vues et plus encore à ses principes. D’une grande exigence morale, le verbe volontiers tranchant, le jugement net et sans détour, Jérôme Monod a le goût de l’action et le sens de la décision. Il s’est affirmé, au cours des neuf années passées à la direction de la DATAR, comme un organisateur hors pair, ayant acquis une connaissance du territoire national, de ses particularités, de ses évolutions, aussi riche et précise que l’est son expérience du monde. Avoir Jérôme Monod auprès de soi, c’est se prémunir contre l’influence de ceux, toujours plus nombreux, qui ont, de toute chose, une vision plus étroite.
À la présidence du RPR, comme naguère à Matignon, j’ai besoin d’un second avec qui je puisse travailler en harmonie et dont la parole sera reçue comme la mienne. Complices de longue date, peu de mots nous sont nécessaires pour nous comprendre, sentir les transformations à opérer et les hommes à promouvoir pour faire du Rassemblement une organisation politique moderne et tournée vers l’avenir.
C’est Jérôme Monod qui m’a présenté, alors que j’étais encore Premier ministre, un jeune inspecteur des Finances et normalien, déjà repéré par Jacques Friedmann. Quelques minutes d’entretien m’ont suffi pour déceler à mon tour, en Alain Juppé, un homme d’une culture et d’une intelligence hors du commun. Je lui propose aussitôt d’entrer dans mon équipe. Apte à traiter rapidement du moindre dossier, à émettre un jugement sûr tant à propos des questions sociales et économiques que des problèmes politiques les plus complexes, Alain Juppé possède, entre autres dons, celui de l’écriture, qualité plutôt rare chez les énarques.
Après mon départ de Matignon, Alain Juppé, manifestant une loyauté qui ne cessera de se vérifier, acceptera tout naturellement de poursuivre son engagement à mes côtés. Il prend une part active, avec Jérôme Monod, à la rédaction du discours d’Égletons, puis à la préparation du programme que je présenterai lors du congrès du 5 décembre. Promu délégué aux études du RPR, avant d’intégrer le comité exécutif du mouvement en janvier 1977, il me paraît déjà promis à un grand destin politique.
Dans mon esprit, la fondation du RPR ne peut qu’être utile à la majorité en prévision des élections législatives de 1978, que celle-ci n’est pas sûre, loin de là, de remporter. Le 5 décembre, m’adressant à la foule rassemblée porte de Versailles, j’ai clairement fait connaître ma position à ce sujet. En dépit des réticences d’une grande partie de mes auditeurs, j’ai insisté sur notre appartenance à la majorité, désignant l’union de la gauche comme notre seul et unique adversaire. Objectif qui supposait naturellement que cette majorité se ressaisisse et fasse taire ses divisions.
Si aucune manifestation hostile au chef de l’État n’est sortie, ce jour-là, de nos rangs, tel n’a pas été le cas, malheureusement, de l’entourage présidentiel à notre égard. La décision prise au même moment par le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, de faire évacuer par la police les locaux du Parisien libéré, en grève depuis plusieurs semaines — décision qui ne peut que conduire le reste de la presse à s’abstenir, en signe de solidarité, de paraître le lendemain, et, par là, de rendre compte de notre congrès — a toutes les allures d’un coup monté. À ma demande, Yves Guéna monte aussitôt à la tribune pour dénoncer cette manœuvre, tandis que j’adresserai moi-même une lettre de protestation au Premier ministre, Raymond Barre, sans obtenir de lui le moindre démenti crédible.
Bien plus que cette tentative de manipulation assez mesquine, et sans grand effet au bout du compte, ce sont les mises en cause incessantes, par mon successeur, de ma propre action à Matignon, et de l’héritage, selon lui catastrophique, que je lui aurais légué, qui contribuent à envenimer les relations entre le gouvernement et la principale composante de sa majorité. Il n’est pas de jour où Raymond Barre ne laisse entendre, quand il ne l’affirme pas ouvertement, qu’il a trouvé « les caisses vides » à son arrivée — ce qui, si tel était le cas, n’aurait pu se faire sans l’assentiment du chef de l’État, et revient donc à incriminer ce dernier directement. Pas de jour, non plus, où Raymond Barre ne se pose en sauveur d’une économie prétendument naufragée par son prédécesseur…
Ces attaques me surprennent, d’autant que je n’ai jamais entretenu, jusqu’ici, de mauvaises relations avec Raymond Barre, le connaissant fort peu, au demeurant, sur le plan personnel. Précédé d’une réputation flatteuse de grand économiste, il occupait des fonctions européennes éminentes lorsque Valéry Giscard d’Estaing, avec mon approbation, lui a confié le ministère du Commerce extérieur, en janvier 1976. Sept mois plus tard, le choix de le nommer Premier ministre me paraîtra tout aussi judicieux, bien que Raymond Barre n’ait aucune expérience d’un monde politique qu’il se flatte de mépriser. Compte tenu du contexte, notre passation de pouvoirs s’effectuera en quelques minutes et sans chaleur particulière. Mais je n’éprouve à l’égard de mon successeur ni hostilité ni acrimonie, espérant au contraire qu’il s’attachera à apaiser les tensions au sein de la majorité.
C’est l’attitude inverse qu’adopte très vite Raymond Barre en dressant de ma gestion le tableau le plus accablant, jusqu’à me conduire, en septembre 1977, un peu plus d’un an après mon départ de Matignon, à faire paraître dans la presse la mise au point suivante quant à nos bilans respectifs et aux critiques qui m’étaient adressées :
La situation économique, il y a un an, n’était pas si mauvaise que certains le disent aujourd’hui. Elle était même plutôt meilleure que la situation actuelle.
C’est le cas du commerce extérieur. Sur les sept premiers mois de 1977, le déficit cumulé est de 9 milliards contre moins de 5 pour la période correspondante de 1976.
C’est le cas de la production industrielle. Elle croissait à l’époque (de juin 1975 à juin 1976) de plus de 10 % par an. Elle croît aujourd’hui (de juin 1976 à juin 1977) de 3,2 %.
C’est le cas de l’emploi. Il y avait 808000 demandeurs d’emploi contre plus d’un million aujourd’hui.
Première critique : Quand M. Barre arrive à Matignon, l’inflation est en train de s’emballer.
Les faits ne confirment pas cette appréciation. La hausse des prix avait été alors de 9,5 % sur les douze derniers mois. Sur les six derniers mois, elle avait été de 4,8 %, soit 9,4 % en rythme annuel, et sur les trois derniers mois de 2,1 %, soit 8,7 % en rythme annuel.
Ces chiffres montrent de façon irréfutable que la tendance n’était pas à l’« emballement » mais au contraire à la réduction de la hausse des prix.
Deuxième critique : La tendance des prix était à la fin de l’été 1976 de 13 %.
On vient de voir qu’aucun des résultats constatés pendant que Jacques Chirac était Premier ministre n’approche, même de loin, ce chiffre. En fait, celui-ci ne peut correspondre qu’à la multiplication par douze des mauvais résultats de septembre et d’octobre 1976. Mais il est un peu risqué de faire de telles extrapolations. (À ce compte, en effet, la « tendance des prix » aurait dépassé 17 % en avril dernier quand l’indice mensuel a crû de 1,3 %.) Et, surtout, Jacques Chirac n’avait plus, ni en septembre, ni en octobre, la responsabilité de l’économie !
Troisième critique : Sans le gel des prix, on aurait eu 13 % d’inflation en 1976. Grâce à cette mesure, elle n’a été que de 9,9 %.
Le plan Barre, et notamment le gel des prix, s’est appliqué en fait à la fin de septembre 1976. À cette date, la hausse des prix cumulée depuis le 1er janvier 1976 était de 7,7 %. Il aurait donc fallu, pour arriver à 13 % d’inflation sur l’année, que la hausse des prix atteigne 5 % sur les trois derniers mois de 1976. Un tel chiffre est invraisemblable. Même au pire moment de l’inflation galopante, au début de 1974, on n’avait pas dépassé 4,2 % de hausse par trimestre. Et depuis, le rythme de la hausse avait été progressivement ralenti. Rappelons que pour le dernier trimestre de Jacques Chirac à Matignon, la hausse des prix avait été de 2,1 %.
Quatrième critique : « Les indices élevés du premier semestre de 1977 sont la conséquence du passé. »
Certes, la situation actuelle s’explique pour partie par les habitudes inflationnistes acquises par les Français au cours des trente dernières années, par le goût de l’expansion économique facile qui a dominé le monde jusqu’à la crise de l’énergie de 1973 ou par les décisions économiques des gouvernements précédents. Il est évident que toute période est influencée par la précédente. Mais ceci n’interdit pas au gouvernement d’améliorer la situation. Ainsi Jacques Chirac, dans sa première année de gouvernement, avait-il pu ramener le taux d’inflation trimestriel de 4 % à 2,4 %, et finalement laisser à Raymond Barre une situation dans laquelle la hausse trimestrielle était de 2,1 %. Ce dernier n’a pas eu la chance de pouvoir, au cours de sa première année à Matignon, réduire la hausse des prix, qui reste pour les trois derniers mois connus (mai-juin-juillet) de 2,6 % contre 2,1 % il y a un an.
Cinquième critique : Le taux d’inflation en 1977 sera, malgré la hausse des prix alimentaires en début d’année, inférieur à celui de 1976.
La hausse des prix depuis le 1er janvier est au 1er août 1977 de 5,9 %. Si l’inflation revient, sur les cinq derniers mois de l’année, à 0,7 % par mois, on peut encore limiter l’inflation à 9,7 % sur l’année, donc moins que les 9,9 % officiels de 1976. Il faut souhaiter que ce résultat, qui reste possible, soit atteint. C’est l’intérêt évident du pays. Mais on notera cependant, par souci de vérité, que ce ne serait alors que par un jeu comptable, à cheval sur deux exercices, que l’inflation pourrait apparaître inférieure en 1977 à celle de 1976.
Ainsi les chiffres et les faits font-ils justice de cette campagne insidieuse de critiques, qui cherchent à faire de Jacques Chirac un fauteur d’inflation. La seule vérité incontestable est qu’il a trouvé l’inflation à 4 % par trimestre et qu’il l’a laissée à M. Barre à 2,1 % par trimestre.
Ajoutons enfin que la conduite de la politique économique du pays, pour sortir la France de la crise, est une tâche difficile. Elle l’a été pour Jacques Chirac. Elle l’est pour Raymond Barre. Mais ce n’est pas en peignant en noir l’action de son prédécesseur qu’on grandira l’action de l’actuel Premier ministre.
Comment s’étonner, dans ces conditions, du climat de fronde et de défiance qui s’est très vite installé au sein du groupe RPR vis-à-vis du nouveau Premier ministre ? J’aurai le plus grand mal, certains jours, à ramener à la raison des députés gaullistes déchaînés contre le gouvernement au point d’être prêts à s’abstenir lors du vote de confiance. Mais il m’est d’autant moins facile de calmer les esprits qu’aux maladresses de Raymond Barre à notre égard s’ajoutent les provocations délibérées du chef de l’État, le peu de considération qu’il nous témoigne, l’arrogance avec laquelle il traite tous ceux qui ne se soumettent pas à ses oukases. Attitude qui va le conduire à se lancer dans une aventure aussi hasardeuse que celle de la mairie de Paris…
Promulgué par la loi du 31 décembre 1975, le nouveau statut de la capitale, administrée directement par l’État depuis plus d’un siècle, prévoit l’élection d’un maire doté des mêmes pouvoirs que ceux des maires des autres communes. Réduit jusque-là à un rôle en grande partie honorifique, le conseil municipal retrouve sa capacité d’initiative et de décision. Un accord a été conclu au sein de la majorité pour le choix de la future tête de liste. À mon instigation, et en plein accord avec l’Élysée, c’est le sénateur Pierre-Christian Taittinger qui a été désigné. Bien que giscardien, celui-ci entretient les meilleures relations avec les élus gaullistes de la capitale, majoritaires dans le conseil sortant. L’union paraît donc acquise, lorsque, en novembre 1976, passant outre au pacte que nous avions conclu, Giscard décrète, comme à son habitude sans consulter quiconque, la mise à l’écart de Pierre-Christian Taittinger, qu’il juge trop consensuel, au profit d’un de ses hommes-liges, Michel d’Ornano, ministre de l’Industrie et maire de Deauville, réputé plus antigaulliste.
Le 12 novembre, ce dernier annonce sa candidature sur le perron de l’Élysée. À juste titre, cette annonce est aussitôt ressentie comme une agression par les gaullistes parisiens, et en particulier leurs deux chefs de file, Christian de La Malène et Pierre Bas, qui envisagent à leur tour de se porter candidats. Face à une telle cacophonie, dont la gauche a toute chance de bénéficier, il m’apparaît de plus en plus évident, au fil des semaines, que je n’aurai pas d’autre choix que de me présenter. Mon entourage m’y incite d’ailleurs fortement, qui perçoit tout l’intérêt de disposer, pour l’avenir, d’une telle plate-forme politique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ma seule ambition municipale, à cette époque, est de prendre la succession de mon ami Charles Spinasse à la mairie d’Égletons. J’y vois un bon moyen de consolider mon implantation en Corrèze, dont les habitants me sont, depuis toujours, plus familiers que les Parisiens. En me présentant à Paris, je crains, en outre, de paraître ajouter à une division déjà bien engagée. Jusqu’à l’intervention de Giscard, le 17 janvier 1977…
Ce jour-là, le président de la République, préoccupé de « décrispation », tient une conférence de presse décisive. Il y indique que, dorénavant, la majorité ne doit plus être uniforme, mais « pluraliste », et que, par voie de conséquence, chacune des formations politiques qui soutient son action doit libérer ses forces de proposition. En bref, ceci implique la pluralité des candidatures aux élections. Le surlendemain, 19 janvier, au nom du principe énoncé l’avant-veille, j’annonce à la télévision que je suis candidat à Paris pour les élections municipales. Tout au plus en ai-je prévenu Raymond Barre, lors d’une entrevue où le Premier ministre, qui ne croit guère lui-même aux chances de Michel d’Ornano, s’efforce en vain de me dissuader d’entrer en lice…
Et me voici en campagne ! C’est-à-dire arpentant chaque rue, visitant une à une chaque maison, chaque boutique, saluant chaque passant et serrant toutes les mains sans distinction. Qu’il s’agisse de Paris ou de la Corrèze, quelle meilleure façon de rencontrer les gens, de se faire connaître d’eux et, en retour, de pouvoir les apprécier ? Et tout cela en prenant soin de ne jamais évoquer le nom de mon principal concurrent, ni même de paraître au courant de son existence. Une des règles d’or, selon moi, de toute campagne électorale. Quand on me parle de Michel d’Ornano, je réponds invariablement : « Qui est-ce ? » Des années plus tard, à l’issue d’une réunion publique en Corrèze où il n’a cessé de citer mon nom, c’est le conseil amical que je donnerai à François Hollande : « Ne prononcez jamais le nom de votre adversaire. Il est inutile de lui faire de la publicité ! »
Un temps favori des sondages, le candidat du pouvoir paraît bientôt en si mauvaise posture que Giscard envisage momentanément de le retirer de la course au profit d’Edgar Faure, alors président de l’Assemblée nationale. J’en suis prévenu à temps. Un soir, je reçois vers minuit un coup de téléphone de Lucie Faure, à laquelle m’unit une grande amitié : « Jacques, pouvez-vous venir tout de suite à l’hôtel de Lassay ? C’est important ! » À mon arrivée, je trouve Lucie dans tous ses états, tandis qu’Edgar se tient silencieux dans son fauteuil, l’air un peu fautif. Elle m’annonce que Giscard vient de demander à son mari de se porter candidat à la mairie de Paris. « Vous connaissez Edgar, ajoute-t-elle devant lui. Il ne sait pas résister aux tentations de ce genre. Par conséquent, je tiens à lui faire promettre devant vous qu’il ne sera pas candidat et refusera la proposition de Giscard. » Puis, s’adressant à son mari : « Edgar, voulez-vous dire à Jacques que vous ne serez pas candidat… » Et Edgar, l’oreille un peu basse, de s’y engager malgré lui : « Bien, je ne me présenterai donc pas. » Affaire réglée : la candidature de Michel d’Ornano pourra suivre son cours…
Fortes des réseaux gaullistes solidement implantés dans la plupart des arrondissements parisiens et pourvues d’un état-major de choc, composé entre autres de Christian de La Malène, Roger Romani, Nicole de Hauteclocque et Jean Tiberi, tête de liste dans le Vearrondissement où je me présente en position de second, nos équipes remportent la victoire le 20 mars, au deuxième tour : cinquante-quatre sièges contre quinze à celles de Michel d’Ornano et quarante-quatre à celles de la gauche qui, dans l’ensemble, ont réalisé un très bon score.
Cinq jours plus tard, je suis élu maire de Paris par soixante-sept voix contre quarante au communiste Henri Fizbin. Le lendemain, les habitants de la capitale accourent en nombre à l’Arc de Triomphe où je les ai invités à nous rejoindre. C’est un premier succès pour le RPR. Et une défaite humiliante pour Giscard, qui en fera payer le prix à son vieux complice, Michel Poniatowski, chassé sans un mot d’éloge ou de regret du gouvernement Barre remanié au lendemain des élections municipales.
Quand je franchirai le seuil de l’Hôtel de Ville en tant que maire, me heurtant, sous la voûte, à la statue équestre noire et glacée, que j’ai prise tout d’abord pour celle d’Étienne Marcel, je me ferai la réflexion, avec soulagement, que, pour la première fois de ma vie, je ne suis le second de personne.