Lorsque j’intègre Sciences-Politiques, en octobre 1951, je ne suis encore fixé sur rien. Ni sur la carrière que j’envisage, ni sur la vie que j’entends mener. Après avoir préparé Math sup. sans réel enthousiasme, j’ai convaincu mes parents de me laisser passer l’année suivante rue Saint-Guillaume. Si l’expérience ne se révèle pas davantage concluante, il est convenu que je retournerai au lycée Louis-le-Grand.
J’ai dix-neuf ans et conserve en moi le même désir d’évasion. Plein d’une énergie qui cherche à s’employer sans trop savoir ni où ni comment, et conscient que le moment est sans doute venu de me consacrer sérieusement à mes études, je demeure un jeune homme solitaire, indépendant, encore en quête de lui-même à l’âge où tant d’autres croient s’être trouvés.
Contre toute attente, je me plais très vite à Sciences-Po. Je m’adapte d’autant plus facilement à ma nouvelle vie d’étudiant que je bénéficie de l’enseignement de grands professeurs. Je suis leurs cours avec intérêt et assiduité. Parmi eux, Marcel Reinhard, spécialiste d’Henri IV, qui fut, en première année, mon maître de conférences en histoire. Jean Chardonnet, professeur de géographie, qui a été pour chacun de ses élèves un extraordinaire initiateur aux réalités de la vie : il nous emmène visiter des usines ou les mines de Lorraine. Et André Siegfried, le précurseur de la sociologie électorale, le premier de tous les politologues, que nous trouvons parfois un peu sentencieux dans sa façon de nous parler de son « quarante-deuxième » ou « quarante-troisième voyage aux États-Unis », où il avait observé que « l’Amérique est un continent »…
À Sciences-Po, je me constitue rapidement un petit groupe d’amis dont je resterai proche. Il comprend Laurence Seydoux, la fille du diplomate François Seydoux de Clausonne, Claude Delay, dont le père est le grand psychiatre Jean Delay, Marie-Thérèse de Mitry, jeune et séduisante héritière de la famille Wendel, et Michel François-Poncet, neveu de notre ambassadeur en Allemagne de l’Ouest. Michel François-Poncet est un beau garçon élégant, fin, distingué, cultivé, qui incarne pour moi ce qu’on fait de mieux dans la société parisienne. Amateur d’art, esthète dans l’âme, c’est en réalité un amateur de tout, y compris des jeunes femmes auprès desquelles il aura toujours beaucoup de succès. Rue Saint-Guillaume, je retrouve avec plaisir mon camarade du lycée Carnot, Jacques Friedmann, qui figure déjà, lui aussi, parmi mes intimes. Il travaillera plus tard à mes côtés comme conseiller et directeur de cabinet, dans mes fonctions ministérielles puis de chef du gouvernement. C’est un des hommes qui a le plus compté dans ma vie.
C’est à Sciences-Po que j’ai fait la connaissance de ma future épouse, Bernadette de Courcel. En entrant en première année à Sciences-Po, nous étions automatiquement affectés à ce qu’on appelait une conférence de méthode, qui réunissait une vingtaine d’élèves sous l’autorité de deux professeurs. L’un d’eux, Marcel Reinhard, était particulièrement soucieux de faire participer ses étudiants, à travers des exposés que chacun, à tour de rôle, devait présenter. Le plus dur était de se lancer.
C’est alors qu’une jeune fille, surmontant sa réserve et sa timidité, lève le doigt et se porte volontaire pour le premier exposé. Étonné, pour ne pas dire épaté, je me renseigne aussitôt à son sujet. Un peu plus tard, je lui propose de faire partie d’un petit groupe de travail que j’ai l’intention de constituer et qui se réunira au domicile de mes parents, rue de Seine. Elle accepte. Et c’est ainsi que je me suis lié à Bernadette de Courcel et ai entrepris de fréquenter celle qui m’est apparue d’emblée, sous ses airs de jeune fille rangée, comme une femme de caractère…
Assez vite, une grande complicité s’établit entre elle et moi. Nous apprenons à nous connaître, sans jamais cesser de nous vouvoyer, comme il est d’usage dans sa famille. Je mentirais si j’affirmais avoir déserté, dans le même temps, la compagnie des autres demoiselles de Sciences-Po. Il n’en reste pas moins qu’une entente profonde et singulière me rapproche peu à peu de Bernadette de Courcel et que, de petits mots en coups de téléphone, nous ne tardons pas à nous découvrir indispensables l’un à l’autre. Plus appliquée et consciencieuse, Bernadette m’aide à préparer les fiches de lecture que nous devons rendre chaque semaine, quand elle ne lit pas à ma place les ouvrages concernés, tel De la démocratie en Amérique de Tocqueville. Je lui dois parfois — injustice du sort — d’obtenir de meilleures notes qu’elle… Et de mon côté, après les cours, je l’entraîne dans des endroits qu’elle n’a guère l’habitude de fréquenter, comme La Rhumerie martiniquaise, tout près du carrefour Mabillon. Il n’était pas courant, à cette époque, qu’une fille de son milieu se montre attablée avec des garçons à la terrasse d’un café du boulevard Saint-Germain. En revanche, Bernadette fréquentait volontiers un lieu moins exposé, Chez Basile, à proximité de l’école, où se retrouvaient tous les élèves de Sciences-Po.
Le fait est que nous n’appartenons pas, socialement, au même monde. Ce genre de critère ne compte guère à mes yeux, mais je n’ignore pas que d’autres y attachent de l’importance. Dans un premier temps, ce n’est pas sans méfiance ni perplexité que les parents de Bernadette de Courcel voient un camarade d’études, de condition plus modeste, côtoyer leur fille avec autant d’assiduité. Ils ne me considèrent pas spontanément comme le parti idéal. D’autant que je suis encore très jeune, sans situation et passe même pour être de gauche, voire communiste… Apprenant la probabilité de nos fiançailles, les grands-parents de Bernadette demanderont : « Est-ce au moins un être baptisé ? »
Bernadette est issue, du côté de sa mère, d’une lignée de très vieille noblesse, la famille de Buisseret, dont les armes figurent, depuis le Xe siècle, sur la clé de voûte de la cathédrale de Tunis, pour avoir pris part aux Croisades. Sa lignée paternelle, celle des Chodron de Courcel, est d’une aristocratie plus récente. Mais plusieurs de ses membres ont accompli de brillantes carrières dans la diplomatie, l’armée, les finances et l’industrie. Le grand-père de Bernadette, Robert Chodron de Courcel, a été ministre plénipotentiaire à Constantinople puis à Rome. Son grand-oncle Alphonse de Courcel, ambassadeur à Berlin puis à Londres, est un des précurseurs de l’idée européenne. Un autre grand-oncle, Charles de Lasteyrie, l’« ennemi juré » de mon grand-père paternel comme je l’ai dit, fut ministre des Finances de Raymond Poincaré. Son père, Jean de Courcel, dirige, avec son frère Xavier, les manufactures de Gien et de Briare, propriétés de famille depuis le milieu du XIXe siècle. Mais le personnage le plus célèbre, celui qui confère alors à sa famille un certain prestige, est son oncle Geoffroy de Courcel, le tout premier compagnon du général de Gaulle, et son aide de camp à Londres au début de la France Libre.
Je n’aurai l’occasion de rencontrer Geoffroy de Courcel que quelques années plus tard, à l’automne 1955, peu après mon admission à l’ENA, pour lui demander un service, qu’il refusera d’ailleurs fermement de me rendre. Geoffroy de Courcel occupe, à ce moment-là, les fonctions de secrétaire général de la Défense nationale. Ayant terminé ma période d’instruction militaire à Saumur, je viens d’être écarté du classement des EOR, les élèves officiers de réserve, pour cause de… communisme. J’ai beau assurer — ce qui est vrai — n’avoir jamais appartenu à ce parti, rien n’y fait. Seule une intervention au plus haut niveau de la hiérarchie peut permettre d’en finir avec cette mention suspecte qui m’a déjà valu beaucoup de difficultés pour obtenir un visa à l’ambassade des États-Unis. « Jeune homme, je ne peux rien faire pour vous. Je ne m’occupe pas de ces choses-là ! » me répondra sèchement Geoffroy de Courcel. Sans doute craignait-il de se trouver impliqué dans une affaire susceptible d’entacher sa propre réputation et celle de sa famille.
C’est une démarche personnelle effectuée, à ma demande, par mon professeur de Sciences-Po, Jean Chardonnet, auprès du général Kœnig, ministre de la Défense nationale, qui permettra de régler le problème. Kœnig me recevra quelques minutes pour me déclarer, en me tutoyant d’emblée selon son habitude : « Il n’y a rien dans ton dossier, sauf cette histoire d’appel de Stockholm. Encore une connerie des RG. J’ai supprimé ta fiche… Tu vas retrouver ton rang. »
L’arrivée en son sein d’un présumé militant communiste avait de quoi, j’en conviens, effaroucher ma future belle-famille. D’autant que j’ai bel et bien signé, à dix-huit ans, l’appel de Stockholm, lancé par le Mouvement mondial des partisans de la paix en 1950 pour réclamer « l’interdiction absolue de l’arme atomique », et même vendu L’Humanité-Dimanche devant l’église Saint-Sulpice, durant quelques semaines…
Cet engagement momentané n’a rien pour moi d’idéologique, tant je me sens déjà étranger à toute conviction de cet ordre. Je ne me reconnais alors qu’un seul idéal : celui de la non-violence incarné par le Mahatma Gandhi. J’ai été bouleversé par son assassinat, lorsque je l’ai appris en écoutant la radio dans ma chambre le 31 janvier 1948. Sa disparition fut un des grands chocs de mon adolescence. Idole de ma jeunesse, le Mahatma Gandhi est un de ceux dont l’enseignement a le plus contribué à forger ma sensibilité politique. Un jour, je découvrirai dans un de ses livres, Young India, publié en 1925, ce qu’il considérait comme les « Sept péchés sociaux ». J’en recopierai aussitôt la liste, déterminé à ne jamais les oublier dans la conduite de ma propre vie :
La politique sans principes.
La richesse sans travail.
Le plaisir sans conscience.
La connaissance sans caractère.
Le commerce sans moralité.
La science sans humanité.
L’adoration divine sans sacrifices.
Ce qui m’a entraîné brièvement vers les communistes, c’est avant tout les idéaux pacifistes dont ils se réclamaient. Comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, horrifiés par la tragédie d’Hiroshima, j’étais hostile à toute nouvelle utilisation de l’arme nucléaire. Je n’ignorais pas que ceux qui m’avaient incité à signer l’appel de Stockholm appartenaient au parti communiste — ce qui, de prime abord, ne me gênait en rien. Ils m’invitèrent peu après à assister à une de leurs réunions de cellule : « Si tu veux adhérer au PC, me dirent-ils, il faut commencer par vendre L’Humanité… » Ce que j’ai donc fait, vaillammant, pendant quelques dimanches… Le temps de me rendre compte à quel point j’étais manipulé par la propagande stalinienne. Épouvanté par le sectarisme de mes camarades, j’ai eu vite fait de m’éloigner d’eux.
C’est à cette époque que j’ai été fiché par la police. Un jour où je faisais signer dans la rue l’appel de Stockholm, un policier m’a amené de force au commissariat du VIe arrondissement, où l’on a consigné mon nom sur un registre, avant d’alerter mes parents en leur recommandant de me surveiller pour m’empêcher de faire des choses que la morale réprouve…
À Sciences-Po, je me lie d’amitié, dès la première année, avec un étudiant de gauche, du nom de Michel Rocard, dont j’apprécie l’intelligence étincelante, la sensibilité et la vivacité d’esprit. Il parle vite, roule en Solex, fume autant que moi. Toujours fébrile, pressé, impatient, traînant une sacoche bourrée de livres et de dossiers, Michel Rocard est un des animateurs, rue Saint-Guillaume, du groupe des Étudiants socialistes. Avec un autre de mes amis, Gérard Belorgey, il a fondé les Cercles d’études politiques et sociales. Je me sens tellement en phase avec ses convictions anticolonialistes et tiers-mondistes que je le juge parfois trop modéré.
Un jour, Michel Rocard m’explique qu’il est temps pour moi d’adhérer à la SFIO. Je lui réponds, après avoir accepté de l’accompagner à une réunion de section, que son parti me paraît encore trop conservateur, si ce n’est réactionnaire, et qu’il manque de dynamisme. En bref, la SFIO, pour moi, n’est pas assez à gauche… Sur ce point, Michel Rocard et moi sommes plutôt d’accord : nous portons de concert un jugement peu flatteur sur le parti socialiste de l’époque. Un parti aussi gangréné et discrédité que cette IVe République dont je tiens Guy Mollet pour un des principaux responsables. Devenu maître de conférences à Sciences-Po, au tout début des années soixante, je demanderai à mes élèves de commenter une formule de mon cru, selon laquelle « le molletisme est un mouvement alternatif du mollet droit et du mollet gauche qui permet d’affirmer que le socialisme est en marche »… Cette initiative ne fut pas jugée de bon goût, rue Saint-Guillaume.
Comment faire la part, chez moi, entre provocation, esprit de contradiction et convictions réelles, dans ces tentations politiques de ma vingtième année ? Comme beaucoup de mes camarades, c’est le rejet d’une certaine droite conformiste et rétrograde, et plus encore de l’extrême droite, qui me rapproche instinctivement de la gauche. Mais je ne rejoindrai pour autant ni le parti communiste, ni même les cercles socialistes qu’anime Michel Rocard. Quant au gaullisme, il se confond pour moi avec le RPF que je juge lui-même trop conservateur et auquel je n’ai pas davantage adhéré, contrairement à ce qu’on a écrit depuis lors à ce sujet.
Pour d’autres raisons, que je m’explique aujourd’hui moins facilement, je n’ai pas été non plus mendésiste. Est-ce par défiance à l’égard de ce que je percevais comme une sorte de mode intellectuelle ? Je me suis toujours méfié des modes, quelles qu’elles soient. Pierre Mendès France était à l’évidence un personnage d’exception, dont le caractère, l’intransigeance, le goût de l’austérité et de la solitude, ne pouvaient qu’inspirer le respect. Mais je n’étais sensible ni à son style, ni à son langage, et son action, bien que décisive en matière coloniale, ne suffisait pas à me convaincre au point de lui apporter mon soutien. Si j’avais eu l’occasion de mieux connaître Pierre Mendès France, que j’ai dû seulement croiser une ou deux fois par la suite, probablement l’aurais-je apprécié de façon plus positive…
En réalité, mon intérêt pour la politique demeure encore très relatif à cette date. D’autres expériences m’attirent bien davantage, à commencer par celles, restées inassouvies, de l’aventure et de la découverte du monde. À la fin de ma première année à Sciences-Po, je pars pour le cap Nord avec un de mes bons copains de l’époque, Bernard Neute. Durant le trajet, sa voiture, une S4C Salmson de vingt ans d’âge, menace à tout instant de tomber en panne. Une nuit, alors que nous venons de traverser un fjord, au nord de la Suède, et nous trouvons à quelque soixante kilomètres de la première ville, nos phares cessent brusquement de fonctionner. Impossible de nous repérer dans l’obscurité. Un Suédois, surgi d’on ne sait où, propose de nous guider. « Je roulerai pleins phares et vous me suivrez », nous dit-il. Mais il avance si vite sur les routes de montagne que nous avons le plus grand mal à lui coller au train… Je garde malgré tout un souvenir grisant de cette première randonnée dans les pays scandinaves, où je me rendrai de nouveau deux ans plus tard, accompagné cette fois de Michel François-Poncet.
À l’aller, nous nous arrêterons, pour faire le plein de provisions, à Bonn, chez son oncle, l’ambassadeur André François-Poncet. Ce dernier, qui était déjà en poste à Berlin avant guerre, durant la période hitlérienne, avait réussi, lors de la désignation des hauts-commissaires alliés en Allemagne, à prendre possession de la plus belle résidence de toute la région, celle du Schloss Ernich, doublant son homologue américain qui, placé devant le fait accompli, avait dû s’installer ailleurs. À notre arrivée, son épouse, qui ne parle de lui qu’en disant « l’ambassadeur pense que…, l’ambassadeur a décidé que… », nous prévient : « Vous ne verrez pas l’ambassadeur aujourd’hui, parce qu’il est de très mauvaise humeur. » Nous cherchons à savoir ce qui s’est passé. Sa femme nous raconte qu’ayant écrit à Françoise Sagan, qui venait de publier Bonjour tristesse, pour lui donner quelques conseils sur le thème « Jeune femme, j’ai lu votre ouvrage, il a des qualités, mais venez me voir, j’ai des suggestions à vous faire pour vos prochains ouvrages », l’ambassadeur avait reçu de la romancière une réplique plutôt sèche et désagréable, lui demandant, en bref, de se mêler de ce qui le regardait. La lettre était arrivée le matin même et, depuis lors, le diplomate, qui se faisait une idée aussi élevée de sa personne que de sa fonction, ne décolérait pas. Retranché dans son bureau, il refusait de recevoir quiconque.
Le voyage le plus marquant sera celui que j’ai accompli aux États-Unis durant l’été 1953. Le mythe américain est plus que jamais en vogue. C’est l’époque où je découvre la musique de Sidney Bechet, les romans d’Hemingway et les premiers films de Marlon Brando. Mais rares sont les jeunes gens de Sciences-Po à s’être encore rendus outre-Atlantique, plus familiers de l’Espagne ou de l’Italie. Avec deux autres camarades, Philippe Dondoux et Françoise Ferré, nous parvenons à nous faire inscrire à la session estivale de la Harvard Business School, l’école de gestion la plus prestigieuse des États-Unis. Grâce aux relations de Philippe Dondoux, nous obtenons d’un homme politique alors influent, M. de Felice, une bourse qui nous permet de payer au moins nos frais de voyage et d’inscription. Pour le reste, nous aviserons sur place…
Nous embarquons sur un vieux bateau de la Greek Line. Nos cabines, en dernière classe, sont situées juste au-dessus de la salle des machines. Nos conditions de voyage sont épouvantables. Mais nous avons vingt et un ans et ne doutons de rien.
Dès notre arrivée à Boston, nous devons nous mettre en quête de moyens de subsistance. La chance veut que nous rencontrions une vieille dame très gentille, la directrice du Radcliff College, l’équivalent féminin de Harvard. Elle part en vacances et nous propose de nous prêter sa villa. Reste à dénicher un travail pour se nourrir. Là aussi, des solutions s’offrent assez vite. Françoise trouve un emploi de serveuse dans un restaurant français. Philippe et moi faisons la plonge dans un Howard Johnson sur le Harvard Square, juste devant l’université. L’Amérique est à nous !
Le travail débute à six heures du soir pour se terminer à deux heures du matin et nos cours reprennent à huit et se poursuivent jusqu’à seize heures. Le plus pénible est la chaleur. Nous sommes en plein mois d’août. Dans le sous-sol du restaurant règne une température étouffante. On y transpire comme dans un hammam. Mais je ne rechigne pas à la tâche, tandis que Philippe Dondoux s’adapte assez mal à ce mode de vie. Si bien qu’au bout de trois jours, remarqué par la direction pour mon « bon esprit », je suis promu garçon-serveur derrière le comptoir. Un grand moment dans l’histoire de mon ascension sociale ! Je l’ai ressenti physiquement, comme si je passais de l’enfer au paradis. En bas, je vivais et trimais dans la sueur. En haut, j’arbore une blouse immaculée et évolue gaiement dans l’air climatisé. Trois jours à peine pour accéder à la classe supérieure, tandis que d’autres poursuivaient, sous mes pieds, un labeur de forçat !
La grande spécialité de ce restaurant où l’on ne sert pas d’alcool, ce sont les ice-creams aux vingt-huit saveurs, et un nombre limité de plats tels que burgers, cheeseburgers, turkey sandwiches, banana split… J’excelle vite à les préparer et, du même coup, à me faire des clients fidèles, autant dire de bons pourboires. On se presse au comptoir pour voir le petit Français — certains n’ont même jamais vu un Européen —, et je vis là dans une atmosphère de sympathie et de spontanéité que je n’ai jamais connue jusque-là et rarement retrouvée depuis lors. Professeurs et élèves de Harvard me sont devenus familiers. Je fais passer une petite annonce pour donner des leçons particulières de latin, et c’est ainsi que j’entre en relation avec une jeune fille ravissante, Florence Herlihy, dont le père, catholique bon teint, est une personnalité connue de Caroline du Sud. Sa famille y possède une maison coloniale.
Le week-end, Florence Herlihy vient me chercher dans sa Cadillac blanche décapotable. Elle m’appelle tendrement Honey child. Nous allons nous promener dans la campagne autour de Boston et pique-niquer sur les bords de la Charles River. Nous envisageons très vite de nous fiancer, bien que je sois en partie déjà engagé auprès de Bernadette. Cette nouvelle, lorsque je la lui apprends, provoque la fureur de mon père. De son côté, ma mère est littéralement horrifiée à l’idée d’avoir une bru américaine qui « roule en décapotable ». Mes parents me prient de rompre cette relation sans délai. Mais je feindrai, pendant quelque temps, de ne pas avoir reçu leur lettre, bien décidé à ne pas en tenir compte.
À la fin de notre période de cours, tandis que Florence regagne la Caroline du Sud pour les vacances d’été en attendant de nous retrouver à Washington, Philippe Dondoux et moi, réunissant nos économies respectives, décidons de partir en voiture, à l’invitation d’un de nos copains américains, pour un périple qui nous conduira de San Francisco à La Nouvelle-Orléans. Mais la voiture est trop usagée pour nous permettre d’atteindre la côte Ouest. Si bien que nous sommes obligés, en cours de route, de poursuivre le voyage en auto-stop…
Arrivé à San Francisco, je découvre une petite annonce providentielle dans un journal local : la veuve d’un pétrolier texan cherche un chauffeur pour se rendre à Dallas. Je me porte aussitôt candidat et fais la connaissance d’une vieille dame affable et distinguée qui, une fois parvenue à Dallas, se propose de nous loger à ses frais dans un des grands hôtels de la ville. C’est alors que survient un incident assez rocambolesque.
Au moment de nous séparer, la vieille dame ayant décidé de rentrer seule à son domicile, j’ouvre le coffre de la voiture pour prendre nos valises et commence à sortir les siennes qui se trouvent au-dessus des nôtres. Sans que je le remarque, un groom emporte avec nos bagages une petite valise qui lui appartient. Elle non plus ne s’est aperçue de rien. En rentrant dans le hall de l’hôtel, je constate que nous avons une valise de trop. Je me précipite vers le concierge de l’hôtel en lui signalant que nous avons pris ce bagage par erreur : « Il faut le rendre à sa propriétaire et prévenir le commissariat de police. » Nous connaissions le nom de la vieille dame, mais pas son adresse. On cherche dans l’annuaire. On trouve sept personnes portant le même patronyme. On note leur domicile et appelle un taxi. Coup de chance, le chauffeur est un Breton installé à Dallas depuis dix ans. « Pas de problème, nous dit-il. On va faire le tour. Je ne vous ferai pas payer. » À la cinquième adresse, nous apercevons une villa somptueuse, dans la banlieue résidentielle de Dallas. Des voitures de police sont garées devant. Dès qu’on arrive, la vieille dame, qui se tient dans l’embrasure de la porte, nous montre du doigt : « C’est eux ! » Les policiers fondent sur nous. Nous protestons de notre innocence en montrant la valise. La vieille dame la prend et l’ouvre. Il y a dedans trois étages de diamants, de perles, d’émeraudes, de rubis. Une fortune. Quand les policiers ont pu vérifier que nous avions vraiment déclaré l’erreur de bagage à l’hôtel, tout a fini par s’arranger…
À La Nouvelle-Orléans, c’est une vie de rêve qui nous attend. Nous tombons instantanément amoureux de cette ville, où nous passons des nuits entières à écouter du jazz, Cab Calloway et tant d’autres, dans le quartier français. Nous remontons le Mississippi, visitons la région des bayous, traversons des forêts magnifiques aux arbres couverts de mousse blanche. Nous découvrons des villages, le long du fleuve, où les personnes âgées de plus de cinquante ans ne s’expriment encore que dans notre langue.
Au lendemain d’une soirée mémorable avec mes compagnons d’équipée et quelques amis de rencontre, je me réveille avec la conviction, la certitude même, que j’ai eu grand tort de vouloir me fiancer. Comme si je sortais tout à coup d’un vertige enivrant, je décide de ne pas donner suite à ma relation avec Florence. Lorsque je la revois, comme convenu à Washington en septembre, je lui fais part de mon intention de rompre. Elle m’avoue, de son côté, que son père s’oppose farouchement, comme le mien, à toute union entre nous. Nous sommes aussi émus l’un que l’autre en nous quittant, conscients que nous ne nous reverrons sans doute jamais.
Une quarantaine d’années plus tard, le lendemain de mon élection à la présidence de la République, un reporter de Paris Match retrouvera trace de ma « fiancée américaine ». J’apprendrai, en lisant l’interview de celle qui est devenue une grand-mère radieuse, que nous nous sommes mariés, l’un et l’autre, à quelques mois d’intervalle, moi en 1956 avec Bernadette de Courcel, elle l’année suivante avec un enseigne de vaisseau. Je n’ai jamais cherché à maintenir un contact avec Florence Herlihy après mon retour à Paris, ni même lorsque je suis revenu à La Nouvelle-Orléans, à l’automne 1954, chargé de réaliser un numéro spécial de la revue L’Import-Export français sur cette ville pour laquelle je m’étais pris de passion. Je gardais de mon idylle avec Florence un souvenir délicieux, indissociable de ce qu’avait été mon apprentissage du Nouveau Monde. Mais mon destin était ailleurs…
En octobre 1953, peu après être rentré en France, je décide de me fiancer avec Bernadette de Courcel. Malgré leurs réticences initiales, ses parents ont fini par donner leur consentement. Au sein de la famille Courcel, ma future belle-mère est devenue mon meilleur supporter. Nos rapports seront toujours faits d’estime, de franchise et d’affection réciproques. Mme de Courcel, que j’appelle « mère », m’a aidé à me familiariser avec un milieu auquel, en partie grâce à elle, je n’aurai pas trop de mal à m’assimiler. En fait, je m’adapte assez facilement aux milieux divers que je traverse. Mais je reste tout de même un phénomène à part dans la mesure où je fuis, dès ce moment-là, toute forme de mondanités, refusant les cocktails, les dîners en ville, où j’ai très vite observé que les gens, fussent-ils les plus intelligents et cultivés, ont rarement à dire quelque chose d’intéressant.
Après trois années passées sans encombre rue Saint-Guillaume, il ne fait plus guère de doute à mes yeux, même si je me laisse un peu porter par les événements, que ma vocation est de servir l’État. En juin 1954, sorti troisième de ma promotion à Sciences-Po, je décide aussitôt de me présenter au concours d’entrée à l’ENA. À l’époque, on mettait près de deux mois à corriger les copies. En attendant les résultats, je repars à La Nouvelle-Orléans, au début de l’automne 1954, pour la revue L’Import-Export français, et préparer une thèse de géographie économique sur la ville et son port.
Logé chez le capitaine Henley, ami de la famille de Bernadette, je sillonne La Nouvelle-Orléans en tous sens, rassemble des documents, interroge les principaux responsables économiques de la ville, me mêle aux dockers, écoute, regarde, prends des notes… Cette enquête me permet de mesurer les forces et les faiblesses, tant au niveau local que régional, du fameux géant américain. Je suis frappé, entre autres, par l’état de précarité des digues censées protéger la Nouvelle-Orléans des inondations et souligne, dans mon étude, un demi-siècle avant la catastrophe provoquée par l’ouragan Katrina, les risques de voir la ville engloutie sous les eaux.
En novembre, je me trouve encore aux États-Unis quand mon père me prévient, par télégramme, que je suis reçu à l’écrit à l’ENA. Il me demande de rentrer en France au plus vite pour passer l’oral d’entrée.
Le jury du grand oral se compose d’une dizaine de personnalités, hauts fonctionnaires, professeurs d’université, sous la présidence de Louis Joxe. Après avoir tiré un sujet d’exposé, les candidats vont s’isoler pendant une demi-heure pour se préparer à en parler durant dix minutes. Dix minutes et pas une de plus. C’est une question de discipline, une manière de tester l’aptitude de chacun de nous à se maîtriser.
Mon problème, ce jour-là, est que je suis grippé, et si mal fichu que j’ai peine à répondre aux questions qu’on me pose. Louis Joxe, qui était mélomane, commence à me parler de Bayreuth. Alors je lui explique : « Monsieur le président, je préfère vous dire tout de suite que je ne suis pas musicien. Interrogez-moi sur l’archéologie, la peinture, la sculpture, la poésie. Pas sur la musique. » Il m’a dit après : « Le jury a trouvé que c’était une bonne réponse. » La dernière question, c’est encore Louis Joxe qui me la pose : « On se réfère beaucoup à la philosophie de ce médecin de l’Antiquité, vous voyez qui je veux dire, monsieur Chirac. » J’ai de plus en plus de bourdonnements dans la tête et lui réponds sans réfléchir : « Oui, monsieur le président, vous voulez parler d’Hypocrite. » Lapsus qui plonge l’assistance dans une grande hilarité, mais ne m’empêche pas d’être admis du premier coup à l’ENA.
Mais avant d’y entrer, je dois m’acquitter de mes obligations militaires. Et cela, alors qu’une guerre, qui n’ose pas encore dire son nom, vient d’éclater en Algérie…