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L’ambition de mon gouvernement est claire : il s’agit de libérer notre économie, avec un objectif prioritaire : la lutte pour l’emploi.
Alors que la reprise est perceptible un peu partout dans le monde, depuis le milieu des années quatre-vingt, notamment aux États-Unis, l’économie française ne suit pas. Si l’inflation a reculé chez nous comme ailleurs, le PIB n’a augmenté que dans de faibles proportions, le commerce extérieur reste déficitaire, malgré la baisse du dollar et celle du prix du pétrole, et les investissements demeurent insuffisants, tandis que le chômage est le plus élevé d’Europe s’agissant des jeunes, un quart d’entre eux se trouvant en recherche d’emploi.
Tout ceci tient largement au fait que loin d’aider à la compétitivité de nos entreprises, comme l’ont fait la plupart des pays en allégeant les contrôles et les réglementations, le gouvernement français a pris le parti inverse. Il n’a eu de cesse que d’accroître l’emprise de l’État, sans que ce dernier remplisse par ailleurs ses véritables missions. Les impôts et charges de tous ordres se sont multipliés, le contrôle des prix et des échanges extérieurs a été maintenu et le pouvoir de la bureaucratie a augmenté d’autant. Le secteur public, considérablement renforcé depuis 1981, emploie désormais près du tiers des actifs, en comptant les salariés des entreprises nationalisées.
Pour remédier à cette situation, j’ai le devoir d’agir vite. J’y suis d’ailleurs fortement incité par une partie de la majorité, impatiente de voir s’accomplir ce que certains intellectuels de droite appellent une « révolution conservatrice », par référence au modèle reaganien ou thatchérien. Je tiens toujours à rappeler, pour ma part, que l’émancipation de notre économie doit aller de pair, dans une période de crise, avec le maintien, si ce n’est le renforcement, de notre système de protection sociale et conduire, en priorité, à la réduction des inégalités. Ce n’est sans doute pas le discours que souhaitent entendre les tenants de l’ultralibéralisme, mais tel est bien, globalement, le sens de la politique que j’ai résolu de mettre en place dans les plus brefs délais.
Le recours aux ordonnances, qui exige au préalable le vote par le Parlement d’une loi d’habilitation, nous paraît s’imposer ici comme dans tous les cas d’urgence. Nous ne sommes pas les premiers, depuis le début de la VeRépublique, à user de ce type de procédure. Les derniers à s’en être servis sont les socialistes, peu après leur arrivée au pouvoir, pour hâter la réalisation de leur programme de réformes, en particulier celui des nationalisations, qui menaçait de s’enliser dans le débat parlementaire. Ce sont les mêmes raisons qui nous poussent à utiliser les mêmes méthodes — à ceci près que le chef de l’État n’entend pas, cette fois-ci, faciliter le travail du gouvernement…
Malgré sa promesse, il est vrai assortie de quelques conditions, de ne pas s’opposer aux ordonnances que je lui présenterais, François Mitterrand ne tarde pas à en entraver le processus. Le 26 mars, il annonce en Conseil des ministres son refus de signer une première ordonnance : celle révisant la procédure administrative de licenciement installée en 1975 par mon gouvernement précédent. Il s’agit, onze ans plus tard, pour faciliter la mobilité de l’emploi dans un contexte économique plus difficile, de supprimer tout contrôle d’opportunité sur les licenciements de moins de dix salariés. C’est une des mesures emblématiques, bien qu’une des moins bien comprises par l’opinion, du plan d’action économique que nous souhaitons mettre en application. À défaut de pouvoir être installée par ordonnance, cette réforme le sera par une loi votée le 8 juin 1986.
Après cette première tentative d’obstruction, François Mitterrand fait savoir au gouvernement, par le porte-parole de l’Élysée, qu’il n’acceptera de signer des ordonnances qu’« en nombre limité » et essentiellement celles « qui représenteraient un progrès par rapport aux acquis ». Il est clair dès ce moment-là que, s’il n’a aucun moyen de nous empêcher de gouverner, le chef de l’État est déterminé à tout faire pour nous compliquer la tâche.
Le 7 avril, après que je lui ai présenté les deux projets de loi d’habilitation concernant la privatisation, par ordonnances, d’un grand nombre d’entreprises publiques, et la modification du mode de scrutin, le Président m’indique, dans un courrier adressé le jour même, qu’il n’entend pas souscrire à la remise en cause des nationalisations décrétées par le général de Gaulle à la Libération, ni de celles décidées depuis 1981 par le gouvernement Mauroy. Le chef de l’État s’inquiète notamment de « l’éviction collective et immédiate — qui apparaîtra comme une épuration — de tous les présidents de toutes les entreprises visées » par le texte. Quant à la réforme de la loi électorale, le chef de l’État souhaite que l’Assemblée nationale soit « mise en mesure d’apprécier en temps utile les règles de son propre renouvellement ».
Je lui fais parvenir, dès le lendemain, la réponse suivante :
Monsieur le Président de la République,
Je ne reviendrai pas sur les motifs qui me conduisent à recourir à la procédure des ordonnances, ni sur l’utilité de prendre rapidement les mesures qu’attendent les Français et dont ils ont approuvé les lignes générales en choisissant une nouvelle majorité qui a ainsi reçu le mandat de mener une nouvelle politique. […]
En ce qui concerne tout d’abord la privatisation, je crois essentiel, conformément à ce que la nouvelle majorité a toujours affirmé devant le pays, que la plupart des entreprises du secteur concurrentiel entrent dans son champ d’application. Les temps ont changé, la France n’est plus dans la situation de l’après-guerre, des aspirations nouvelles sont nées. Je crois que nous devons les satisfaire. […]
Une fois la privatisation décidée, il est normal de désigner ou de redésigner les dirigeants. Il ne s’agit nullement d’une éviction collective et immédiate, à l’image de ce qui a été fait en 1982, mais d’investir les dirigeants d’une mission nouvelle qu’ils devront accomplir dans un cadre nouveau. Je n’ai aucune intention de décapiter l’ensemble des entreprises considérées, mais au contraire de prendre en compte la capacité des personnes concernées.
Quant au projet de réforme de la loi électorale, je suis tout disposé à donner les précisions souhaitables à l’Assemblée nationale et à publier, avant la signature des ordonnances, les avis de la Commission consultative que je souhaite instituer.
Telles sont les règles qui inspireront mon action, tout entière orientée, vous le savez, par le souci de respecter nos institutions et de respecter le suffrage populaire. Les principes fixés dans les lois d’habilitation devront nécessairement, et comme il est normal, être traduits de façon précise et complète dans les ordonnances qui ne peuvent être que l’application de ces deux lois.
Les privatisations prévues concernent quarante-deux grandes banques et treize compagnies d’assurances, parmi lesquelles la Société Générale, le Crédit Commercial de France, Paribas, la Compagnie Financière de Suez et le groupe mutualiste d’assurances MGF, ainsi que d’importantes entreprises comme la société Matra, l’Agence Havas, la Compagnie Générale d’Électricité, et l’une des trois chaînes publiques de télévision, TF1… C’est à l’évidence un des grands chantiers de la nouvelle législature, aussi nécessaire au redressement de notre économie qu’à la réduction du déficit public, multiplié par cinq entre 1981 et 1985.
Le 23 avril, François Mitterrand dénonce, cette fois, plusieurs dispositions des projets dits « sécuritaires » présentés par le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua. La sécurité étant devenue une préoccupation constante pour les Français, j’attache beaucoup d’importance à ce que l’État remplisse dans ce domaine les missions qui lui incombent. Notre politique en la matière se traduit par une série de projets de lois destinées à lutter contre la délinquance et la criminalité, en vue d’une meilleure application des peines et d’un renforcement des contrôles d’identité. Elle prévoit également un durcissement du contrôle de l’immigration, en redéfinissant les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, par des restrictions d’accès à la carte de séjour de longue durée et des possibilités d’expulsion par décision préfectorale.
Face à la montée du terrorisme, vérifiée dès mon entrée en fonctions avec l’attentat perpétré, le 20 mars, dans la galerie Point Show des Champs-Élysées, je décide la création immédiate d’un Conseil national de la sécurité, rattaché à Matignon et comprenant des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, de ceux de la Justice, de la Défense et des Affaires étrangères, ainsi que de divers organismes spécialisés dans la lutte antiterroriste. Cet effort de coordination est d’autant plus urgent que notre pays apparaît dramatiquement désarmé et donc vulnérable dans ce domaine, faute de disposer d’informations et de renseignements suffisants à propos des auteurs présumés d’attentats terroristes, et d’une véritable coopération internationale.
Sur tous ces sujets — privatisations, sécurité, immigration, action antiterroriste —, François Mitterrand fait connaître au jour le jour ses critiques, ses réserves, ses mouvements d’humeur, mettant au point une tactique de harcèlement qui vise à marquer son territoire en vue d’une probable nouvelle candidature à l’élection présidentielle. Le 18 mai, dimanche de la Pentecôte, le Président peaufine encore son jeu, à l’occasion de sa traditionnelle escalade de la roche de Solutré. Entouré d’une nuée de journalistes, il dresse l’inventaire de tous ses désaccords avec le gouvernement, et laisse planer l’éventualité d’une démission, tout en se félicitant de son nouveau statut d’arbitre qu’il entend bien conserver et enrichir, semble-t-il, tant il ne comporte pour lui que des avantages.
Au sein de la majorité et parmi les membres du gouvernement, beaucoup s’irritent d’un tel comportement qu’ils jugent intolérable. Certains m’exhortent à réagir, voire à quitter le navire sans trop tarder. Je laisse dire, de part et d’autre, considérant que l’erreur fatale serait de prendre la responsabilité d’une rupture que, de son côté, le chef de l’État se garde soigneusement de provoquer. Je connais assez bien François Mitterrand, désormais, pour savoir qu’il ne se risquera pas à dépasser les limites qu’il s’est lui-même fixées. Avec le secret espoir, naturellement, que nous les franchissions à sa place…
Paradoxalement, j’ai moins de raisons de quitter mes fonctions en 1986 que je n’en avais dix ans auparavant. Les moyens dont je dispose pour gouverner sont bien supérieurs, sous la cohabitation, à ceux qui m’étaient octroyés à ce moment-là. La suprématie du chef de l’État n’est plus la même, par la force des choses, même si ce dernier n’entend rien céder de l’autorité que lui confère la Constitution. Avec ou sans le consentement de l’Élysée, le travail accompli au cours des premiers mois qui suivent ma nomination est déjà considérable. À l’exception de celles prévues par ordonnances, la plupart des grandes mesures destinées à encourager l’investissement et la création d’emplois seront votées et engagées durant cette période.
Outre la réforme, déjà évoquée, de la procédure d’autorisation administrative de licenciement, mon gouvernement procède coup sur coup à la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes, du contrôle des prix, des changes et du crédit, à l’exonération de l’impôt sur le revenu de deux millions de petits contribuables, au lancement d’un plan d’urgence en faveur de l’emploi des jeunes, fondé sur une exonération totale ou partielle des charges sociales, à la mise en place d’un nouveau dispositif concernant la participation et l’actionnariat des salariés…
Dans le même temps, nous avons eu le souci de sauvegarder et de conforter les acquis de la Sécutité sociale. À notre arrivée, le régime perdait environ vingt milliards de francs chaque année. Ne rien faire eût abouti à l’éclatement de la Sécurité sociale, à laquelle les Français sont très légitimement attachés. Mon gouvernement a non seulement assuré sans rupture le paiement des pensions de retraite et des allocations familiales, mais il a aussi entrepris de lutter contre les abus qui vont à l’encontre même des principes qui fondent notre Sécurité sociale, en lançant un plan de rationalisation des dépenses d’assurance maladie et en engageant une concertation approfondie avec les médecins, les professions de santé et les assurés en vue de responsabiliser chacun. C’est ainsi que des recettes nouvelles ont pu être apportées à la Sécurité sociale ; un effort exceptionnel ayant été demandé à tous en n’excluant aucune catégorie de Français ni aucune forme de revenus. Là où des économies étaient nécessaires, les adaptations nécessaires ont été prévues pour que les plus démunis ou les plus âgés ne soient pas pénalisés. Lors des États généraux qui se dérouleront dans tout le pays d’avril à novembre 1987, le gouvernement donnera pour la première fois la parole aux Français sur un sujet qui les intéresse tous individuellement et collectivement.
Tout cela, et quantité d’autres actions qu’il me faudrait citer[1], a pu être réalisé dans le cadre d’une cohabitation certes mouvementée — il ne pouvait en être autrement, sur un plan strictement politique — mais qui, dans son fonctionnement même, se passe le plus souvent en bonne intelligence entre les deux parties concernées.
Après une phase délicate d’adaptations et de mises au point, la coopération entre l’état-major de Matignon et celui de l’Élysée s’établit peu à peu dans un climat plus détendu. Celui-ci doit beaucoup à la relation de confiance qui s’est progressivement instaurée entre deux hommes faits pour s’entendre : mon directeur de cabinet, Maurice Ulrich, et le secrétaire général de l’Élysée, Jean-Louis Bianco. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, il en va de même, dans la pratique quotidienne, de mes rapports avec le chef de l’État.
J’ai tout entendu dire à ce sujet, mais la vérité est que, si elle ne fut pas de tout repos, cette période de coexistence avec François Mitterrand s’est passée, en définitive, sans éclats de voix d’un côté comme de l’autre, et dans une ambiance que nos différends, et l’agacement mutuel qui pouvait en résulter, n’ont jamais empêché d’être courtoise et respectueuse.
En dehors de nos entretiens courants, plusieurs fois par semaine, le plus important est celui que nous avons en tête à tête chaque mercredi matin avant le Conseil des ministres, durant environ une heure. Les questions dont nous débattons tiennent le plus souvent au fonctionnement normal de l’État : nominations, règlement des dossiers en cours, à propos desquels, de retour à Matignon, j’indiquerai à Maurice Ulrich, par de brèves notes manuscrites, la marche à suivre : « il est d’accord », « il veut qu’on en reparle », « il n’y tient pas »…
Mais ce colloque singulier entre le Président et son Premier ministre est aussi l’occasion d’échanges informels, plus utiles que tous autres à la compréhension mutuelle entre deux hommes que rien ne prédispose à s’entendre. Alors qu’on nous imagine, à l’extérieur, en train de nous quereller sur des problèmes politiques, il est fréquent que notre conversation porte sur des questions plus personnelles ou sur nos passions communes en matière d’art ou de poésie.
À la différence de son prédécesseur, dont les goûts littéraires et artistiques ne débordaient guère le XVIIIesiècle, François Mitterrand se montre curieux de toutes les formes de connaissance. Bien que centré sur les domaines traditionnels de la culture française et européenne, il témoigne d’un grand intérêt pour l’histoire des autres civilisations, comme celles de l’Extrême-Orient ou de l’Amérique précolombienne, dont il me sait plus familier.
Je n’ignore pas la complexité du personnage, ni les zones d’ombre qui jalonnent son parcours, mais l’homme que je découvre au fil de nos entretiens m’apparaît d’une finesse de jugement et d’une intelligence tactique que j’ai rarement rencontrées dans le monde politique. Son amour de la France est indiscutable, et il n’admet pas que celle-ci soit abaissée, même s’il tend, selon moi, à l’enfermer dans des perspectives archaïques et eût sans doute rêvé de la laisser vieillir comme un paysage qu’il aimait. Nos valeurs communes sont celles de deux provinciaux attachés aux traditions terriennes, comme aux idéaux de la République. Et si, pour le reste, nos convictions semblent à l’opposé l’une de l’autre, probablement l’un est-il moins à gauche qu’il ne le fait croire et l’autre moins à droite qu’il ne le laisse paraître.
Plus que ses idées, c’est la façon de les mettre en scène que la cohabitation m’a permis d’admirer chez François Mitterrand. « Salut l’artiste ! » m’est-il arrivé de penser en assistant à quelques-unes de ses prestations. Celle, notamment, d’un certain 14 juillet 1986.
Bien que la loi d’habilitation, âprement combattue par les députés de gauche, ait fini par être promulguée le 2 juillet, il est de plus en plus probable que le chef de l’État refusera de signer les ordonnances relatives aux privatisations. Je n’en suis pas surpris, tant cette question revêt une portée symbolique qu’il a tout intérêt à exploiter contre nous. À défaut de pouvoir empêcher les dénationalisations, il peut à tout le moins en retarder la mise en place en contraignant le gouvernement à renoncer aux ordonnances pour les faire appliquer — et par là marquer auprès de l’opinion, non seulement sa différence, mais son autorité. Ne vaut-il pas mieux, dans ce cas, prendre les devants et priver l’Élysée du bénéfice d’un coup d’éclat en choisissant de recourir à la voie parlementaire, comme nous aurions probablement dû le faire d’entrée de jeu ? Mais il est déjà trop tard, à cette date, pour rebrousser chemin — ce qui n’eût pas manqué d’être interprété comme un aveu de faiblesse…
Résolu à tenir bon tout autant qu’à dédramatiser une querelle en réalité purement formelle, je téléphone à François Mitterrand dans la soirée du 13 juillet, veille de la traditionnelle interview télévisée qu’il doit donner à Yves Mourousi, pour lui proposer une solution susceptible d’éviter tout affrontement public. Celle-ci consisterait à ce qu’il soit déchargé, par une déclaration conjointe des présidents des deux Assemblées, de toute responsabilité dans le processus des ordonnances. Il refuse, comme je m’y attendais. Mais cette ultime tentative de conciliation me permet au moins de tester le chef de l’État sur ses intentions réelles. « Ainsi, lui dis-je, vous voulez mettre un terme à la cohabitation… » Ce à quoi François Mitterrand me répond qu’il « ne souhaite pas en venir là », sachant qu’il ne lui servirait à rien d’être l’initiateur d’une rupture dont les Français ne veulent pas, dans leur grande majorité. Cette indication me sera précieuse quand il s’agira de déterminer, à mon tour, la conduite à tenir dans la crise qui s’annonce.
Le 14 juillet, François Mitterrand déclare, comme prévu, qu’il ne signera pas les ordonnances. En brandissant deux arguments. Le premier est un « problème d’évaluation » du « patrimoine national » dont il ne saurait être question de mettre en vente « une fraction, explique-t-il, moins cher qu’elle ne vaut ». La seconde question est le risque qu’il y aurait, selon lui, à « rétrocéder ces biens nationaux » à des « intérêts étrangers », sous couvert de les confier à des « intérêts privés ». Et François Mitterrand de se porter « garant » d’une indépendance nationale que les gaullistes seraient, selon lui, sur le point de menacer…
Cette prise de position suscite un tollé au sein de la majorité. De tous côtés, on me presse de riposter. Sous quelle forme ? La réaction la plus spectaculaire serait de démissionner sur-le-champ. Mais au profit de qui ? Cette affaire d’ordonnances, théâtralisée à l’extrême par François Mitterrand, mérite-t-elle que nous lui accordions, nous-mêmes, une importance aussi démesurée ? D’autant que le véritable objet du litige, les privatisations, n’est en rien compromis par le veto présidentiel… C’est l’attitude la plus pragmatique qui me paraît s’imposer, celle qui évitera d’amplifier une crise dont nous serions les seuls, en fin de compte, à devoir assumer la responsabilité politique.
Les plus déterminés à en découdre me reprocheront de ne pas avoir engagé aussitôt l’épreuve de force avec le chef de l’État en interrompant toute cohabitation pour le contraindre soit à se soumettre, soit à se démettre. Mon intérêt, selon eux, eût été de provoquer ainsi une élection présidentielle anticipée que j’avais toutes chances de remporter… Mais c’est probablement un tout autre scénario qui se serait déroulé, François Mitterrand exploitant la faible majorité dont nous disposions au Parlement pour échafauder d’autres combinaisons et réussir à former un gouvernement plus accommodant.
Quoi qu’il en soit, je ne juge pas digne de jouer ainsi avec les institutions, dans la mesure même où mon propre gouvernement garde toute possibilité, avec ou sans ordonnances, de mener à bien la politique qu’il s’est fixée. Si la rupture est parfois nécessaire, encore faut-il qu’elle soit conforme à l’intérêt général et ne procède pas d’un simple mouvement d’humeur ou d’un calcul politique destiné tout au plus à satisfaire une ambition personnelle.
Le parti que je décide de prendre face à cette tourmente momentanée n’est peut-être pas, politiquement, le plus judicieux. Mais il répond, en tout cas, à l’idée que je me fais de l’exercice du pouvoir et des responsabilités qu’il impose. Le 17 juillet, après avoir pris acte de la position du chef de l’État, j’annonce au Conseil des ministres ma décision, afin de ne pas compromettre le redressement entrepris, de recourir à la voie parlementaire pour mettre en œuvre notre programme de privatisations. Ce qui sera fait dès le 31 juillet.
À cet égard, l’essentiel est sauf. Et notre tâche accomplie, par-delà les controverses.
Le lecteur en trouvera la liste dans le Bilan du gouvernement de Jacques Chirac (1986–1988), publié en annexe de ce livre.