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J’avais confiance en Édouard Balladur.
C’est à mon instigation qu’il est devenu Premier ministre en 1993, prenant la tête d’un deuxième gouvernement de cohabitation dont j’ai exclu, par avance, d’assumer la charge, malgré les recommandations de beaucoup de mes proches. Sa nomination répondait, au demeurant, à un souhait qu’Édouard Balladur m’avait souvent exprimé en privé, sans que j’y aie vu ou voulu y voir, pendant longtemps, les signes annonciateurs d’une ambition rivale. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir été mis en garde, de tous côtés, contre un tel risque. Mais un accord politique, ayant aussi valeur de contrat moral, était scellé entre nous pour les deux années à venir. Une répartition des tâches, en quelque sorte, Édouard Balladur dirigeant le gouvernement pendant que je me consacrerais à la préparation de l’élection présidentielle. Et je ne croyais pas devoir douter de sa parole.
Si j’avais souhaité qu’Édouard Balladur occupât, lui plus que tout autre, les fonctions auxquelles il aspirait, c’est en raison, non seulement de ses compétences et du rôle éminent qu’il a joué dans l’élaboration et la mise en place du programme économique réalisé lors de la première cohabitation, mais aussi des liens qui nous unissaient de longue date.
C’est dans l’entourage de Georges Pompidou, notre mentor commun, que nous avons fait connaissance, puis travaillé de concert, chacun dans son registre, lui jusqu’au bout en tant qu’homme de cabinet, moi comme membre du gouvernement, à partir de 1967. Devenu l’un de mes plus proches conseillers à la fin de 1980 — « Faites quelque chose pour lui, je vous en prie », m’avait demandé Claude Pompidou, alors qu’il se sentait probablement sous-employé à la seule présidence de la société d’exploitation du tunnel du Mont-Blanc —, Édouard Balladur se voyait contraint de me reconnaître, de fait, une autorité politique dont il était probablement jaloux.
Sans doute étions-nous aux antipodes l’un de l’autre sur bien des plans, mais il n’est rien de mieux que les contraires pour s’attirer. Je faisais figure de provincial un peu rustique à côté de ce grand bourgeois de la capitale, aux allures distantes et pétri de bonnes manières. Nous n’avions ni les mêmes goûts en matière artistique, ni, à quelques exceptions près, les mêmes fréquentations dans les milieux parisiens. Hormis le fait de s’appeler par nos prénoms — le voussoiement est de rigueur avec Édouard Balladur —, nos relations étaient dénuées de toute familiarité. Cela mis à part, nous n’en avions pas moins certaines affinités en matière politique, et longtemps j’eus le sentiment que nous partagions la même vision des choses concernant l’avenir du pays. Ce qui m’inspirait confiance chez Édouard Balladur, malgré un excès d’orgueil et de certitude, c’était sa profonde intelligence, sa culture et ce que je croyais être sa loyauté envers moi. Je ne cultive pas à l’égard des autres une méfiance spontanée.
Au début du mois d’avril 1993, c’est par la télévision que j’apprends la composition définitive de l’équipe Balladur, bien que nous nous soyons téléphoné à ce sujet, lui et moi, à plusieurs reprises dans les jours précédents. Très vite le Premier ministre veille à établir une certaine distance avec le président du RPR. Je prends acte de cette volonté d’autonomie et ne me reconnais, dès lors, aucun devoir de solidarité vis-à-vis d’une politique gouvernementale que j’entends soutenir sans m’interdire toute liberté de jugement à son égard.
C’est ainsi que je m’abstiens de réagir lorsque Philippe Séguin, à la mi-juin 1993, se livre à une attaque en règle contre la politique sociale et économique des pays industrialisés, et de la France en particulier. Dénonçant le fait que « la préoccupation de l’emploi » demeure selon lui « seconde dans les choix qui sont effectués, reléguée qu’elle est après la défense de la monnaie, la réduction des déficits publics, le productivisme ou la promotion du libre-échange », le nouveau président de l’Assemblée nationale évoque « un véritable Munich social », où se retrouvent, déclare-t-il, « tous les éléments qui firent conjuguer en 1938 la déroute diplomatique et le déshonneur : aveuglement de la nature du péril, absence de lucidité et de courage, cécité volontaire, silence gêné, indifférence polie à l’égard de générations d’exclus… ». Je ne me sens nullement en désaccord avec la déclaration de Philippe Séguin. Si bien que je ne l’ai pas désavouée, au grand dam de Matignon. Le 19 juillet, au cours d’un déjeuner des responsables de la majorité, Édouard Balladur s’étonnera de mon silence dans cette affaire, regrettant que je ne me sois pas porté à sa rescousse…
Au fond de moi, j’ai encore peine à croire que le Premier ministre soit en train de trahir ses engagements, comme on me l’assure déjà de divers endroits. J’en aurai pourtant, comme tout le monde, un début de confirmation le 12 août, lors d’une intervention télévisée où, interrogé sur la future élection présidentielle et la question de savoir s’il me considère toujours comme le « candidat naturel » du RPR, le Premier ministre s’abstient de répondre. Mais tout s’éclaire définitivement pour moi le 11 septembre, après un tête-à-tête de deux heures à Matignon pour procéder, comme on dit, à un « large tour d’horizon ». La presse parle d’une visite de « réconciliation ». C’est presque le cas, bien que nous ne soyons pas encore officiellement fâchés.
À l’issue de l’entretien, Édouard Balladur me raccompagne jusque sur le perron. Je revois cette scène comme si c’était hier. Je suis déjà en train de descendre les marches après que nous nous sommes salués, quand Édouard Balladur me rappelle : « Jacques… » Je me retourne et l’entends me faire la déclaration suivante : « Ne vous y trompez pas. Je ne serai jamais votre Premier ministre. » Il avait attendu l’ultime moment pour m’adresser cette mise au point inopinée. J’en suis stupéfait, mais le message a le mérite d’être clair. À partir de ce jour-là, j’aurai de plus en plus de mal à accrocher le regard d’Édouard Balladur.
C’est en vain que nous tenterons de faire bonne figure, deux semaines plus tard, lors des Journées parlementaires du RPR qui se tiennent à La Rochelle, à partir du 26 septembre. Nos entourages respectifs ont pour consigne de dédramatiser l’événement. Tout doit être fait pour sauver les apparences et rassurer nos militants. Je m’y emploie, de mon côté, en insistant devant les parlementaires sur ma bonne entente avec le Premier ministre, « un ami de trente ans », avec lequel les règles du jeu ont été fixées de longue date…
Mais personne n’est dupe de ce qui se passe et tout devient transparent dès la séquence suivante, sur les quais de La Rochelle, où nous allons marcher, à quelque distance l’un de l’autre, escortés par une meute de photographes et de cameramen, avant de nous attabler à une terrasse pour prendre un café, sans parvenir à se parler ni même à se regarder. Il s’agissait de montrer officiellement que nous étions toujours amis. Mais toute opération de communication a ses limites…
Je n’aurai jamais d’explication d’homme à homme avec Édouard Balladur. Je ne l’ai d’ailleurs pas cherchée, considérant, puisque la bataille était engagée, qu’il n’y avait plus qu’à la laisser suivre son cours.
Inévitablement, les rangs commencent à s’éclaircir autour de moi. Le premier à s’éloigner, parmi les membres du gouvernement Balladur, sera le ministre du Budget, Nicolas Sarkozy.
Le 24 octobre, interrogé par un journaliste sur les raisons de ses absences de plus en plus fréquentes aux réunions de mes conseillers, Nicolas Sarkozy déclare qu’il entend se consacrer exclusivement, selon la consigne du Premier ministre, à son département ministériel, sans se préoccuper de la future élection présidentielle. Mais un mois plus tard, au terme d’une réunion du bureau politique du RPR, rue de Lille, il demande à me parler en tête à tête. « J’ai l’intention, m’annonce-t-il, de soutenir Balladur s’il est candidat à l’élection présidentielle — C’est très bien, lui dis-je, mais pourquoi viens-tu me dire cela ? — Je suis un politique, me répond-il, je fais de la politique et il est évident que Balladur sera élu. Donc, j’ai décidé de le soutenir. » Je ne cherche pas à l’en dissuader, lui recommandant tout au plus de ne rien précipiter, de ne pas mettre « tous les œufs dans le même panier ». Je lui confirme, avant de nous séparer, que je serai candidat quoi qu’il arrive.
Cette première défection ne me laisse pas indifférent. Nicolas Sarkozy est à mes yeux bien plus qu’un simple collaborateur. Je l’avais remarqué à l’occasion d’un de nos meetings, au milieu des années soixante-dix. Ayant demandé à prendre la parole pendant quelques minutes, en tant que délégué départemental des jeunes gaullistes des Hauts-de-Seine, il s’était exprimé avec brio pendant plus d’un quart d’heure. Il avait à peine vingt ans et faisait preuve d’un tempérament politique prometteur. Je lui demandai de venir travailler à mes côtés, ce qu’il fit aussitôt, prenant part efficacement à toutes mes campagnes, avec cette volonté, qui ne l’a pas quitté, de se rendre indispensable, d’être toujours là, nerveux, empressé, avide d’agir et se distinguant par un sens indéniable de la communication.
En 1983, c’est tout naturellement, même s’il l’a contesté par la suite, que je lui apporte mon soutien lorsqu’il décide de se lancer dans la bataille des municipales à Neuilly-sur-Seine, devenant maire de la ville au détriment de Charles Pasqua que je ne suis pas parvenu à dissuader de se présenter. La ferveur et l’enthousiasme de Nicolas Sarkozy ne me feront pas défaut au cours des dix années suivantes, même s’il s’agace parfois, désireux d’exister par lui-même, de ne pouvoir exercer sur moi une influence exclusive.
Le 19 décembre, c’est au tour de Simone Veil et de François Léotard de se rallier à Édouard Balladur, en soulignant publiquement que ce dernier a, selon eux, les « qualités requises » pour faire un bon candidat. Je préfère ne pas réagir directement et laisse le secrétaire général adjoint du Rassemblement, mon ami Jean-Louis Debré, sur qui je sais pouvoir compter sans réserve et qui est, avec sa franchise chaleureuse, l’incarnation même de cette vertu très rare en politique, la fidélité, s’étonner d’une démarche aussi précipitée, qui ne peut que semer le trouble au sein de la majorité. Mais le plus irrité par cette annonce, qu’il estime à juste titre prématurée, est d’abord le chef de l’État, déjà agacé par les intrusions trop manifestes du Premier ministre dans son domaine réservé et qui commence à distiller contre lui quelques-unes de ses petites phrases assassines dont il est coutumier, comme celle de « l’étrangleur ottoman ». Le Président n’est pas moins excédé, me dit-on, par l’insistance et la sollicitude avec lesquelles le chef du gouvernement s’acharne à prendre des nouvelles de sa santé.
Je n’ai jamais cru à une bonne entente durable entre les deux hommes, sachant le peu qu’ils ont en commun. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont pas les mêmes références de vie. Je me sens plus proche, à cet égard, de François Mitterrand. Nous pourrions facilement marcher ensemble dans la glaise, à la campagne, sur le même chemin, en décrottant de temps en temps nos chaussures sans plus de façons. Tandis qu’Édouard Balladur, s’il s’y aventurait, aurait une manière plus distinguée de marcher en de telles circonstances.
Ce n’est pas mon seul point commun avec le chef de l’État. Au début de janvier 1994, j’exprime les mêmes réserves que lui concernant l’abrogation, dans des conditions trop hâtives, de la loi Falloux, qui limitait, voire interdisait, l’affectation de fonds publics à l’enseignement privé. Je saisis cette occasion pour rappeler mon propre attachement à la laïcité. Peu après, je propose que l’État lance un plan d’aide en faveur des écoles publiques, financé par les recettes des nouvelles privatisations. Le mois suivant, c’est au sujet de la politique de l’emploi menée par le gouvernement et de ses choix en matière de défense nationale, que j’émets de nouvelles critiques, jugeant l’une insuffisante pour lutter contre l’accroissement du chômage, l’autre de nature à affaiblir nos capacités de dissuasion nucléaire.
Il me paraît évident, désormais, que c’est sur le plan des idées et des choix fondamentaux que je pourrai le mieux affirmer tout ce qui me sépare de mon futur concurrent.
Cette époque où je me suis trouvé seul face à moi-même, abandonné de beaucoup, mais soutenu par quelques amis sûrs, et entouré des miens plus que jamais mobilisés à mes côtés, a été l’une des plus heureuses de ma vie. Je m’y suis préparé, sans le savoir, en acquérant peu à peu, depuis mon échec de 1988, une plus grande liberté d’action et de réflexion. Sans doute cette épreuve se révélera-t-elle salutaire. C’est peut-être à elle que je devrai, en fin de compte, cette victoire à laquelle je n’ai cessé de croire et qui, pourtant, n’a jamais paru si improbable.
Autour de moi, tandis que d’autres s’effaçaient, certaines présences n’ont cessé de se renforcer. Celle de Bernadette a toujours été et demeure essentielle. Je sais tout ce que je lui dois après trente années d’engagement politique. Elle n’a jamais ménagé ses efforts pour me soutenir en Corrèze, dès ma première campagne électorale, où elle m’accompagnait partout, dans les cafés, dans les fermes, puis à Paris, où elle m’a aidé, sur le terrain, cage d’escalier après cage d’escalier, à gagner les arrondissements les plus difficiles, avant de prendre une grande part aux actions sociales et culturelles de la ville. À Matignon, enfin, où elle a rempli sans relâche les fonctions, parfois ingrates, d’épouse de Premier ministre.
Bernadette a son franc-parler et ses opinions peuvent être tranchantes, parfois trop à mon goût, surtout quand elles me concernent. Mais ses avis, ses conseils, ses critiques m’ont souvent éclairé sur les décisions qu’il me fallait prendre, les hommes en qui je pouvais avoir confiance et ceux dont je devais me détourner. Son intuition, sa capacité d’écoute et son sens politique, son expérience de tous les milieux, des plus modestes aux plus fortunés, lui valent souvent d’avoir raison avant tout le monde, moi y compris. Longtemps, elle a paru un peu en retrait, effacée, se limitant à un rôle de second plan, mais il n’est rien de plus important, parfois, que les gens qu’on croit à l’écart. Bernadette ne l’a jamais été, en réalité. Nous sommes restés indissociables, partenaires et complices d’une même aventure, et les aléas de la traversée n’y ont rien changé.
Mais on ne mène pas le type de carrière qui est le mien sans avoir dû sacrifier une grande partie de sa vie personnelle. En particulier, ce qui devrait compter plus que tout pour un père de famille : l’éducation de ses enfants. Je m’y suis bien moins consacré que je ne l’aurais dû, laissant à Bernadette la tâche d’élever Laurence et Claude et le soin de suivre leurs études. Mais, comme elle, j’ai veillé, autant que je le pouvais, à aider nos deux filles à se construire, en leur transmettant ces valeurs que mes parents m’ont inculquées : tolérance, respect de l’autre, refus de plier devant les puissants, attention aux plus démunis…
Laurence a été une élève brillante, travailleuse, appliquée, en avance dans beaucoup de domaines, et d’un caractère très fort. À l’âge de quinze ans, c’était une jeune fille extrêmement jolie, volubile, dynamique, sportive, entreprenante. C’est le moment où tout a basculé dans son existence, comme dans la nôtre… Un drame dont j’ai longtemps refusé de parler, par simple pudeur, par refus de divulguer quoi que ce soit de ma vie privée ou familiale, et parce qu’il ne sert à rien d’exhiber ses souffrances en public.
La maladie de Laurence s’est déclenchée en juillet 1973. Bernadette se trouve alors en vacances en Corse, à Porto-Vecchio, avec sa mère, Laurence et Claude. Je suis resté à Paris, accaparé comme toujours par mes fonctions ministérielles. En rentrant d’une régate à laquelle elle vient de participer — la voile est une de ses passions —, Laurence se plaint d’un violent mal de tête, avant d’être saisie d’une forte fièvre liée, selon un premier médecin, à une lombalgie. Mais la nuit se passe mal et, le lendemain, la situation n’a fait qu’empirer. Un deuxième médecin, appelé en consultation par Bernadette, diagnostique une poliomyélite. Bernadette m’alerte aussitôt, en me demandant de venir la rejoindre le plus vite possible. Entre-temps, un troisième médecin établit un tout autre diagnostic : selon lui, Laurence souffre, en réalité, d’une méningite. Non seulement elle ne peut pas être soignée sur place, mais il estime, en outre, qu’elle n’est plus transportable.
Après avoir pris, à Paris, l’avis de personnes compétentes, je vais chercher Laurence en avion sanitaire, entouré d’une équipe soignante, pour la conduire à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Dès son arrivée, elle subit une ponction lombaire qui tourne au cauchemar : l’aiguille se casse pendant l’examen. J’entends Laurence hurler de douleur. Nous nous précipitons à son chevet, tandis que les infirmières accourent, prises de panique. Je laisse imaginer le sentiment d’effroi, d’impuissance et de révolte qu’on peut éprouver dans un moment pareil…
Un malheur suivant l’autre, c’est à la même époque qu’est intervenue la mort de ma mère. Atteinte de plusieurs cancers successifs — le premier, un cancer du sein, avait été découvert et opéré du vivant de mon père —, elle avait affronté la maladie avec un courage inébranlable, sans jamais exprimer une plainte, ni auprès de moi, ni auprès de Bernadette, qui a pris soin d’elle jusqu’au dernier moment. Vers la fin de l’été 1973, alors qu’elle ne quitte plus son lit depuis plusieurs semaines, à notre domicile familial de la rue de Seine, son médecin nous prévient que ses jours sont comptés. Nous décidons de la faire transporter en ambulance jusqu’en Corrèze, pour qu’elle puisse terminer sa vie dans notre propriété de Bity qu’elle aime tant. Bernadette l’accompagne dans une voiture séparée, Laurence, qui vient juste de sortir de l’hôpital, allongée à ses côtés. Je les rejoindrai peu après.
Ma mère décédera quelques jours plus tard, sans que je sois présent à ce moment-là, contraint de regagner Paris après une nuit entière passée auprès d’elle. Je ne m’attendais pas à une fin aussi rapide, que je redoutais sans, probablement, vouloir me l’avouer. Lorsque Bernadette me téléphone pour me prévenir, à peine suis-je rentré à Paris, je ne trouve qu’un seul mot à dire : « Déjà ! », incapable d’ajouter quoi que ce soit, tant je suis bouleversé et comme pris de court. J’étais resté très proche de ma mère et je ressens sa disparition avec une tristesse infinie.
C’est à Bity, dans les semaines suivantes, que Laurence a commencé à ne plus s’alimenter, donnant les premiers signes du mal dont elle est atteinte et qui nous sera confirmé quelque temps plus tard : une anorexie mentale dont la méningite a été le facteur déclenchant, mais dont on n’a jamais réussi à établir définitivement l’origine. Selon le professeur Jean Bernard, que nous consulterons par la suite, la maladie de Laurence serait d’origine virale. La méningite aurait détruit l’hypophyse qui ne pourra plus jamais fonctionner normalement. Mais cette maladie pourrait être liée, selon d’autres spécialistes, à la frustration que l’enfant, dès son plus jeune âge, a pu éprouver dans les rapports avec son père. N’ai-je pas été assez présent pour elle ? En a-t-elle beaucoup souffert, sans que je m’en sois suffisamment aperçu ? Ce sont des questions que je me suis inévitablement posées. Longtemps, je me suis efforcé de venir déjeuner avec elle chaque jour, quand elle a commencé ses études de médecine, pour l’entraîner à se nourrir. Mais en vain.
Laurence s’est mise peu à peu à sombrer, alternant les tentatives de suicide et les périodes d’hospitalisation. Elle a été prise en charge par un des grands psychiatres français, le professeur Louis Bertagna, qui avait soigné André Malraux et qui s’est occupé d’elle avec une patience admirable. Mais rien n’y fait là non plus. Le 18 avril 1987, alors que nous venons d’arriver en Thaïlande et qu’elle suit un stage dans le service du professeur Lejeune, Laurence se jette du quatrième étage de son logement parisien. Elle échappe à la mort miraculeusement, ce qui n’empêchera pas qu’une rumeur sordide, alimentée par on ne sait qui, se mette à circuler, selon laquelle Laurence serait en fait décédée et aurait été enterrée clandestinement.
Les lettres de condoléances ont commencé d’affluer, provenant parfois d’amis de longue date qui nous font part de leur émotion en toute bonne foi. Nous n’avons répondu à personne. Que pouvions-nous faire d’autre que de nous taire ? Démentir eût été pire que tout. Il me paraissait impensable de publier un communiqué assurant que ma fille était toujours vivante. Et puis, d’une certaine façon, ce drame ne concernait que nous, même s’il m’a aidé à prendre conscience, de manière encore plus aiguë, du désarroi des familles confrontées au handicap d’un des leurs, et rendu plus sensible, plus attentif que je ne l’étais déjà à toutes les formes de la détresse humaine.
Le 19 juillet 1979, Bernadette et moi sommes présents à l’aéroport de Roissy pour accueillir, en plein exode des boat-people, les cent quatre-vingts réfugiés vietnamiens de Poulo Bidong. Des hommes et des femmes que nous voyons débarquer en France, démunis de tout, les mains vides, sans bagages, sans papiers, sans autres vêtements que ceux qu’ils portent sur eux. En tant que maire de Paris, alors que presque personne ne se préoccupait d’eux, j’avais déjà fait affréter un avion pour leur apporter sur place des couvertures et de la nourriture, avant d’organiser leur venue chez nous et leur prise en charge dans des familles d’accueil.
C’est alors que je remarque une très jeune fille en train de pleurer, assise dans un coin. Elle paraît avoir quinze ans tout au plus. Je m’approche d’elle et lui tends un mouchoir. Elle s’appelle Anh-Dao et elle est la seule à ne savoir où aller. Bernadette s’approche à son tour et la saisit dans ses bras en essayant de la réconforter. Comme personne ne l’attend, nous convenons de l’emmener avec nous. Bernadette et moi nous occuperons d’elle comme de notre propre fille. Il en sera ainsi jusqu’à son mariage, sans que personne ou presque n’en ait jamais rien su pendant longtemps.
La maladie de sa sœur et le sentiment de ne pas avoir été assez attentif à sa propre vie ont probablement beaucoup compté dans la décision que j’ai prise, au début des années quatre-vingt-dix, de proposer à ma fille cadette, Claude, d’intégrer mon équipe de communication. Un jour où nous traversons en voiture la place de la Concorde, Claude me confie qu’elle ne souhaite pas faire carrière dans l’univers de la publicité, où elle a débuté son parcours professionnel. « Pourquoi ne viendrais-tu pas travailler avec moi ? » lui dis-je aussitôt. Elle paraît d’abord étonnée par ma suggestion, puis accepte de tenter l’expérience. C’est ainsi que notre collaboration s’est nouée, à une époque où Claude me semblait en quête d’elle-même et où j’éprouvais, de mon côté, le besoin de me retrouver. J’aspire à ce moment-là à changer d’image auprès des Français. Qui mieux qu’elle peut m’y aider ?
Vive, belle, sensible, intuitive, d’un naturel calme et réservé, mais prompte, dès qu’il le faut, à s’affirmer, Claude partage avec moi une même pudeur dans l’expression de nos sentiments et un même instinct de rébellion face à tous les conformismes — ce qui fait que nous sommes assurés de bien nous entendre… Proche des milieux parisiens, ceux du show-biz, de la mode, du cinéma, que je n’ai pas beaucoup l’habitude de fréquenter, et très au fait des évolutions de la société française, Claude ne se contente pas de me conseiller dans le choix de mes vêtements ou de certaines de mes apparitions publiques, pour faire « moins politique », plus « branché » en somme. Elle m’aide surtout à sortir du cadre trop confiné des discours politiques traditionnels, à prendre davantage conscience des nouvelles attentes de l’opinion et de l’émergence de certains problèmes, et à me faire bénéficier, à ce sujet, des relais qui sont les siens. C’est à elle que je dois, par exemple, d’avoir pu rencontrer Nicolas Hulot qui sera le premier à m’alerter sur l’urgence des questions d’environnement à l’échelle planétaire.
Contrairement à ce que j’ai souvent entendu dire concernant notre relation, le rôle de Claude n’est pas de me rassurer, même si elle peut parfois y contribuer, mais d’abord de m’éclairer sur des réalités sociales et des changements de mœurs dont je ne suis pas assez informé. C’est dire qu’elle jouera un rôle décisif dans la campagne pour l’élection présidentielle de mai 1995.
Le drame de l’exclusion et de ce que j’appellerai plus tard la « fracture sociale » est au cœur de mes préoccupations depuis la fin des années quatre-vingt. C’est dès ce moment-là que j’ai perçu la nécessité de mettre en place de nouvelles structures pour venir en aide aux plus déshérités, à un nombre croissant d’hommes et de femmes condamnés à vivre en marge de la société, « sans domicile fixe », selon une expression qui tend alors à devenir de plus en plus courante, et voués à une errance apparemment sans issue.
En 1989, la création de la carte Paris-Santé, décidée par la municipalité contre l’avis du gouvernement socialiste de l’époque, a permis à plusieurs dizaines de milliers de personnes en grande difficulté — elles seront 130000 dans la capitale en 1995 — de bénéficier d’un libre accès aux soins médicaux, la Ville prenant en charge leur inscription à la Sécurité sociale et assurant le règlement du tiers payant. Ce dispositif fera école, puisqu’il sera repris sur le plan national trois ans plus tard. En novembre 1993, je décide d’amplifier cette action de solidarité en procédant, sur les conseils de Xavier Emmanuelli et en tandem avec lui, au lancement du Samu social.
Xavier Emmanuelli, symbole de tout ce qu’un cœur humain peut porter en lui de dévouement et de générosité, est depuis 1992 responsable médical du CHAPSA, le Centre d’hébergement et d’accueil pour les personnes sans abri, fondé par l’abbé Pierre à Nanterre en 1954, après avoir été médecin de la prison de Fleury-Mérogis et l’un des initiateurs, en décembre 1971, de Médecins sans frontières avec Claude Malhuret et Bernard Kouchner. C’est dire qu’il est on ne peut mieux informé sur la montée de plus en plus inquiétante des phénomènes d’exclusion dans notre pays.
Xavier Emmanuelli a l’idée de mettre sur pied un dispositif plus efficace afin de porter secours aux nouveaux laissés-pour-compte de la société, le plus souvent privés de tout moyen de subsistance et souffrant de traumatismes et de graves problèmes de santé qui achèvent de les plonger dans un isolement inextricable. Son projet se heurte au scepticisme de la DDASS et du ministère de la Santé, comme saisis de panique à l’idée de faire sortir de l’ombre toute une population qu’ils ne savent pas comment traiter. C’est alors qu’il prend rendez-vous avec moi, à la mairie de Paris, pour venir m’en parler en octobre 1993.
Je le reçois en compagnie du délégué général aux Affaires sociales et sanitaires de la ville, Antoine Durrleman, et, après avoir libéré ma matinée, l’écoute longuement m’exposer son projet. À la fin de l’entretien, ma résolution est prise : « Toubib, lui dis-je, on y va ! L’administration nous mettra sans doute des bâtons dans les roues, mais peu importe. Ça va marcher ! » C’est ainsi qu’est né le Samu social dans la capitale, placé sous la direction de Xavier Emmanuelli et de son adjointe, Dominique Versini.
Une nuit de novembre 1993, nous sommes partis en compagnie d’infirmières et de travailleurs sociaux, à bord de véhicules banalisés, à la rencontre des premiers SDF auxquels nous pourrions proposer, si besoin, d’être pris en charge pour des traitements médicaux. La plupart se sont méfiés au premier abord, en nous voyant arriver, par crainte que nous cherchions à les convaincre de rejoindre un lieu d’hébergement. Mais il ne s’agissait pour nous, comme ils l’ont vite compris, que de leur permettre, s’ils le souhaitaient, de bénéficier des mêmes soins que tout le monde, sans atteinte à leur dignité. Ce qui m’a frappé en les voyant, c’est la jeunesse de beaucoup d’entre eux.
En février 1994, Xavier Emmanuelli me fait un premier état de la situation : « Nous attendions 8000 appels, me dit-il. Ils ont été 15000. On nous appelle de partout. Quel flot ! » À cette date, je mesure définitivement à quel point la misère et la détresse sont beaucoup plus importantes et méconnues dans notre pays qu’on ne le pense : personnes seules dans la ville, infirmes laissés à eux-mêmes, malades sans ressources, toxicomanes, enfants dépourvus de parents, immigrés mal insérés, chômeurs de longue durée, jeunes en quête d’emploi… Tous, aussi différents que puissent être leur situation, leur passé, leurs perspectives d’avenir, éprouvent la même angoisse du lendemain et partagent le même sentiment d’incertitude et d’abandon.
Combien sont-ils ? Sept millions, dit-on, qui devraient se loger, se nourrir, se vêtir et se soigner avec moins de 60 francs par jour, si les aides sociales n’existaient pas. Tous les maires sont confrontés à ces détresses qui, l’espace d’une rencontre, ont un visage, une histoire, souvent la même. Le flot des existences précaires a débordé. La certitude du lendemain est devenue un privilège. L’« insécurité sociale » est partout.
Beaucoup a été fait par l’État, par les collectivités locales, par les associations, par de simples bénévoles. Et pourtant la lèpre est toujours là et gagne du terrain. Est-ce une question de moyens financiers ? Je ne le crois pas, à en juger par l’effort consenti. Est-ce une question d’organisation ? Sans doute. Nos structures administratives, dans ce domaine, sont complexes et instables. Elles se chevauchent et se défont depuis longtemps au gré des gouvernements. Est-ce une question de mentalité ? Certainement. Il y a une indifférence instinctive devant la misère qui souvent engendre la peur et conduit à faire un détour, pour ne pas voir. Il y a de la pudeur aussi chez ceux qui n’osent rien demander ni même révéler qu’ils ont mal.
Je tire pourtant de mon expérience de maire la conviction que nous pouvons gagner cette bataille contre l’exclusion. Chaque jour, je rencontre des bénévoles, des travailleurs sociaux, des associations qui surmontent leur découragement et réussissent dans leur action. Encore faut-il parvenir à briser la spirale de l’isolement. Au centre des banlieues réputées difficiles, aux confins des départements les plus ruraux foisonnent des projets de réinsertion, montés avec cœur et intelligence. Leurs responsables me disent : « Les cas désespérés n’existent pas si l’on parie sur la dignité humaine et le respect de la personne, si l’on fait appel au cœur et notamment au cœur des jeunes. » En les écoutant, je me dis souvent que c’est avec leur foi, leur enthousiasme qu’on peut traiter l’exclusion pour ce qu’elle est, une maladie de la société, qu’il faut prévenir, puis combattre sur le terrain.
Prévenir, c’est d’abord s’attaquer au chômage, cause première de l’exclusion parce qu’il peut entraîner la perte du revenu, du logement, de l’identité, d’un but dans la vie, et qu’il est un facteur de dissolution de la cellule familiale. La valeur de l’emploi comme facteur d’intégration est irremplaçable, mais, au-delà du cas des chômeurs, on voit bien que la marginalisation guette les plus fragiles. Ceux qui n’ont pas la force ou qui n’ont pas acquis les moyens de se défendre contre l’adversité. Ceux à qui il manque les valeurs et les références auxquelles on peut se raccrocher dans le désarroi. D’où le rôle essentiel de la famille et de l’école pour apporter des repères et éviter les dérives. Tout ce qui viendra conforter ces deux institutions en crise sera un point décisif marqué contre l’exclusion.
Mais prévenir l’exclusion, c’est aussi être amené à réviser notre politique de logement, alors que la France compte, début 1994, quarante ans après les premiers appels de l’abbé Pierre, deux millions de personnes en situation d’habitation précaire. C’est enfin recréer des situations normales d’existence dans des quartiers et des banlieues peuplés de déracinés sans emploi, dépourvus de moyens et d’équipement sociaux et éducatifs, où l’insécurité s’accroît, entretenue par de petits groupes hostiles et rejetés, où les forces de l’ordre finissent par se décourager, et où se développe, tel un cancer ignoré, une économie souterraine de la drogue. En janvier 1994, j’ai été frappé par ce titre d’un grand hebdomadaire : « Le vertige suicidaire des banlieues ».
Le drame de l’exclusion est à l’origine du livre que je publie le 21 juin suivant, intitulé Une nouvelle France, et qui connaît dès sa parution un grand retentissement. Conçu dans le plus grand secret — seuls sont dans la confidence ma fille Claude, Maurice Ulrich et deux de mes collaborateurs, Jean-Pierre Denis et Christine Albanel, qui prennent part à sa rédaction, retranchés avec moi dans une villa de Montfort-l’Amaury —, l’ouvrage sera confié à une éditrice qui m’a été recommandée par le publicitaire Jean-Michel Goudard. Elle s’appelle Nicole Lattès et vient de fonder sa propre maison, NiL, une petite structure qui permettra de mieux garantir à la fois la confidentialité et l’effet de surprise que nous recherchons. C’est à Nicole Lattès, dont j’ai pu apprécier à ce moment-là le savoir-faire et l’efficacité, que je ferai appel de nouveau, en janvier 1995, pour la publication de mon deuxième livre, Une France pour tous, avant de la choisir, dix ans plus tard, pour assurer celle de mes Mémoires.
Une nouvelle France s’inspire des mêmes convictions que je défendais, en 1978, dans La Lueur de l’espérance, s’agissant non seulement du rôle fondamental de l’État, dans le maintien de la cohésion nationale et de la solidarité entre les citoyens, mais aussi de la mise en place d’une démocratie plus directe et de la nécessité de mieux concilier développement économique et intégration sociale. Mais c’est un constat plus sévère que je suis contraint de formuler quinze ans plus tard, en soulignant le divorce qui s’est peu à peu opéré entre les Français et ceux qui les gouvernent.
Une crise économique dont ils ne voient pas la fin a rompu pour beaucoup le lien de confiance qui les unissait à la société. Anxiété devant le chômage et le risque de l’exclusion, vulnérabilité devant l’évolution des techniques et l’ouverture des frontières, inquiétude devant un avenir qui remet en cause cette croyance héritée des Lumières : demain sera plus radieux qu’aujourd’hui et les fils plus heureux que leurs pères. Il ne s’agit plus de langueur, ni de malaise, mais d’une véritable déprime collective. Un mal tantôt rampant, tantôt s’exaspérant en explosions de colère quand un quartier, une profession, une génération a le sentiment de n’être ni entendu ni compris. Cette coupure entre la vie politique et les citoyens conduit une partie de nos compatriotes à vivre comme en exil à l’intérieur de la démocratie. D’autres ne voient de remèdes que dans les solutions simplistes que leur propose l’extrémisme ou le populisme.
Je préconise un nouveau contrat social, fondé sur une priorité absolue, à l’heure où cinq millions de Français se trouvent privés d’emploi : la lutte contre le chômage, avec toutes les mesures d’urgence qui doivent en découler, et le changement de mentalité qu’elle impose, comme l’esprit de reconquête qu’il s’agit à nouveau d’insuffler à notre pays en valorisant ses atouts.
Mon projet pour la France n’a rien de pessimiste ni de fataliste. Il s’appuie sur notre modèle social, qui procède à mes yeux d’un choix fondamental de justice et de solidarité. Je n’ai jamais opposé pour ma part protection sociale et initiative économique. Les deux m’ont toujours paru conciliables et répondre, de surcroît, à notre tradition républicaine. Mon action, dans ces deux domaines, depuis que j’occupe des responsabilités gouvernementales a toujours visé à tirer le meilleur parti, tout en le faisant évoluer, d’un modèle français auquel nous sommes profondément attachés et que nombre de pays nous envient. Il découle d’une longue tradition humaniste que tous ceux qui se réfèrent, comme moi, à la pensée du général de Gaulle, ont plus que jamais le devoir et la mission de poursuivre.
Durant l’été 1994, la promotion de mon livre terminée, je quitte la France à destination du Japon pour y passer, en compagnie de Bernadette, la majeure partie de nos vacances d’été, retirés dans un hôtel de montagne, à deux heures de Tokyo. Bernadette a raconté ce séjour quasi monastique dans son livre d’entretiens avec Patrick de Carolis, persuadée que de cette retraite est née ma victoire l’année suivante. J’avais besoin, en tout cas, de cette longue période de solitude et de méditation pour me préparer au combat qui allait s’engager dès mon retour à Paris.
L’emplacement, à flanc de montagne, est très beau. Le lieu, typique de ce qu’il y a de plus authentique dans l’hôtellerie japonaise — on y dort à même le sol, sur un tatami —, et la cuisine kaïsaki, comme toujours, d’un extrême raffinement. Non loin de là se trouve un musée célèbre de sculptures en plein air, où nous aimons à nous rendre à pied tous les soirs, après les grandes chaleurs du jour.
J’aime le Japon, et m’y sens parfaitement chez moi, comme en Chine. Chaque fois que j’y retourne, je retrouve les émotions de l’époque où je découvrais, au musée Guimet, la statuaire bouddhique. Moi qui ne suis guère sensible à la musique en général, j’aime à écouter celle de ce pays, comme je suis toujours émerveillé au Japon par la virtuosité de la poterie, l’harmonie des jardins, le raffinement esthétique et la sensibilité du théâtre, et fasciné par le vieux rituel des lutteurs de sumo.
Ce qui m’intéresse dans le sumo, ce n’est pas le combat lui-même, qui est une forme de lutte asiatique qu’on trouve un peu partout, en Inde ou en Chine, mais l’affrontement de deux volontés, de deux intelligences qui s’expriment essentiellement à travers le regard. Le grand moment d’un combat de sumo réside dans ces quelques instants où les deux adversaires s’observent et durant lesquels on lit véritablement dans leurs yeux toute l’intensité du monde. Je ne connais pas d’autre forme de regard plus intense que celle de deux sumotori qui s’observent avant de s’affronter. J’éprouve un grand respect pour ces hommes parce qu’il s’agit de beaux combattants, qui illustrent une tradition très ancienne, puisant ses origines dans la lutte mongole.
Ce rituel m’a beaucoup appris sur la façon d’aborder les autres pour tenter de les connaître et de les comprendre. On découvre beaucoup de choses dans un simple regard et le premier est toujours très instructif, même s’il peut être parfois trompeur. Et comme les sumotori, j’essaie d’en tirer des conclusions. Leur rituel est aussi pour moi une leçon de vie : celle qu’il ne faut jamais lâcher prise et qu’on doit se battre jusqu’au bout, jusqu’à l’instant décisif où l’on pressent comment tout va se jouer et quelle peut être l’issue du combat.
Le 26 août 1994, Paris célèbre le cinquantième anniversaire de sa libération, en présence du chef de l’État. La veille, celui-ci m’a fait savoir par l’intermédiaire de son chef de cabinet, qu’il souhaitait, après son discours, pouvoir se rendre quelques minutes avec moi dans mon bureau pour y signer le livre d’or de la ville. Ce geste n’a rien d’habituel de la part du président de la République, lors d’une telle cérémonie. Mais François Mitterrand a manifestement décidé de bousculer les usages, pour des raisons sans doute multiples et, comme toujours chez lui, quelque peu imprévisibles.
Un mois auparavant, le chef de l’État a subi une intervention chirurgicale difficile, liée au cancer qui le ronge depuis plusieurs années et dont plus personne n’ignore la réalité, ni ce qu’il peut impliquer à brève échéance. Ayant constaté l’état d’épuisement dans lequel le Président se trouvait, lors du conseil des ministres qui a suivi son opération, Édouard Balladur a cru bon d’organiser aussitôt son état-major de campagne, en prévision d’une élection présidentielle anticipée. Une interview du Premier ministre, intitulée « Ma politique étrangère » et publiée au même moment, n’a fait qu’ajouter à l’exaspération de l’Élysée, déjà perceptible depuis des mois.
S’agit-il aussi pour François Mitterrand, comme on me l’indique dans un premier temps, de monter dans mon bureau afin de se reposer quelques minutes, au terme de la cérémonie ? Toujours est-il que ce moment a été préparé avec une grande minutie depuis la veille. Si bien qu’après les prises de parole successives du maire de Paris et du chef de l’État, le Premier ministre, qui n’a aucun titre à s’exprimer ce jour-là, assistera à notre départ commun à l’intérieur de l’Hôtel de Ville, obligé de patienter, sous les yeux de quatre mille invités et devant toutes les caméras de télévision, jusqu’à notre retour un quart d’heure plus tard. Un laps de temps qui dut lui paraître interminable et dont François Mitterrand avait voulu, de toute évidence, qu’il fût interprété par l’opinion comme un camouflet.
En fait, François Mitterrand n’a pris, durant les minutes que nous avons passées ensemble, seul à seul, aucun médicament et il m’a même paru plutôt en bonne forme. Après avoir paraphé le livre d’or, comme convenu, en y apposant sa seule signature, il m’a glissé en confidence : « C’est votre tour. Vous allez être élu. »
Je ne sais s’il le pensait sincèrement à ce moment-là, mais François Mitterrand me fera adresser au cours des mois suivants plusieurs messages d’encouragement par l’intermédiaire de certains de ses lieutenants et de son conseiller, Jacques Pilhan, qui entretient alors des contacts fréquents avec ma fille Claude. J’aurai l’occasion de revoir le chef de l’État lors de diverses cérémonies officielles et nos rencontres seront toujours chaleureuses. Le 5 janvier 1995, lorsque je lui présente à l’Élysée les vœux de la mairie de Paris, nous nous isolerons de nouveau quelques minutes et le Président me confiera : « Quatorze ans de combats politiques, c’est long. Mais cela m’a permis de mieux vous connaître. »
Si mon isolement semble aller croissant au cours de l’automne 1994, les sondages restant favorables au Premier ministre au point de lui laisser penser qu’il est élu d’avance, je sais pouvoir compter, néanmoins, sur quelques appuis qui vont se révéler déterminants. À commencer par celui du secrétaire général du RPR, Alain Juppé, qui s’est imposé par ailleurs comme un des grands ministres des Affaires étrangères de la Ve République. Le 24 septembre, lors de l’université du Rassemblement qui s’est tenue à Bordeaux, Alain Juppé n’a pas fait mystère de son engagement à mes côtés, malgré les pressions de l’autre bord : « Que Jacques Chirac montre le chemin, déclare-t-il, il sait qu’alors vous serez là — et moi avec vous — pour le suivre. » Durant cette même période, grâce à Denis Tillinac, un homme de cœur qui est aussi, de longue date, un ami personnel, j’entretiens des échanges fructueux avec plusieurs intellectuels de renom, comme Régis Debray et Emmanuel Todd, qui partagent et viendront enrichir mes propres analyses sur l’état de la société française.
Le 4 novembre, j’annonce sans plus attendre ma candidature à l’élection présidentielle, lors d’un voyage de travail dans la région Nord-Pas-de-Calais, vieille terre de tradition gaulliste. Il ne s’agit pas seulement, comme les commentateurs l’écrivent aussitôt, de contraindre mon adversaire présumé à se dévoiler, mais avant tout d’engager dès à présent le dialogue que je crois nécessaire d’ouvrir avec les Français. C’est tout le sens de ma déclaration publiée dans La Voix du Nord :
« La vie politique de notre pays est polarisée depuis plusieurs mois par l’élection présidentielle, mais les Français ignorent qui sollicitera leurs suffrages et quelle sera la nature du débat. Ils déplorent les camouflages tactiques qu’ils perçoivent légitimement comme des offenses à leur civisme. Ils sont las de cette hypocrisie. Dans un climat aussi délétère, le désarroi tourne vite à l’aigreur puis au ressentiment : les pires démagogies risquent d’y prospérer. Déjà on observe la glaciation de toute initiative par le discrédit qui pèse sur l’ensemble de la classe politique. Je me refuse à contribuer à l’entretien d’un tel climat. C’est de l’avenir de la France qu’il s’agit : les Français ont le droit de savoir qui a l’ambition de le prendre en charge, dans quelles perspectives et vers quels horizons.
« Aussi, ai-je décidé de clarifier la situation en annonçant aujourd’hui que je suis candidat lors de la prochaine élection présidentielle. Le choix des électeurs sera décisif. Pourquoi brouiller leur esprit en esquivant les questions qui se posent ?
« Le système économique et social bâti, dès l’origine de la Ve République, dans l’euphorie d’une France régénérée et d’une croissance soutenue est en cours d’implosion. Le monde cherche de nouveaux équilibres, non sans appréhension. Les échanges de biens, de capitaux et d’informations se sont mondialisés, les pôles de puissance se sont déplacés, l’innovation technologique frappe de désuétude les modes de raisonnement et d’action hérités du passé. Partout s’est ouverte la plaie du chômage. Elle menace de désagréger les sociétés. Le retour attendu de la croissance ne suffira plus à résoudre le problème crucial de l’emploi. Notre pays a besoin d’une véritable politique de changement.
« Entre les risques d’une rupture qui sèmerait le désordre et le confort d’une tiédeur qui enliserait notre pays dans un déclin léthargique, la nécessité du changement s’impose à la raison. Il doit intervenir en deux phases et à des rythmes différents.
« D’abord, la bataille contre le chômage et pour l’insertion des jeunes, la lutte contre l’exclusion, la juste répartition des fruits de la croissance, appellent des réformes dans un délai de six mois après l’élection du nouveau président de la République. Nous sommes là en état d’alerte et d’urgence, le temps nous sera compté.
« Ensuite, l’adaptation des structures aux mutations profondes que connaissent l’Europe et le monde fera l’objet de réformes programmées et concertées dans les domaines de l’éducation, de la fiscalité, de la protection sociale, de l’administration et de l’environnement.
« Ainsi, l’État républicain, armé de rigueur et de cohérence, pourra-t-il relever les défis du futur. Ainsi, nos compatriotes, confortés dans leur aspiration à une éthique nouvelle, retrouveront le goût de l’effort, le sens de la créativité et la voie de l’espérance. »
Le 12 novembre, conformément à l’esprit des institutions, je quitte la présidence du RPR pour m’adresser aux Français directement. Mais il faudra encore plusieurs semaines avant que l’opinion commence à basculer en ma faveur, à tel point que, faisant campagne sur l’île de la Réunion, à la fin de l’année 1994, et constatant le peu d’enthousiasme que j’y rencontre, je confierai à Jean-Louis Debré, en plaisantant : « Si ça tourne mal, nous ouvrirons ensemble une agence de voyages. Tu la tiendras, et moi je voyagerai… »
Dans les tout premiers jours de 1995 paraît mon deuxième livre, Une France pour tous, sur la couverture duquel j’ai tenu à faire figurer un pommier comme symbole de la vitalité que je souhaite restituer à notre pays. Au-delà de mon programme de réformes dont je rappelle les grandes lignes, et du thème de la « fracture sociale » développé ici avec plus de force sous l’impulsion de Philippe Séguin, c’est mon parcours personnel, l’histoire de près d’un tiers de siècle de carrière politique et celle du changement qui s’est opéré chez moi au terme d’une longue période de recul et de réflexion, que je veux expliquer aux Français qui n’ont souvent de ce que je suis, et sans doute en grande partie par ma faute, qu’une image un peu sommaire et caricaturale :
« Dois-je l’avouer ? Je me reconnais mal dans les portraits qu’on a faits de moi, dans les jugements portés sur moi. Sans doute en suis-je responsable : je n’aime pas me répandre, ni me justifier, et ma conception de l’homme d’État récuse la théâtralité. Les médias m’auraient sûrement mieux traité si une réserve, qui me semble élémentaire, ne m’avait constamment dicté de taire mes états d’âme. On ne se refait pas.
« Mais on évolue au fil des expériences. Qu’ai-je de commun avec le jeune député de 1967, avec le Premier ministre encore jeune de 1974 ? J’ai gardé l’amour de mon pays et de la chose publique, une certaine allergie aux doctrinaires, une allergie certaine aux idéologues qui veulent du passé faire table rase. J’ai en horreur la servitude et l’injustice. Les gens simples m’inspirent une sympathie naturelle qui m’a souvent valu le reproche de préférer les lieux populaires aux salons mondains. Reproche justifié.
« Au fond, j’ai gardé toutes mes convictions : à trente ans, je pensais déjà que le but de l’action politique, en France, consistait à unir les Français autour de l’État pour qu’ils se sentent solidaires d’un grand dessein.
« C’est ma façon d’agir qui s’est infléchie. Je suis devenu moins technicien, moins formaliste, je crois plus à la volonté de réformer qu’à la déclinaison d’un chapelet de recettes. Pour reprendre une distinction chère à Régis Debray, le démocrate que j’ai toujours été est peut-être devenu plus républicain.
« Ma relation au temps s’est modifiée. Longtemps, j’ai agi vite, parce que les délais étaient brefs, et parce que je me résignais mal à l’inertie des êtres et des choses. À présent, je mesure les pesanteurs, j’en tiens compte, je fais la part de l’urgence et de la longue durée. C’est le privilège de l’âge et des épreuves. »
Lorsqu’il annonce son soutien définitif à ma candidature, le 19 janvier 1995, Philippe Séguin vise juste, sans doute, en me désignant comme un homme mûri par les épreuves qu’il a eu à vivre et à surmonter au cours des derniers mois, et « prêt » désormais pour assumer la plus haute fonction de l’État. Encore me faut-il achever d’en convaincre les Français et parvenir à sceller entre eux et moi cette « rencontre » qui seule peut déterminer leur confiance à mon égard.
Voilà pourquoi je me suis attaché à établir avec eux la relation la plus directe sur le terrain, d’homme à homme si je puis dire, et à l’abri de toute présence médiatique, en allant les voir, les écouter, leur parler jour après jour sur leurs lieux de travail, dans leurs quartiers, à leur domicile, en tête à tête ou lors de petites réunions informelles, qui m’en ont plus appris sur les difficultés auxquelles mes compatriotes sont confrontés que tous les rapports d’experts ou les analyses savantes des meilleurs sociologues.
« Où êtes-vous encore ? Vous perdez votre temps, il faut faire de la politique. Il n’y a que cela qui compte ! » s’exclame parfois, au téléphone, un des principaux organisateurs de ma campagne, ulcéré de me voir consacrer des semaines entières à visiter les coins les plus reculés du pays. Le fait est que je ne me préoccupe guère de l’agitation parisienne, ni de se qui se passe ou se trame du côté de mes concurrents, de la dernière « petite phrase » véhiculée par les uns ou de la dernière petite manœuvre fomentée par les autres. À l’exception de celle qui visera à m’atteindre, à travers mon épouse, à propos d’une affaire de vente de terrains, qui fera d’ailleurs long feu quelques jours plus tard. J’enverrai alors un messager auprès de ceux que je soupçonne d’être à l’origine d’une telle opération, pour leur signifier que je peux tout leur pardonner ou presque sur le plan politique, mais non qu’on veuille s’en prendre à ma famille, en se servant, qui plus est, des moyens de l’État pour le faire.
Le 17 février, le meeting qui rassemble plus de vingt mille personnes à la porte de Versailles marque un tournant décisif dans le déroulement de la campagne présidentielle. Il confirme en premier lieu que la grande majorité des militants gaullistes me sont restés fidèles. La défection attendue de Charles Pasqua, annoncée quelques semaines auparavant, n’y a rien changé, entraînant tout au plus le ralliement, lui-même sans surprise, de quatre parlementaires à la candidature de mon concurrent. Le mouvement qui se dessine en ma faveur a d’autant plus de force qu’il émane du peuple et dépasse les frontières de ma seule famille politique. C’est tout ce qui fait ma différence avec Édouard Balladur…
Si la question sociale est au cœur du dialogue que j’ai engagé avec les Français, je n’oublie pas que le destin de notre pays se joue aussi, et plus que jamais, sur la scène internationale. Le 16 mars, j’expose les orientations qui seront les miennes dans ce domaine, lesquelles s’inscrivent, il va sans dire, dans la droite ligne de l’enseignement du général de Gaulle.
J’ai toujours été convaincu de la place singulière que la France occupe dans le monde, en raison de son histoire, de sa langue, de sa culture, de ses valeurs. Forte de sa volonté d’indépendance, la France est un pays qui compte au regard des autres nations et dont la voix est attendue et écoutée. Dépositaire d’une vision et d’un idéal humanistes, elle a vocation à transmettre cet héritage, à exprimer une ambition qui dépasse le cercle de ses seuls intérêts.
Voilà pourquoi le Général a tenu à ce que, dans les institutions de la Ve République, le chef de l’État fût investi d’une responsabilité prééminente concernant la politique étrangère, de manière à faire prévaloir la permanence des grands intérêts de la France sur les combinaisons de circonstance.
Conduire la politique étrangère de la France signifie pour moi, à la veille du XXIe siècle, affirmer plus que jamais la personnalité spécifique de notre pays et préserver sa pleine liberté d’action. Lorsqu’il en va de ses intérêts vitaux ou de questions essentielles pour son avenir, la France doit garder la maîtrise de ses décisions. Ses choix politiques ne sauraient être dictés par quiconque. Cette attitude est la meilleure possible dans un monde devenu multipolaire depuis la fin de la guerre froide, où doit s’organiser un autre mode de relations entre les États, unis par des valeurs communes, également attachés à leur indépendance, mais conscients de la nécessité d’assumer leurs responsabilités dans le cadre d’une étroite coopération.
Lorsque le mur de Berlin est tombé, certains ont voulu croire que l’heure de la « fin de l’Histoire » avait sonné. Constatant la chute du totalitarisme et l’effondrement du modèle communiste, ils en ont aussitôt conclu que l’humanité entrait dans un nouvel âge d’or où la paix, la démocratie et la prospérité allaient triompher de manière durable et même irréversible. Cette illusion s’est vite dissipée face aux réalités du monde.
S’il est vrai qu’un mouvement puissant, depuis le début des années quatre-vingt dix, propage la démocratie sur tous les continents et que l’humanité accède peu à peu à la conscience d’une destinée qui s’inscrit dans une histoire universelle, il n’en est pas moins vrai que, très vite, le vent de l’Histoire s’est levé de nouveau, chargé d’orages et de tempêtes. Très vite, nous avons vu se déchaîner des forces destructrices qu’on pouvait croire définitivement dominées, comme celles qui ravagent des États encore fragiles. Ainsi du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie, où l’Europe retrouve le visage hideux de la barbarie. Face au monde tel qu’il est, la France doit rester fidèle à la responsabilité morale qui lui est assignée vis-à-vis des autres peuples.
Le 12 avril 1995, à onze jours du premier tour, Édouard Balladur, que je n’ai plus croisé ni revu depuis plusieurs mois, m’écrit pour me demander, de manière pressante, de débattre avec lui devant les Français, « en toute clarté », de « ce qui oppose nos convictions », en ajoutant, de manière assez cocasse, que la démocratie ne saurait se résumer « à une suite de monologues à travers la France ». Je me contenterai de décliner cette invitation à mes yeux parfaitement inopportune. Le seul débat que j’aurai le devoir d’accepter est celui qui m’opposera à mon adversaire, quel qu’il soit, dans l’hypothèse où je serai présent au second tour.
Le 23 avril, les résultats du premier tour me placent, avec 20,84 % des voix, en deuxième position derrière le candidat du Parti socialiste, Lionel Jospin, qui totalise 23,30 % des suffrages. Édouard Balladur arrive troisième, avec 18,58 % des voix. Il me fait savoir le soir même qu’il se désiste en ma faveur.
Mon score est plus étroit que prévu, mais suffisant pour espérer l’emporter. Conforté par son avance, Lionel Jospin se révélera un adversaire coriace et très déterminé. Mais à partir de 18 heures, le 7 mai 1995, les résultats ne font déjà plus de doute. À 20 heures, ma victoire est confirmée, avec 52,7 % des suffrages exprimés contre 47,3 à mon concurrent.
Enfermé dans mon bureau de la mairie de Paris, j’achève de mettre au point la déclaration que j’adresserai peu après aux Français, depuis la salle des fêtes de l’Hôtel de Ville. Du dehors me parviennent les échos de la foule immense, jeune, fervente et enthousiaste, qui est en train de déferler vers la place de la Concorde. Bernadette me rejoint, s’efforçant de maîtriser son émotion.
En moi se mêlent des sentiments inexprimables, qui sont ceux d’un homme heureux d’avoir atteint le but qu’il s’était fixé et qui doit prendre conscience, dans le même temps, d’incarner désormais l’espérance de tout un peuple et d’être en charge de son unité. Tels sont bien, à mes yeux, le rôle et la mission du chef de l’État sous la Ve République. Élu directement par le peuple, le président de la République ne doit pas s’adresser à telle ou telle fraction, mais au peuple de France tout entier. Il doit veiller à garantir la cohésion nationale, et rechercher sans cesse et dans tous les domaines ce qui peut la renforcer. Car tout doit être fait pour apaiser les tensions, dans un pays, la France, dont l’histoire montre qu’il peut être enclin aux disputes, aux antagonismes, à de brusques embrasements. Je veux être le Président d’une France unie, riche de ses différences, capable de faire vivre ensemble des femmes et des hommes de toutes origines et respectueuse de toutes ses composantes humaines.
Cette victoire, je la dédierai, ce soir-là, à la mémoire de mes parents et à tous « les patriotes simples et droits » qui ont fait de la France une nation tolérante, fraternelle, inventive et conquérante. Celle en qui je crois depuis toujours.