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3LE DILEMME ALGÉRIEN

J’ai été particulièrement sensible au problème algérien pour m’être battu dans les djebels pendant plus d’une année, du mois d’avril 1956 à juin 1957, avant d’être affecté comme fonctionnaire, deux ans plus tard, au siège du Gouvernement général, à Alger.

Les gouvernements de la IVe République ne savaient peut-être pas où ils voulaient en venir à propos de l’Algérie, mais les ordres que nous recevions sur place étaient précis. Nous les avons exécutés sans états d’âme, et mon escadron s’est bien comporté. Nous ne méritions pas d’être vaincus. D’ailleurs, nous ne l’avons pas été. Pour beaucoup d’entre nous, le plus grave est que nous avons engagé notre parole et notre honneur, en même temps que la parole et l’honneur de la France, en affirmant aux populations ralliées à notre cause que nous ne les abandonnerions jamais. Ensuite est venu le moment où il a fallu, malgré nous, et la mort dans l’âme, laisser à la merci de l’adversaire ceux qui nous avaient fait confiance et qui souvent s’étaient compromis en notre faveur. J’avais alors quitté l’Algérie, mon service militaire terminé. Pourtant, je mesurais pleinement les terribles conséquences que pouvait avoir, sur le terrain, la politique décidée par Paris. Même si la raison me conduisait à approuver l’action du général de Gaulle, je me reconnaissais plus proche sentimentalement de mes camarades qui se réclamaient de l’« Algérie française ». Je ne tenterai pas aujourd’hui de m’en excuser, en prétextant ma jeunesse ou mon inexpérience politique, car, placé dans des circonstances similaires, je crois que je ressentirais le même dilemme et le même déchirement.

En mars 1956, sorti 8e sur 118 de Saumur où j’ai effectué mon apprentissage d’officier, je suis en train d’accomplir mon service militaire en Allemagne fédérale au sein du 11e régiment de chasseurs d’Afrique, basé à Lachen, quand les événements se précipitent de l’autre côté de la Méditerrannée. Le nouveau chef du gouvernement, Guy Mollet, vient d’obtenir de l’Assemblée nationale les « pouvoirs spéciaux » pour l’Algérie, après avoir lancé en vain au FLN un appel au cessez-le-feu. Il annonce le renforcement des effectifs, portés à 500000 hommes, le rappel des classes de réservistes et l’allongement du service militaire jusqu’à vingt-sept mois.

La moitié du 11e RCA, dont mon escadron, est mobilisée. Je m’apprête donc à partir, quand j’apprends, indigné, abasourdi, que je viens d’être désigné pour rejoindre l’état-major français de Berlin, où on a besoin d’un interprète parlant la langue russe. Je déclare aussitôt à mon colonel qu’il n’est pas question pour moi d’accepter, en temps de guerre, un poste aussi confortable et protégé. Devant mon insistance, il finit par céder : « D’accord, tu pars. » On manque d’officiers en Algérie. C’est là, et nulle part ailleurs, que je peux être utile à mon pays. Il n’empêche que ma réaction est fort mal accueillie au plus haut niveau de la hiérarchie. Ne me voyant pas arriver, les autorités de Berlin ont alerté la Sécurité militaire. Je suis déjà en route pour l’Algérie, quand les gendarmes surgissent au domicile de mes parents, rue de Seine, me recherchant comme déserteur. Berlin a réclamé contre moi une « sanction exemplaire » ! Mais mon colonel prenant fait et cause en ma faveur, cette menace en restera là… Je n’en ai plus jamais entendu parler.

Mon départ précipité n’a pas seulement bousculé la décision de je ne sais quel bureau de la Défense nationale. Ma vie personnelle en est elle-même assez chahutée. C’est, en effet, peu avant de quitter la métropole que j’ai épousé Bernadette de Courcel, le 16 mars 1956, en l’église Sainte-Clotilde, à Paris. Par la force des choses, nous sommes privés de lune de miel et condamnés, à peine mariés, à une séparation de plusieurs mois. Situation qui nous coûte à l’un autant qu’à l’autre, mais plus difficile encore à supporter pour Bernadette, d’emblée confrontée à une vie de couple peu ordinaire…

J’arrive à Oran le 13 avril et prends peu après la tête d’un peloton de trente-deux hommes appartenant au 3e escadron de chasseurs d’Afrique, placé sous le commandement du capitaine Henry Péchereau, un ancien d’Indochine. Nous sommes en poste à Souk el-Arba, près de la frontière marocaine, en pleine montagne. Une zone sauvage, désertique, réduite à quelques maisons en torchis posées sur un promontoire, au sommet duquel on dispose d’une vue très large sur les oueds au sud et les plaines au nord. La mer est proche, à quatre kilomètres à vol d’oiseau, mais difficile d’accès en camion militaire, par des routes impraticables où il est devenu risqué de s’aventurer.

La région commence d’être quadrillée par les groupes de fellaghas lorsque nous y débarquons, chargés du maintien de l’ordre et de la protection des habitants. Ces derniers sont tiraillés entre leur souci de ménager le pouvoir colonial et celui de ne pas contrarier la rébellion.

Dans le Journal des marches et opérations du 6e RCA, que j’ai conservé, je retrouve, relatées dans les détails, nos missions quotidiennes à partir du mois de juillet 1956 : patrouilles de nuit aux abords du cantonnement, protection des moissons, ouverture de routes, escortes de ravitaillement, fouille des grottes, contrôle des populations… Les arrestations de suspects sont fréquentes. Elles ne cesseront de s’intensifier au fil des mois.

La plupart de ces maquisards présumés sont transférés, pour interrogatoire, au cantonnement de notre régiment, à Montagnac. Certains sont-ils torturés, comme on l’affirme de plus en plus ouvertement en métropole ? La seule chose que je puisse dire avec certitude est que je n’ai été à aucun moment témoin d’actes de ce genre dans le secteur, il est vrai très limité, où je me trouvais. Ce qui ne veut pas dire que de telles pratiques n’y aient pas existé.

Si j’ignore tout, à ce moment-là, du sort réservé aux prisonniers envoyés par hélicoptère à notre PC de Montagnac, je veille strictement, en ce qui me concerne, au respect des populations algériennes. C’est à mes yeux une question de principe, un devoir que j’impose à tous sans exception au sein de mon escadron. La cravache dont je ne me sépare jamais est le meilleur moyen de rappeler à l’ordre ceux qui, entrant dans les mechtas, seraient tentés de manquer de respect aux autochtones, les femmes en particulier, et à se laisser aller à toutes sortes de débordements. Les chefs du maquis local m’ont rendu publiquement hommage à cet égard, par la voix du président Bouteflika, lors du voyage officiel que j’ai effectué en Algérie en mars 2003. Le chef de l’État algérien me cita les extraits suivants d’un livre écrit par un ancien chef de la willaya d’Oranie : « Il y avait dans la willaya une unité qui était commandée par un dénommé Chirac et je tiens à faire l’éloge de cet officier français… Parce qu’il a toujours été d’une totale correction à l’égard des gens… »

Cela dit, les hommes placés sous mon commandement — dont une bonne partie est composée de volontaires d’origine polonaise — ont pour la plupart la tête solide et le caractère bien trempé. Pour ceux qui, comme moi, recherchent spontanément le contact avec les autres, cette expérience est humainement aussi riche que passionnante. C’est un des seuls moments de mon existence où j’ai eu véritablement le sentiment d’avoir une influence directe, immédiate, sur le cours des choses et la vie de ceux dont j’étais responsable. Il n’est pas question de politique dans notre engagement, dont nous ne cherchons d’ailleurs pas à discuter le bien-fondé, mais d’une fraternité d’armes éprouvée chaque jour au contact de la mort présente derrière chaque embuscade, chaque accrochage avec un ennemi de plus en plus offensif et insaisissable.

Un jour, mon chef de corps m’enjoint par télégramme d’aller prendre en charge un peloton de « rappelés » de la région parisienne, qui se sont mutinés au départ du train et ont saboté les voies, en criant des slogans antimilitaristes et entonnant L’Internationale. Il a fallu les embarquer de force dans les wagons puis, à Marseille, à bord d’un bateau. À leur arrivée à Alger, on a pris soin de sélectionner les meneurs pour les répartir dans des unités en opération. Une trentaine d’entre eux, « engagés » pour six mois, nous sont confiés. Je quitte donc mon piton pour aller les chercher. C’est toute une équipée car, pour couvrir les quinze kilomètres de piste nous séparant du cantonnement, il faut, au préalable, déminer la route.

Sur place, je suis confronté à des garçons furieux, hurlant des injures. Je feins de n’y prêter aucune attention et demande à mes sous-officiers de les faire grimper dans les camions. Une fois à bord, et en plein djebel, ils continuent de s’agiter. Comme la piste peut réserver des surprises, et que leur comportement finit par m’agacer, je prends la décision de les faire descendre et marcher devant les véhicules. Instantanément, je les vois se calmer, soudain plus préoccupés de leur sort immédiat que de leurs récriminations permanentes.

Nous partagerons, durant six mois, les mêmes heures sombres ou exaltantes. Plusieurs d’entre eux seront blessés, quelques-uns, hélas, seront tués. Dans l’ensemble, ces garçons ont eu une attitude irréprochable, et, leur contrat achevé, la plupart se sont réengagés pour six mois. Ce changement s’explique sans doute par le fait que leur révolte n’avait rien de vraiment profond. Ce qu’ils voulaient, à l’origine, c’était ne pas partir en Algérie. Ils n’agissaient pas au nom d’une idéologie ; ils ne cherchaient que le moyen d’échapper à une corvée. Finalement cette expérience a été aussi instructive pour eux que pour moi.

Il serait malséant de m’appesantir ici sur mes « faits d’armes », d’autant qu’ils n’ont rien eu de particulièrement héroïque. Je me bornerai à mentionner l’épisode qui m’a valu, le 4 mai 1957, d’être cité à l’ordre de la division par le général Pédron, commandant le corps d’armée d’Oran, et décoré de la croix de la Valeur militaire : « Jeune chef de peloton qui, depuis dix-huit mois, a participé à toutes les opérations de son escadron. Le 12 janvier 1957, à El Krarba (Beni Ouarsous), alors qu’un élément venait d’être pris à partie par une bande rebelle, a entraîné son peloton, malgré un feu de l’adversaire, et a mené l’assaut à la tête de ses hommes. Son action a permis l’évacuation des blessés et la récupération d’armes et de matériel. »

De cette guerre, qui fut si meurtrière, mon souvenir le plus émouvant est celui d’un jeune Musulman, âgé d’à peine quatorze ou quinze ans, mort dans mes bras après avoir sauté sur une mine, tout à côté de moi. Dans un premier temps, je crus qu’il était sorti miraculeusement indemne de l’explosion. Il ne saignait pas, ne portait aucune blessure visible. En ouvrant sa chemise, je découvris un petit trou rouge : un éclat imperceptible avait traversé sa poitrine et s’était logé dans le cœur. À un moment, il a fermé les yeux et j’ai alors senti que son corps était devenu plus lourd. Bouleversé, désemparé, j’ai tenté en vain de le ramener à la vie. Mais il était déjà trop tard…

En avril 1957, je prends, après le départ de notre capitaine et faute de remplaçant dans l’immédiat, le commandement du 3e escadron que j’assumerai jusqu’à l’arrivée de son successeur, trois mois plus tard, et à la fin de mon séjour prévu en Algérie. Je quitte l’armée avec tristesse, au point de songer quelque temps à m’engager pour de bon. De retour en métropole, je n’ai plus en tête que d’en repartir. N’était l’avis contraire de Bernadette et l’opposition catégorique du directeur de l’ENA, M. Bourdeau de Fontenay, qui me rappelle mon engagement à servir non l’armée mais l’État, sans doute aurais-je choisi le métier des armes. La carrière qui m’était apparue la plus conforme à mes aspirations…

Ce qui me frappe en rentrant d’Algérie où j’ai vécu, pendant plus d’une année, pratiquement coupé de tout, c’est l’effondrement moral, politique et administratif de notre pays, où la faillite de l’État se conjugue à l’inertie de l’opinion. Nul alors ne semble s’indigner, ni même s’étonner que, mois après mois, le gouvernement français soit obligé d’aller mendier ses fins de mois à l’étranger. Après s’être tourné vers les Américains, le voici contraint de s’adresser aux Allemands, douze ans après la Libération. Le jeu politique, sous cette IVe République finissante, s’apparente à un théâtre d’ombres où s’agitent des spectres interchangeables et désabusés. J’en arrive à me demander s’il est encore utile, et même convenable, dans ces conditions, de consacrer sa vie à servir un État qui n’est plus digne de ce nom. Cette période précédant le retour au pouvoir du général de Gaulle me marquera profondément. Elle constitue l’un des rares moments de déception et de découragement que j’ai connus au cours de mon existence.

Nos professeurs, à l’ENA, nous expliquent, démonstrations lumineuses à l’appui, que le redressement économique de la France est devenu impossible. Le déficit de la balance des paiements est considéré, par les plus éminents de nos maîtres, comme une fatalité inéluctable, tout à fait comparable à une anémie chronique, reconnue comme telle par le malade lui-même, qui s’y est résigné. Imaginer une guérison, fût-ce à longue échéance, pouvait faire douter de nos aptitudes à exercer une activité sérieuse. Le bateau coulait lentement dans le port, sous les yeux de promeneurs trop avertis et trop convaincus pour être vraiment attristés. Là-dessus, le général de Gaulle reprend les rênes du pays et Jacques Rueff lance son Plan dans la foulée. Six semaines se passent et la balance des paiements est de nouveau en équilibre. Le redressement est saisissant. J’en tire la conclusion que mieux vaut se méfier de l’opinion des théoriciens, des technocrates et des économistes. Et, depuis lors, mon jugement n’a guère changé.

Le directeur de l’ENA, l’excellent M. Bourdeau de Fontenay, qui a toujours un petit mouchoir tricolore au fond de sa poche pour essuyer une larme patriotique au coin de son œil, a été impressionné par ma prestation militaire et, du coup, il me dispense du stage en faculté de droit auquel j’aurais, normalement, dû être astreint, n’ayant jamais fait de droit. Sans autre formalité, il décide de m’affecter dans un département de province. C’est ainsi que je me suis retrouvé stagiaire à la préfecture de Grenoble.

J’y suis accueilli par le directeur de cabinet, Marcel Abel, homme merveilleux, ancien résistant, bien connu de toute la préfectorale. On le surnomme « Bibise » à cause des embrassades chaleureuses qu’il prodigue à tout va.

— Écoutez, Chirac, c’est très simple, me déclare-t-il à mon arrivée. Moi qui vous parle, j’ai fait une carrière brillante. Eh bien ! je ne doute pas que vous fassiez la même. À une condition : c’est que, comme moi, et tout de suite, et, comme je l’ai fait, vous commenciez par accepter les tâches les plus modestes. Votre premier travail sera donc de porter des plis. Vous prendrez ceux que je vous donnerai et vous les porterez à leurs destinataires administratifs.

De nature, je ne suis pas contrariant. Puisque M. Abel me prédisait une destinée comparable à la sienne, durant deux jours, j’ai donc porté des plis. Mais le troisième jour, j’ai découvert qu’en donnant la pièce à l’huissier, ce dernier s’acquittait de cette tâche au moins aussi bien que moi. Ma vocation de facteur administratif a vite tourné court.

Il fait, cet été-là, à Grenoble, une chaleur accablante. Réfugié dans un bureau exigu, oublié de tous, et surtout de mon préfet qui ne marque aucun intérêt pour ses stagiaires, j’écoute les informations à la radio, avec l’impression qu’autour de moi tout est en train de s’effondrer. Six longs mois vont s’écouler ainsi, caniculaires et fastidieux. Seul le lancement du premier Spoutnik parvient alors à me distraire quelque peu de la torpeur dans laquelle je finis par m’enliser.

Je dois cependant à cet interminable stage grenoblois ma toute première initiation aux questions agricoles. Je me lie d’amitié avec un des dirigeants syndicaux du département, Fréjus Michon, qui m’apprend beaucoup dans ce domaine. Son sens du réel, sa solidité de raisonnement m’ont été précieux au cœur de cette moiteur grenobloise et dans l’abandon résolu où me tient l’administration préfectorale. Mon rapport de stage porte sur « le développement économique de l’Isère alpestre », sujet qui ne suscite en moi aucun émerveillement particulier, mais que je me suis néanmoins efforcé de traiter de la façon la plus sérieuse. Il me vaudra la plus mauvaise note de ma promotion.

En regagnant Paris, mon stage achevé, découragé par l’expérience que je viens de vivre, je n’aspire plus de nouveau qu’à me réengager dans l’armée. Mais je suis marié et j’ai désormais une petite fille, Laurence. Je dois donc me résigner à terminer mon parcours à l’ENA.

J’y fais irruption, début 1958, à la manière d’une boule qui rase les quilles. À peine arrivé, je suis pris à la gorge par l’atmosphère étouffante qui règne au sein de l’École. Un esprit de compétition poussé jusqu’à l’exaspération entraîne les jeunes gens qui s’y trouvent à une véritable lutte au couteau pour sortir dans le rang qui leur permettra d’accéder aux grands corps de la Haute Administration : le Conseil d’État, l’Inspection des Finances ou la Cour des comptes. Il s’agit de décrocher, à tout prix, l’un de ces trois-là. Plus l’État manifeste son impuissance, et plus on se presse, plus on se bouscule pour le servir. Certains étudiants, persuadés d’avoir découvert un document intéressant dans un livre de bibliothèque, arrachent la page afin de conserver la documentation à leur seul usage. Chacun fonce, se bat avec l’impression qu’un long couloir s’ouvre devant lui, au terme duquel seuls quelques-uns parviendront à la lumière.

Secouant mon abattement, je me mets à travailler ferme et, non sans peine, réussis en juin 1959 à être seizième au classement de sortie de l’ENA. Un rang très moyen qui me donne tout de même accès à la Cour des comptes.

À cette date, grâce au général de Gaulle, servir l’État est redevenu une tâche exaltante. De Gaulle ! Avant 1958, le Général était pour moi un personnage mythologique, au même titre que Vercingétorix et Jeanne d’Arc. Une référence historique aussi haute que Richelieu ou Clemenceau. Je me faisais de lui l’idée d’un être altier, solitaire, très respectable, mais retiré de tout et naturellement inaccessible. Je n’imaginais pas qu’il puisse de nouveau jouer le moindre rôle dans les affaires du pays. Quant aux gaullistes, ils incarnaient pour moi le refus de la fatalité, l’aptitude à se lever pour dire « non ». Vertus que je jugeais plus que jamais appréciables et nécessaires. Mais si je me sens proche, en 1959, sortant de l’ENA, de ceux qui ont redressé l’État, je ne me reconnais pas pour autant de leur famille politique.

La politique, pour tout dire, demeure éloignée de mes véritables préoccupations. Et l’intérêt que je continue, même à distance, à porter au sort de l’Algérie, le sentiment de solidarité que je garde vis-à-vis de mes camarades de combat, dont certains ont donné leur vie pour la cause qu’ils avaient reçu mission de défendre, ne procèdent pas chez moi d’une réflexion politique approfondie. Mais d’une réaction instinctive, viscérale en quelque sorte, liée aux hommes en tant que tels bien plus qu’aux idées qui peuvent les animer.

Se réclamer de l’« Algérie française », quand on n’a jamais été un adepte forcené du système colonial, peut sembler à tout le moins contradictoire. Mais les raisonnements les plus solides et les mieux construits se révèlent souvent fragiles à l’épreuve des réalités, elles-mêmes si complexes et paradoxales. Je ne conteste pas le droit des Algériens à l’indépendance et n’ignore pas l’injustice du traitement qui leur est infligé. Mais je comprends aussi le désarroi, la colère même de ceux qui, enracinés dans cette terre d’Algérie depuis des générations, sont légitimement attachés au fruit de leur travail et soucieux de le préserver. Au demeurant, aboutir à un compromis entre les aspirations des deux communautés n’aurait rien eu de chimérique, si une idéologie extrémiste ne l’avait emporté, de part et d’autre, sur une vision plus pragmatique de l’avenir de l’Algérie.

En juin 1959, les élèves de la promotion « Vauban », à laquelle j’appartiens, sont envoyés en Algérie en « renfort administratif », à l’exception de ceux qui y ont déjà accompli leur service militaire. En théorie, je suis donc dispensé d’y retourner. Mais tout m’incite à me porter de nouveau volontaire pour servir en Algérie, où je repars, accompagné cette fois de Bernadette et de notre petite fille, Laurence. Affecté au Gouvernement général, j’ai pour tâche de veiller à l’application du « plan de Constantine ».

Dans l’esprit du général de Gaulle, déjà acquis à l’idée d’« autodétermination » pour le peuple algérien, ce plan est celui de la dernière chance. Il propose la mise en place d’une réforme agraire visant à une redistribution des terres au profit des agriculteurs musulmans, longtemps refusée, hélas ! par les grands propriétaires coloniaux. Telle est la mission dont se trouve particulièrement investi le directeur de l’Agriculture et des Forêts au gouvernement d’Alger, Jacques Pélissier, dont je deviens le directeur de cabinet.

Parmi mes camarades de promotion présents à Alger, je suis l’un des rares, avec Alain Chevalier et Pierre Gisserot, à croire encore à un succès possible du « plan de Constantine ». Mes amis Bernard Stasi et Jacques Friedmann se déclarent nettement plus sceptiques quant à une solution du problème algérien permettant de concilier les intérêts des deux parties en présence. Pour eux, il est déjà trop tard, les exactions, les crimes commis de part et d’autre ayant définitivement changé la donne.

Dans la dernière semaine de janvier 1960, les émeutes dites des « barricades », déclenchées par une population pied-noir qui se sent trahie et abandonnée par la métropole, marquent un tournant tragique dans les relations entre Paris et Alger. Comme beaucoup, je suis alors témoin de l’inconsistance, pour ne pas dire de la déliquescence, des autorités qui sont en charge, sur place, du respect de l’ordre et de la légalité. Le spectacle est consternant.

À l’époque, le délégué général est Paul Delouvrier et le commandant en chef, le général Challe. Un attelage superbe entre un haut fonctionnaire d’envergure et un chef authentique, estimé de ses hommes. Àla fin des années cinquante, Delouvrier avait été victime d’un grave accident de voiture qui avait nécessité qu’on lui place une pièce d’acier dans la jambe, à titre provisoire. Quand il avait été nommé délégué général, en décembre 1958, il n’avait pas eu le temps de la faire enlever. Dans les jours précédant l’insurrection algéroise, Delouvrier s’était rendu à Paris pour y être opéré. Il venait tout juste de rentrer et se déplaçait en chaussons, en s’appuyant sur deux cannes.

Lors de l’affaire des « barricades », nous assistons à une scène étonnante, lorsque Delouvrier et Challe apparaissent côte à côte. On s’attendait à voir le premier éclopé et le second altier et imposant. Or, c’est l’inverse qui se produit. Delouvrier, au prix d’un grand effort, avait enfilé des chaussures et jeté ses cannes, et il marchait, le regard net, droit comme un I. De son côté, Challe, en grand uniforme de général de l’armée de l’air, bardé de décorations chèrement gagnées, avançait, chaussé d’énormes pantoufles : une maladie de la plante des pieds en était la cause.

L’image du pouvoir incarné par ces deux hommes à Alger, l’un s’efforçant de sauver les apparences, l’autre ne dissimulant rien de son état, est alors d’autant plus pathétique que leur autorité respective, sur l’administration civile et sur l’armée, est tout aussi vacillante. Dans la fonction que j’occupe, il m’est facile de constater les débandades qui se multiplient au sein du Gouvernement général.

Les directeurs devaient être au nombre de quinze. Combien sont demeurés à leur poste ? Deux ou trois, tout au plus. Les autres se sont volatilisés. Dans la soirée du 24 janvier, jour de l’affrontement le plus sanglant entre forces de l’ordre et manifestants, on finit par retrouver l’un de ces hauts fonctionnaires parmi les plus éminents, caché, apeuré, chez un de ses amis. Les autres ont couru plus loin. Mon directeur, Jacques Pélissier, s’est révélé le plus ferme et le plus digne de tous, et peut-être le seul vraiment loyal. Son exemple m’a impressionné si fortement que je ferai appel, quatorze ans plus tard, à cet homme courageux pour diriger mon cabinet à Matignon.

La fermeté de Jacques Pélissier est pour moi riche d’enseignements. Elle m’éclaire sur l’attitude qui doit être celle, en toute circonstance, d’un serviteur de l’État. Si bien que je me rallie, dans les jours suivants, à l’initiative prise par Jacques Friedmann et Bernard Stasi, en réaction à la couardise manifestée au plus haut niveau de l’Administration, de faire signer une déclaration d’allégeance au général de Gaulle, qui s’est imposé dans ces circonstances comme le seul garant de l’intégrité et de la dignité de l’État. Ceci ne m’empêche pas, sur le plan personnel, de conserver de la sympathie à l’égard de mes amis restés attachés jusqu’au bout à l’espoir, devenu désormais illusoire, de préserver une Algérie française. Certains en toute bonne foi, mais piégés tant par le climat trop passionnel qui régne de tous côtés à Alger que par la stratégie souvent tortueuse, ambiguë, d’un pouvoir métropolitain impatient, à juste titre, d’extirper la France d’un bourbier devenu inextricable.

De retour en métropole en avril 1960, alors que le général de Gaulle, par sa poigne et son éloquence, a remporté une première victoire sur la sédition, j’entre en tant qu’auditeur à la Cour des comptes. Nostalgique des heures somme toute exaltantes que j’ai vécues en Algérie, je n’en ai pas moins acquis la conviction que la seule issue possible au drame qui s’y joue réside dans la reconnaissance du droit des Algériens à assumer leur propre destin. Tel est le sens de l’Histoire, pour eux comme pour la France.

Comment ne pas être choqué cependant, à l’heure du bilan, par le sort effroyable infligé à beaucoup de ceux qui furent nos compagnons d’armes, les harkis, humiliés, massacrés, pour avoir été indéfectiblement fidèles à notre cause ? Les souffrances, les atrocités auront été, certes, innombrables de part et d’autre. Mais celles subies par les harkis restés en Algérie après la cessation des hostilités ne sauraient être davantage oubliées. C’est un devoir de mémoire. Je me suis efforcé par la suite de toujours le respecter.