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Songeant aux années pleines et riches que j’ai connues, je ressens la dureté des choses mortes, des solitudes que la vie amoncelle, le poids de devoir faire face seul à sa destinée. Il est plus doux d’être guidé, de recevoir l’impulsion et l’élan, de se reposer sur l’expérience, la confiance et l’amitié. J’ai eu cette chance pendant plus de dix ans, jusqu’à la disparition de Georges Pompidou. Je ne serais pas tout à fait celui que je suis devenu si la vie ne m’avait réservé la grâce d’une rencontre qui m’a enrichi et révélé à moi-même. Plus encore qu’un père spirituel, Georges Pompidou a représenté pour moi un modèle. Une référence supérieure qui n’a cessé de m’inspirer quand je me suis trouvé, à mon tour, confronté à l’exercice du pouvoir.
Rares, parmi les hommes politiques, sont ceux qui savent se dégager de leur ambition personnelle et se contraindre jusqu’à incarner l’âme et la destinée de la nation. Georges Pompidou a été de ceux-là. En travaillant à ses côtés à partir de 1962, je suis devenu, si je puis dire, le témoin direct de cette mutation essentielle qui allait faire de lui le successeur du général de Gaulle à la présidence de la République.
À l’origine, Georges Pompidou ne souhaitait pas s’engager dans la vie politique. Le poste de Premier ministre, il l’avait dans un premier temps refusé, en 1958, quand le Général le lui avait proposé. La seconde fois, il lui était apparu inconvenant de décliner cet honneur que de Gaulle lui accordait. Pour lui, cette charge s’inscrivait à l’opposé même de ses projets de carrière dans lesquels la part consacrée à la vie familiale devait rester primordiale. Elle l’éloignait aussi de cette liberté, un peu anarchisante, qu’il aimait à préserver, tout en sachant s’en protéger par un solide bon sens chez lui inaliénable.
Quand il a accepté d’entrer à Matignon, en 1962, succédant à Michel Debré, Georges Pompidou avait pesé tout cela. En réalité, il avait déjà prouvé ses qualités d’homme d’État. Mais, à l’époque, seul le Général en avait pris conscience, qui l’avait jugé comme tel lors des négociations secrètes avec le FLN dont il l’avait chargé. Le Général le regardait agir. Il l’observait. Il le « choisissait » lentement. Les propriétaires de ganaderias font de même, durant les journées de pacage, pour sélectionner les toros bravos. Mais ce n’était pas encore l’épreuve de l’arène. Pour Georges Pompidou, celle-ci est venue lors de la grève des mineurs, en 1963.
Cette grève l’a surpris peu après sa nomination à la tête du gouvernement. Deux ans plus tard, mieux préparé, l’expérience aidant, sans doute l’eût-elle moins ébranlé. Ce fut pour lui comme un rite de passage. Le début du sacrifice permanent qu’il s’est imposé pour accéder un jour à la magistrature suprême. Il en a payé le prix par les coups qu’il a reçus et dont quelques-uns l’ont profondément meurtri. Je pense aux décisions graves qu’il a été amené à prendre — l’exercice du droit de grâce étant de toutes la plus cruelle — et à certaines ingratitudes, contraires à son tempérament, dont il lui a fallu faire preuve dans l’intérêt de l’État. Ce prix, Georges Pompidou l’a aussi payé quand on s’est attaqué, de la façon la plus ignoble, à l’être qu’il aimait plus que tout autre. Et en voyant se dénaturer alors, au creuset des nécessités politiques, l’amitié, l’affection, la dévotion qu’il avait toujours manifestées à l’égard du général de Gaulle. À la fin du parcours commun, ni l’un ni l’autre n’étaient tout à fait les mêmes qu’à l’origine, et leurs rapports s’en sont ressentis. À un moment donné, le pouvoir exige de tout homme d’État qu’il sache, comme le disait Richelieu à Louis XIII, renoncer aux « sentiments des particuliers » et se mutiler, s’amputer d’une part de soi-même.
Georges Pompidou a compté pour moi, sur le plan personnel et celui de ma formation politique, plus que le Général parce que je l’ai mieux connu. L’homme était exceptionnellement cultivé, d’une intégrité morale et d’une exigence intellectuelle hors du commun. À mes yeux, il symbolisait la France aussi bien que de Gaulle, l’idée qu’ils s’en faisaient l’un et l’autre n’ayant d’ailleurs rien, selon moi, d’incompatible. Celle de Georges Pompidou était sans doute plus concrète, plus immédiate, plus charnelle, tout imprégnée de valeurs paysannes, à la fois profondément ancrée dans la tradition et foncièrement ouverte à la modernité sous toutes ses formes.
Fils de cette belle terre d’Auvergne, Georges Pompidou connaissait admirablement les Français. Avec leurs forces et leurs faiblesses. Leurs habitudes et leurs contradictions. Leur goût de la division et leurs élans sublimes. L’homme de lettres, familier des classiques, amoureux de poésie, qui connaît par cœur et récite pour lui-même des vers de Villon, de Baudelaire, d’Apollinaire, va faire de la transformation économique, industrielle, urbaine et sociale de la France son sujet, sa cause, sa grande aventure. Mais cet être généreux, attentif aux siens comme aux autres, toujours enclin à partager ses curiosités, ses découvertes et ses émerveillements, aura aussi à cœur de réconcilier l’Art et la Cité. Il pressent, tout comme Malraux, que notre société, trop individualisée, société froide des techniques triomphantes, aura besoin tôt ou tard de retrouver cette connaissance des âmes que seuls peuvent offrir l’art et la culture. Il comprend que la recherche du seul bien-être matériel ne saurait tenir lieu de projet politique. Rappelons-nous ce qu’il écrit dans son livre, Le Nœud gordien : « Le confort de vie généralisé comporte en lui-même une sorte de désespérance, en tout cas d’insatisfaction. Là est, sans doute, la vraie partie que joue le monde moderne. » On ne saurait être plus visionnaire.
S’il est un aspect de la personnalité de Georges Pompidou et de ses qualités d’homme d’État qui me touche plus encore que tout autre, c’est précisément le regard d’humaniste qu’il portait sur le monde. Un regard soucieux d’appréhender la diversité des cultures, curieux de l’entrecroisement croissant, du métissage inévitable et salutaire des sociétés contemporaines. Ce Français de pure souche, natif de Montboudif, fils d’instituteurs de la IIIe République, aura su préparer notre pays aux défis de la mondialisation et à ceux de la difficile mais nécessaire construction européenne. À qui lui reprochait de trop se consacrer à l’action diplomatique, Georges Pompidou faisait remarquer, avec une assurance toujours empreinte de clairvoyance, que les difficultés intérieures trouvaient de plus en plus souvent leurs solutions à l’échelon international, que l’on ne pouvait plus imaginer de paix sans sécurité collective, ni de progrès économique et social en dehors de l’Europe, même si la France devait rester maîtresse de son destin et confiante dans la richesse et l’étendue de ses propres ressources.
L’homme passait pour secret, madré, un peu roublard — ce qu’il était en partie. Mais c’étaient d’abord son intelligence, sa culture, sa compétence qui lui conféraient une indiscutable autorité et imposaient le respect. Non sans émotion, je revois ses sourcils en bataille, son regard pénétrant et scrutateur, profondément bienveillant ; son sourire perspicace, plein d’humour et de malice ; sa voix au timbre grave, belle, rocailleuse et chaleureuse ; sa silhouette puissante et élégante à la fois, se détachant dans la lumière du soir, derrière sa table de travail, tandis qu’il consignait instructions et réflexions.
D’un naturel réservé, peu porté aux effusions, rebelle aux confidences et ennemi de tout effet ostentatoire, Georges Pompidou n’entretenait pas avec ses collaborateurs des liens de grande proximité. Quels que soient les sentiments d’affection ou d’admiration que je nourrissais à son égard, je me savais tenu à ne pas trop les exprimer. La pudeur était de règle. Jamais nos relations n’ont été véritablement intimes, car ce n’était pas son genre. J’écoutais, j’enregistrais ce qu’il me disait lors des séances de travail qui se tenaient dans son bureau ou à l’occasion des déplacements que nous effectuions ensemble en voiture, quand il me demandait de l’accompagner. Mais, d’une certaine façon, je me sentais plus libre avec le général de Gaulle. Je me souviens du Général m’interrogeant à l’Élysée, peu avant le référendum perdu d’avril 1969 : « Qu’est-ce qu’on dit dans votre circonscription ? — Vous savez, c’est une circonscription plutôt à gauche. Je crains, mon Général, que les résultats ne soient pas très bons. » Je n’aurais pas osé répondre en ces termes à Georges Pompidou.
C’est à mon ancien camarade de Sciences-Po, Gérard Belorgey, que je dois d’être entré à Matignon en décembre 1962, peu après la naissance de ma deuxième fille, Claude. Chargé, au secrétariat général du gouvernement, de superviser les textes dits de « défense des institutions républicaines », autrement dit anti-OAS, Belorgey a la responsabilité, en outre, de dresser les procès-verbaux des conseils interministériels. Comprenant que je me morfonds à la Cour des comptes depuis mon retour d’Algérie, il me propose de me confier cette dernière tâche.
Il s’en est fallu de peu, pourtant, que mon destin prenne une tout autre direction, sans doute définitive. La compagnie Total venait, de son côté, de m’offrir la direction de sa filiale canadienne. L’apprenant, ma mère avait aussitôt supplié Bernadette de faire en sorte que je renonce à quitter la France. Je serais sans doute parti si une autre opportunité ne s’était présentée dans le même temps…
J’accepte sans hésiter la proposition de Belorgey. Et c’est ainsi que, pendant trois ou quatre mois, j’assisterai, sans rien dire, aux réunions d’arbitrage entre collaborateurs du chef du gouvernement et ceux de ses ministres, dont je rédige le compte rendu. Ce dernier se doit d’être non seulement exact, mais le plus bref et le plus précis possible. Excellente préparation à l’exercice ultérieur du pouvoir politique.
Affecté, dans un premier temps, au secrétariat général du gouvernement, je suis reçu par le responsable des affaires économiques, Jacques-Henri Bujard, qui me déclare, plaisantant à moitié : « Chirac, ne vous imaginez pas que vous allez vous installer dans mon bureau et occuper ma place. » Il ne croit pas si bien dire. Six mois plus tard, les services de Matignon ayant été réorganisés, c’est dans ce même bureau que je me trouverai installé, devenu membre du cabinet du Premier ministre à l’instigation conjointe de deux de ses collaborateurs, Pierre Lelong et René Montjoie, futur commissaire au Plan. Ce dernier m’a signalé à l’attention de François-Xavier Ortoli, le directeur de cabinet de Georges Pompidou, lequel m’a offert d’intégrer son équipe au rang le plus modeste : chargé de mission. Je m’y occuperai des questions aéronautiques, de l’aménagement du territoire et de la construction.
François-Xavier Ortoli est l’archétype même du grand serviteur de l’État. Un homme d’une haute qualité morale et intellectuelle, apte à prendre les décisions qui s’imposent, tout en se gardant soigneusement de céder à des impulsions qu’il juge trop hardies ou déraisonnables. Un jour de décembre 1962, il me demande de venir à dix-huit heures pour être présenté au Premier ministre. J’entre avec lui dans le bureau de Georges Pompidou, en train de signer son courrier. La pièce est à peine éclairée. Plongé dans ses parapheurs, le Premier ministre ne réagit pas à notre arrivée. Il continue de travailler, silencieux, sans même nous concéder un regard. Embarrassé, un peu anxieux, je ne sais trop ce qu’il convient de dire ou de faire. Un moment, Georges Pompidou lève la tête, puis la rabaisse aussitôt. « Monsieur le Premier ministre, lui dit Ortoli, je voulais vous présenter Jacques Chirac, un nouveau membre de votre cabinet qui vient de la Cour des comptes. Il est très bon », ajoute-t-il. Et Georges Pompidou de répondre, sans me prêter plus d’attention : « J’espère bien. S’il n’était pas très bon, je pense que vous ne l’auriez pas pris. » Comprenant que ce premier contact n’ira pas plus loin, Ortoli me fait alors un signe et nous nous retirons.
À Matignon, prompt à me saisir des dossiers et à régler les problèmes sans craindre de bousculer une administration souvent empêtrée dans son formalisme, j’hérite vite d’une réputation de « bulldozer ». C’en est assez pour devenir suspect, du même coup, de ne jamais prendre le temps de réfléchir, d’ignorer le doute ou d’être étranger aux nuances. Bref, caricaturé sous les traits d’un fonceur un peu sommaire et superficiel. Mais seul m’importe d’être fidèle à l’idée que je me fais du service de l’État. Idée où l’esprit d’abnégation doit aller de pair, selon moi, avec l’exigence d’efficacité.
C’est au cours des cinq années passées à Matignon, dans l’ombre de Georges Pompidou, que j’ai accompli mon apprentissage du pouvoir. L’entourage du Premier ministre ne manque pas de personnages éminents, tous susceptibles de laisser une empreinte sur le simple chargé de mission que je resterai jusqu’à mon entrée directe en politique.
L’homme fort du cabinet est sans conteste Olivier Guichard, gaulliste historique en même temps que fervent pompidolien, fidélités qu’il ne juge pas inconciliables. Il fait partie, avec Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas, Roger Frey, Pierre Lefranc et Jacques Foccart, de cette confrérie toute-puissante et exclusive qu’on appelle les « barons ». L’homme, sous ses apparences un peu nonchalantes, est d’une intelligence supérieure. Son jugement sur ses semblables peut être acéré, et sa vision des choses se révéler d’une grande acuité. Plus je l’ai connu, plus je l’ai estimé. Mais je ne serai jamais pour autant de ses intimes ni proche de sa sphère d’influence. Celle où je tends de plus en plus à me situer gravite autour d’un conseiller dont beaucoup sous-estiment alors le caractère comme l’aptitude à se faire entendre et s’imposer. Il s’appelle Pierre Juillet.
Par son allure, son style, sa façon d’être, ce grand solitaire, intuitif, secret et ombrageux, a tout de l’éminence grise. La mine un peu austère, le regard perçant, économe de ses mots comme de ses effets vestimentaires, il cultive des airs de père Joseph. Mais ce qui me frappe chez lui, par-delà son goût des stratégies occultes, c’est la haute idée, intransigeante et quasi mystique, qu’il se fait de la France. Pour Pierre Juillet, la France incarne quelque chose de sacré, dont seul de Gaulle a su prendre la mesure. Il voue à l’une et l’autre une dévotion absolue. Servir la France et le Général, telle est son unique ambition, presque sa raison de vivre. Il le fait à sa manière, non comme ministre, ce qu’il aurait pu être s’il l’avait souhaité, mais en tant qu’inspirateur. Nul doute qu’il aime à « tirer les ficelles », comme on dit, et qu’il y excelle. Un rôle dans lequel il deviendra vite indissociable de sa future adjointe, Marie-France Garaud. Mais ce n’est pas son art de la manœuvre qui m’impressionne, lorsque je fais sa connaissance, mais sa finesse de jugement, sa compétence, son sens inné de la politique. Son audience ne va cesser de croître auprès de Georges Pompidou, au point d’éclipser peu à peu celle d’Olivier Guichard. En janvier 1966, le remplacement de François-Xavier Ortoli, protégé de Guichard, par Michel Jobert, à la tête du cabinet du Premier ministre, achèvera de confirmer l’influence prédominante acquise par Pierre Juillet.
Son magistère s’exerce sur moi avec d’autant plus de facilité que j’ai encore tout à apprendre en matière politique. Pierre Juillet a tout de suite compris en me voyant que mon expérience était on ne peut plus modeste et qu’il lui fallait la renforcer. J’ai été formé par ses conseils et son exemple. Il ne m’a pas appris la politique comme on apprend une langue étrangère — il n’existe ni méthode ni mode d’emploi dans ce domaine —, mais en me faisant part au jour le jour de ses réflexions concernant aussi bien la vie du gouvernement que les problèmes de la France, son histoire et la façon de traiter les difficultés auxquelles elle était confrontée. Foncièrement conservateur et par certains côtés archaïque, il enseigne au jeune technocrate les valeurs essentielles à défendre et préserver : le culte de la grandeur nationale, en premier lieu. Je deviens pour lui une sorte de disciple qu’il entend façonner à son image et dont il entreprend d’organiser le destin politique. Lorsque je serai nommé secrétaire d’État à l’Emploi, en 1967, Georges Pompidou me confiera : « C’est le Général qui l’a souhaité. » Mais, si tel est le cas, probablement est-ce Pierre Juillet qui m’a signalé au Général en lui glissant : « Il y a un type, là, qui peut être éventuellement utile… »
Paradoxalement, la protection de Pierre Juillet ne me vaut, à Matignon, au sein du cabinet du Premier ministre, aucune promotion particulière, comme si je n’avais pas vocation pour lui à mener une carrière administrative. Je quitterai mes fonctions en 1967 à l’échelon qui était le mien à mon arrivée cinq ans auparavant : celui d’un simple chargé de mission, alors que tous les autres membres du cabinet ont réussi à se faire nommer, entre-temps, conseillers techniques. Accéder à ce grade a été l’idée fixe de la plupart d’entre eux. On finit toujours par promouvoir, dans toute hiérarchie de cet ordre, ceux qui crient le plus fort. Si je ne suis pas devenu conseiller technique, c’est tout simplement parce que je ne l’ai pas demandé et ne m’en suis jamais vraiment soucié.
Je me passionne davantage pour les dossiers qui me sont confiés, ceux surtout concernant l’aéronautique, et particulièrement la construction du Concorde dont je me ferai d’emblée le défenseur. Lorsque, en 1966, les travaillistes arrivés au pouvoir en Angleterre décident d’interrompre sur-le-champ les deux grands projets franco-britanniques lancés par leurs prédécesseurs, le Concorde et le tunnel sous la Manche, je fais partie de ceux, plutôt rares il faut bien le dire, qui plaident à Matignon pour que la France n’y renonce pas à son tour. Contre l’avis du ministère des Finances, alerté par le coût de ces deux opérations et partisan de les abandonner l’une et l’autre, je me bats à mon niveau pour qu’elles soient maintenues, convaincu de leur intérêt industriel et économique. Nous consacrons alors beaucoup d’énergie à persuader les agents de l’État et les acteurs de l’économie que la France peut produire des avions, des trains, des missiles, de l’électronique, des molécules, et les vendre, tant ils doutent que nous puissions rattraper notre retard en matière d’autoroute et de télécommunications.
En mars 1969, le général de Gaulle me demandera de représenter le gouvernement à Toulouse, lors du premier vol du Concorde, avec André Turcat aux commandes. À mon retour à Paris, le Général m’invitera à déjeuner pour recueillir mes impressions, aussi fier et enthousiaste que je l’étais à l’idée que la France ait su mener à bien, envers et contre tous, une réalisation de cette ampleur.
Sans appartenir au premier cercle des collaborateurs du Premier ministre, je ne manque pas d’occasions de le côtoyer, malgré la distance qu’il entend préserver vis-à-vis de son entourage. Si, comme je l’ai dit, Georges Pompidou évite toute familiarité dans les rapports qu’il entretient avec ses conseillers, c’est qu’il tient avant tout à responsabiliser chacun d’eux, à leur laisser une certaine liberté d’initiative pour mieux s’assurer de leur capacité, le moment venu, à répondre de leurs actes.
Cette volonté de déléguer n’empêche pas qu’il suive lui-même de près les affaires de l’État. Je m’en rends compte chaque fois que j’ai l’opportunité de l’accompagner lors de manifestations qui relèvent de mon champ de compétences, comme le Salon aéronautique du Bourget. Malgré le soin que je prends à m’informer dans le détail des caractéristiques de chaque nouvel avion exposé, je m’aperçois vite qu’il en sait autant que moi, si ce n’est plus, à leur sujet.
Nous n’avons jamais eu besoin, Georges Pompidou et moi, de longs échanges pour nous comprendre. L’entente qui s’est établie peu à peu entre nous, au fil des années, doit sans doute beaucoup à nos origines proches : lui, l’Auvergne, moi, la Corrèze. Nous sommes issus du même terroir, modelés par une même fibre rurale et provinciale. Tous deux formés à l’école laïque et attachés à ses valeurs. Et tous deux amateurs de bonne chère et férus de poésie.
Georges Pompidou évitait le plus possible de mêler ses collaborateurs aux cercles de ses amitiés parisiennes. Si bien que Bernadette et moi n’avons été invités qu’à cinq ou six reprises à l’un de ces dîners mondains, très prisés du Tout-Paris, qui se tenaient souvent à Matignon. On y croisait aussi bien Pierre Cardin, Pierre Boulez, Guy Béart, Françoise Sagan et Maria Callas que Guy et Marie-Hélène de Rothschild, Hélène Rochas ou Édouard et Jacqueline de Ribes. Ce fut aussi pour nous l’occasion de mieux connaître et d’apprécier cette femme d’exception qu’était Claude Pompidou. Grande, belle, distinguée, toujours d’une extrême élégance, passionnée de mode comme de toutes les formes de la création contemporaine, elle n’aimait à évoluer que dans un seul univers, celui des artistes, des peintres, des écrivains, des grands couturiers, qu’elle préférait de loin au monde de la politique.
Ce monde-là, qu’elle n’a jamais aimé, et où Georges Pompidou lui-même semblait parfois s’être aventuré à contrecœur, c’est à Matignon que j’ai commencé, pour ma part, de le découvrir et de le fréquenter. Mais il faudra, comme je l’ai dit, toute l’insistance du Premier ministre pour m’inciter à y entrer pleinement à mon tour, en 1967. Mes fonctions me conduisent tout naturellement à rencontrer la plupart des ministres qui comptent à cette époque. Celui que je côtoie le plus fréquemment est sans doute André Malraux.
J’ai été partie prenante d’une des grandes décisions de son ministère : la création, en janvier 1963, de l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France. En tant que jeune auditeur de la Cour des comptes, ma première mission a été, en effet, de préparer cette réforme, capitale pour rendre la culture accessible à tous et sauver les monuments menacés, au sein de la commission culturelle du IVe Plan présidée par le professeur André Chastel. J’en ai été le rapporteur et l’une des principales chevilles ouvrières. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’André Malraux.
Nous déjeunions régulièrement en tête à tête chez Lasserre, son restaurant favori, où nos échanges sur l’art asiatique, qu’il affirmait bien connaître, se terminaient le plus souvent par des éclats de voix de part et d’autre. Je n’hésitais pas à lui reprocher les trafics d’œuvres d’art auxquels il s’était livré dans sa jeunesse, en Indochine, contestant par là même la compétence esthétique qu’il s’attribuait. Mes critiques l’exaspéraient, le plongeaient dans une colère à peine contenue, sans qu’il mît fin pour autant à nos discussions. Mais si je ne parvenais pas à prendre au sérieux son Musée imaginaire, je ne pouvais qu’être fasciné par ce personnage dont sans le vouloir j’imitais les tics les jours où je l’avais rencontré. Et admiratif de l’auteur de La Condition humaine, de son engagement politique contre le fascisme et le système colonial, comme de son sens de la justice et de la fraternité.
À travers les fulgurances de son génie, l’Histoire devenait mythe et l’action politique une épopée lyrique. La mèche sur l’œil, le front bombé, la main nerveuse, le débit saccadé, Malraux brassait les idées, les mots, les images à la manière d’un enchanteur, éblouissant de virtuosité sans être jamais tout à fait dupe de l’effet qu’il recherchait et manquait rarement de produire. C’est ainsi qu’il me brossait de la guerre d’Espagne un tableau à la fois apocalyptique et enivrant, fait de raccourcis percutants, de métaphores brusques et saisissantes, où le sublime le disputait sans cesse au paradoxe.
C’est à André Malraux que je dois un de mes tout premiers souvenirs de réunions politiques, inoubliable il va sans dire. Je travaillais encore à l’époque au cabinet de Georges Pompidou et Malraux m’avait entraîné, à l’occasion de je ne sais quelle élection, à Saint-Denis, où se tenait un meeting, qu’il présidait, de soutien au candidat de la majorité.
Quatre à cinq mille personnes se pressent dans la salle, dont une majorité de communistes débarqués par trains entiers, qui ont pris possession des lieux avant notre arrivée. Alertés par le préfet, nous nous demandons s’il ne vaut pas mieux rebrousser chemin. Malraux répond : « On y va ! » Nous débarquons sous les huées. Comme si de rien n’était, Malraux monte à la tribune, incapable de se faire entendre. Soudain se produit quelque chose d’insolite, assez fréquent, comme je le vérifierai plus tard, dans des manifestations de ce type : un instant de silence tout à fait fortuit et quasi miraculeux. Comédien de génie, Malraux s’empare aussitôt de ces fractions de seconde pour lancer dans le micro, d’une voix de tonnerre : « Je vous vois bien… J’étais sur le Guadalquivir, je vous ai attendus et je ne vous ai pas vus venir… » Stupeur des communistes qui, pris de court, se demandent, sans bien comprendre, pourquoi ils n’ont pas été, en effet, « sur le Guadalquivir ». Dans la foulée, Malraux a pu prononcer son discours, toujours chahuté, mais à un niveau moindre, par une salle encore déconcertée.
Ce jour-là, j’ai mieux compris, grâce à Malraux, tout ce qu’il peut y avoir aussi de romanesque dans l’aventure politique.