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En janvier 1965, j’apprends par un coup de téléphone du sous-préfet de Brive-la-Gaillarde ma candidature aux élections municipales de Sainte-Féréole. « Vous n’êtes pas au courant ? s’étonne-t-il. Vous êtes présent sur la liste du Rassemblement républicain. Il n’y en a pas d’autres. Vous êtes sûr d’être élu. » J’appelle aussitôt le maire radical-socialiste de la commune, M. Uminski, d’origine polonaise, mais tout ce qu’il y a de plus corrézien. Manquant d’un conseiller municipal pour boucler sa liste, il assure m’avoir sollicité par écrit. « Tu ne m’as pas répondu, me dit-il. J’en ai conclu que tu étais d’accord. » En réalité, je n’ai jamais reçu sa lettre. Mais qu’importe, puisque l’affaire est lancée… Et c’est ainsi que j’ai fait mes tout débuts en politique : à mon insu ou presque.
Cette première élection n’aura pas de conséquence directe sur la carrière que j’entamerai, sur ordre, deux ans plus tard. La circonscription de Brive étant détenue, depuis 1962, par un gaulliste bon teint, Jean Charbonnel, je n’ai aucune raison de chercher à m’y implanter. Ma présence, à partir de novembre 1964, au sein de la Commission du développement économique et social du Limousin, la CODER, préfiguration des conseils régionaux, va se révéler plus utile pour l’avenir. Pierre Juillet est à l’origine de ma nomination. Ancien responsable du RPF pour le Limousin, sa terre natale, il échafaude alors toute une stratégie pour tenter de conquérir, lors des prochaines élections législatives, ce bastion de gauche réputé imprenable. La CODER lui sert à préparer l’entrée en lice de quelques « jeunes loups » pompidoliens, comme Bernard Pons, Pierre Mazeaud et moi-même. Voilà pourquoi, à la différence du Premier ministre, il m’encouragera d’emblée à me présenter en Corrèze, fût-ce dans la circonscription la plus improbable pour un candidat de la majorité. Celle d’Ussel, fief radical-socialiste dans un département à fort ancrage communiste.
À peine ai-je obtenu de Georges Pompidou son accord de principe — « Vous pouvez toujours essayer » —, je pars au combat. La politique n’est pas la guerre, mais elle lui ressemble. J’y prends goût, comme j’ai aimé ma trop brève expérience de soldat en Algérie. Je quitte Matignon chaque vendredi, en fin d’après-midi, roulant à vive allure une partie de la nuit, à bord d’une 403 hors d’âge. Après avoir dormi deux ou trois heures à mon arrivée à Ussel dans le petit appartement HLM que j’ai loué non loin de la gare, et qui me sert aussi de permanence électorale, je commence à recevoir tous ceux qui, souhaitant le plus souvent me demander un service, font déjà la queue dans l’escalier. Puis je retourne sur le terrain, souvent accompagné de Bernadette qui, de son côté, fait activement campagne auprès des Corréziens.
Mes chances de succès sont à première vue très fragiles. D’autant que je ne possède encore aucun véritable réseau politique, en dehors d’une petite escouade de militants gaullistes, eux-mêmes dubitatifs quant à mes possibilités de l’emporter.
Parmi le peu d’atouts dont je dispose dans cet arrondissement plutôt hostile au gouvernement, l’un des meilleurs, paradoxalement, est le fait d’appartenir au cabinet du Premier ministre. Il faut dire que la haute Corrèze demeure à cette date une des zones les plus sous-développées de France. Son retard économique est considérable. Tout ou presque reste à faire en matière d’aménagement rural et de désenclavement. La haute Corrèze manque de tout, de routes, d’écoles, de téléphones. Et nombre de jeunes cherchent à s’expatrier, faute d’y trouver un emploi. Dans une région aussi manifestement délaissée par l’État, j’apparais aux électeurs, même les moins favorables, mieux placé que quiconque pour mobiliser les pouvoirs publics, apporter aux maires les subventions qui font défaut à leur commune, secourir les agriculteurs, répondre aux attentes des familles. Un coup de fil immédiat au ministre concerné me permet parfois d’obtenir gain de cause dans les heures ou les jours qui suivent.
Je m’attache, dès le début de la campagne, à privilégier le contact direct, personnalisé, sur les considérations partisanes. J’entreprends de rencontrer, un à un, tous les électeurs sans distinction. Mon premier souci est de les connaître individuellement, de sonder leur état d’esprit, d’écouter leurs doléances, aussitôt enregistrées sur un petit dictaphone pour être prises en compte et si possible satisfaites dès mon retour à Paris. Les communistes locaux se montrent souvent surpris que je ne manifeste aucun ostracisme à leur égard. Ils apprécient cette marque d’attention dont ils n’ont guère l’habitude de la part d’un candidat dit « de droite ». À une ou deux exceptions près, je suis bien reçu partout. Je visite chaque ferme, arpente chaque foirail, fais halte dans chaque bistrot. Au bout de quelques mois, il est peu de maisons où je ne me sois rendu au moins une fois.
La fougue, l’enthousiasme, l’énergie que je déploie ainsi sans me forcer ne passent pas inaperçus dans cette circonscription dont les élus sortants, accoutumés à retrouver leur siège sans même faire campagne, se bornent à tenir quelques réunions publiques.
Je bénéficie, dans la presse locale, d’un appui déterminant : celui de Marcel Dassault. Mes fonctions à Matignon dans le domaine aéronautique m’ont permis de retrouver ce vieil ami de mon père, pour qui j’éprouve infiniment de respect et d’admiration. On se fait toujours une idée un peu simpliste et caricaturale de Marcel Dassault. Mais l’homme était bien plus complexe qu’on ne l’imagine. J’ai assisté à plusieurs scènes qui témoignent de la vigueur de son caractère.
Un jour, alors que je me trouvais dans son bureau, un de ses collaborateurs vient lui annoncer : « Monsieur X est arrivé. » C’était un des personnages politiques importants de l’époque, dont il avait l’habitude de financer les campagnes électorales. Et Dassault de répondre, sans se déranger : « L’enveloppe est dans le deuxième tiroir ! » Une autre fois, attendant d’être reçu, je le vois surgir en tenant vigoureusement par le bras une haute personnalité du monde juif, qu’il menace de jeter dans l’escalier. Puis, l’ayant vigoureusement congédié, il se tourne vers moi et m’explique, encore sous le coup de la colère : « Vous vous rendez compte, il a osé venir ici pour me dire que nous étions d’abord juifs et israéliens et ensuite français. » C’était tout Dassault. Il avait toujours sur lui un petit trèfle à quatre feuilles, qu’il avait gardé durant toute la guerre et dans les camps de concentration. Et de temps en temps, très rarement, il sortait de sa poche et dépliait un vieux papier, montrant son trèfle à quatre feuilles en disant : « C’est lui qui m’a sauvé », avant de le replier délicatement.
Marcel Dassault, qui entend faire de moi, une fois élu, un secrétaire d’État à l’Aviation civile, a résolu de tout mettre en œuvre pour y parvenir. Il me témoigne beaucoup de confiance et une affection quasi paternelle. Il met à ma disposition L’Essor du Limousin, qu’il vient de racheter, et envoie sur place, à Limoges, un de ses meilleurs journalistes, Philippe Alexandre, en tant que « conseiller technique ».
J’ai conscience de ne pouvoir gagner sans obtenir le soutien, au moins tacite, des figures politiques corréziennes les plus emblématiques. Celui d’Henri Queuille, en premier lieu. Longtemps député d’Ussel, il a été chef du gouvernement à trois reprises et ministre quasi inamovible sous la IVe République. Le « bon docteur Queuille », comme on l’appelle en Corrèze, n’a plus de responsabilités nationales, mais son influence dans la région reste considérable. Adversaire déclaré du Général à l’époque du RPF, on le dit allergique aux gaullistes. Il n’est pas sûr qu’il accepte seulement de me recevoir. Je fais alors appel à mon ancien camarade de la Cour des comptes, Jérôme Monod, devenu le directeur de la DATAR, la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale. Son épouse, Françoise, est la petite-fille d’Henri Queuille. Elle intervient avec succès en ma faveur. Après le long entretien qu’il consent à m’accorder, Queuille confiera à Jérôme Monod, sur un ton plutôt bienveillant : « Voilà un jeune homme qui mériterait d’être radical ! C’est un caméléon. »
Si je suis bien accepté par les vieux caciques locaux, c’est parce qu’ils me sentent assez proche de leur famille d’esprit. Le renom de mon grand-père, Louis Chirac, n’y est pas étranger. C’est en souvenir de son vieux camarade de la « sociale » que Charles Spinasse m’adoube à son tour, comme si j’étais l’un des siens. Toujours maire d’Égletons à cette date, Charles Spinasse fut, comme on le sait, l’un des leaders de la SFIO dans les années trente, au côté de Léon Blum, et ministre de l’Économie du Front populaire. Bien qu’il ait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940, il a gardé toute son aura dans cette haute Corrèze très profondément marquée par la Résistance. Il se déclare publiquement en ma faveur, justifiant son choix en ces termes : « J’ai reçu un grand jeune homme aux manières simples, aisées, directes et dont la politesse soulignait sans affectation le respect qu’on a de soi et des autres… Je le faisais parler, il m’exposa ce qu’il était, ce qu’il voulait, ce qu’il ferait avec tant de netteté dans les idées… Aussi décidai-je sur-le-champ de faire ce qui serait en mon pouvoir pour le mettre au service de la Corrèze et de la France. »
Charles Spinasse me racontera l’une de ses premières campagnes électorales en Corrèze. Dans l’école d’un petit village reculé, il entame sa réunion publique. Il y a là soixante ou quatre-vingts personnes. Brutalement la porte du fond s’ouvre et un grand paysan entre, un sac lourd à la main. Spinasse l’observe. En ce genre de réunion, il faut avoir l’œil sur chacun. L’homme avance. L’assistance s’écarte pour le laisser passer, alors que, d’ordinaire, les rangs se resserrent devant un nouvel arrivant. Et le silence se fait. L’orateur, lui-même, se tait. Le grand paysan est devant lui. Il plonge la main dans le sac. On entend un hurlement épouvantable. Et l’homme, exposant à la salle entière, tenu par les oreilles, un petit cochon grognant, d’apostropher Charles Spinasse : « Pour celui-là, je te demande ce que tu as fait ! » Les cours du porc venaient de s’effondrer, entraînant la colère des éleveurs… Je compris, en écoutant le récit de Charles Spinasse, que, dans une réunion publique, il faut se tenir toujours prêt à répliquer à toutes sortes de provocations. Ce qui demande autant de patience et de sang-froid que de sens de la repartie.
L’autre soutien qu’il me faut décrocher est celui du maire d’Ussel, le docteur Henri Belcour. Élu à la tête d’une liste « apolitique », mais disciple de Queuille lui aussi, il appartient à la même mouvance radicale. Son père, André Belcour, a été chef des maquis de la région. Leur nom jouit d’un immense respect en haute Corrèze, où on sait apprécier la discrétion, le sens du devoir, la fidélité au pays. Henri Belcour m’écoute en silence quand je lui demande d’être mon suppléant. Je le revois dans son fauteuil à bascule, fumant longuement sans dire un mot. Encouragé par son épouse Marie-France, il finit par accepter. À une condition, toutefois : ne jamais être amené à devenir député. Je m’y engage, ignorant naturellement que je serai nommé membre du gouvernement trois semaines seulement après mon élection en Corrèze. On n’est jamais ministre du premier coup, avais-je expliqué à Henri Belcour pour le rassurer en toute bonne foi. Sur l’instant, il réagira très mal au fait de devoir me remplacer, contrairement à nos accords, à l’Assemblée nationale, mais restera mon suppléant jusqu’à sa mort.
Le député sortant ne se représentant pas, c’est le sénateur-maire de Meymac, Marcel Audy, qui doit porter les couleurs de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, la FGDS, constituée et patronnée par François Mitterrand. Grand résistant, Marcel Audy était chargé de recevoir les parachutages d’armes sur le plateau de Millevaches. Solidement implanté, intelligent, efficace, de belle allure, il paraît imbattable. Il est marié, de surcroît, à une femme ravissante. Contre lui, je n’ai pratiquement aucune chance. Je ne vois donc qu’une solution : le dissuader de se présenter. Ce qui ne sera sans doute pas tâche facile…
Pour y parvenir, je n’ai, en réalité, qu’un argument : lui démontrer qu’en étant le représentant du parti de François Mitterrand, il risque fort d’être contraint, s’il arrive, comme il est probable, en deuxième position derrière le candidat communiste, de se désister en sa faveur. Or Marcel Audy a toujours été farouchement anticommuniste. Mon argument ne le laisse pas insensible, puis fait son chemin. Un soir, à l’issue d’une longue discussion, qui se poursuit tard dans la nuit, il m’annonce qu’il a pris la décision de se retirer.
Désormais, mon adversaire ne peut être qu’un parachuté. Ce sera Robert Mitterrand, le propre frère du leader de la FGDS. Un industriel peu prédisposé, il faut bien le dire, à se frotter aux réalités d’un monde rural difficile à apprivoiser. L’homme est sympathique et nos relations, par la suite, ne cesseront d’être cordiales, comme celles que j’entretiens aujourd’hui avec son fils Frédéric. Mais faire campagne chez les paysans de haute Corrèze répugne manifestement à ce bourgeois citadin qui n’a ni le temps ni le goût de se familiariser avec les coutumes locales. Lorsqu’il entre dans un bistrot, c’est pour commander une tasse de thé, au grand étonnement de l’assistance. Dans les réunions publiques, je prends plaisir à l’apostropher en patois. Les rieurs sont de mon côté. Les électeurs aussi, qui me placent en tête au premier tour, devant le candidat communiste, Robert Mitterrand arrivant en troisième position. C’est pour moi le cas de figure le plus favorable.
La partie n’est pas gagnée pour autant. Si le représentant du PC bénéficie d’un bon report des voix de gauche, ma défaite paraît inévitable. Mais tel ne sera pas le cas, Robert Mitterrand, blessé par son échec, s’étant retiré sans formuler la moindre consigne de vote. Le 12 mars 1967, je suis élu de justesse député d’Ussel par 18522 voix contre 17985 à mon adversaire communiste, Georges Émon.
Le lendemain, tout frétillant, je débarque à Paris et vais me présenter à Matignon : « Voilà ! Mission accomplie. » Georges Pompidou, qui est venu m’apporter son soutien personnel durant la campagne, se montre satisfait. Il me conseille d’aller sans tarder m’inscrire à l’Assemblée nationale. La majorité sortante n’a triomphé que d’un siège. Le mien est un des rares, sinon le seul, qu’elle ait réussi à conquérir. C’est dire que je suis attendu de pied ferme par le président du groupe UNR.
Henri Rey me reçoit, entouré d’Alexandre Sanguinetti, René Tomasini et, me semble-t-il, Henri Duvillard. Il me tend un papier : « Tiens, petit, tu t’inscris au groupe ! » Je signe. Je comprends qu’il est soulagé et qu’il compte dans sa tête : un de plus !
« Dans quelle commission veux-tu être ? » me demande-t-il. Ignorant les usages et sincèrement désireux de me rendre utile, je réponds qu’étant conseiller à la Cour des comptes, je me verrais bien siéger à la commission des Finances. Tête de ces messieurs. Je comprends tout de suite que je suis tombé à côté. Sanguinetti, que je ne connais pas encore, fronce les sourcils, l’air furibond : « Pour qui te prends-tu ? s’exclame-t-il. La commission des Finances, on n’y accède en général qu’au bout de six ans. » Je n’insiste pas : « Bon, écoutez, si vous ne voulez pas me donner la commission des Finances, vous n’avez qu’à m’inscrire dans celle que vous aurez choisie vous-mêmes. »
Et sur ces entrefaites, furieux d’avoir été si mal accueilli, je me retire et retourne à Matignon où, comme au bon vieux temps, je vais prendre un verre chez Anne-Marie Dupuis, chef de cabinet du Premier ministre, en compagnie de Pierre Juillet et de trois ou quatre amis. Décidément les nouvelles vont vite. Que n’ai-je pas entendu là aussi : « On dit partout que tu as exigé la commission des Finances ! Que c’est Pompidou qui veut t’y imposer ! Qu’à peine élu, tu t’arroges des places de choix ! Que tu as décidément les dents longues… »
Ulcéré, je n’ai plus qu’une hâte : monter dans ma voiture et repartir en Corrèze. De passage à Clermont-Ferrand, je vais rendre visite à Francisque Fabre, le successeur d’Alexandre Varenne à la direction de La Montagne. C’est un vieux socialiste, plein de malice, qui m’a beaucoup soutenu durant la campagne. Nous bavardons. Auprès de lui, je me sens représentant du peuple et, en le quittant, j’ai faim, ce qui chez moi est toujours bon signe.
Je traverse la place de Jaude, l’œil attendri en retrouvant certains souvenirs d’enfance. Puis, j’avise une grande brasserie portant l’inscription « Choucroute à toute heure ». Tout en déjeunant, je me plonge dans un journal où il est longuement question de ma victoire. Je n’entends pas la voix qui lance dans une sorte de haut-parleur : « On demande M. Chirac au téléphone ! » Il faut un deuxième appel et l’insistance du garçon, visiblement impressionné — « C’est pour vous. Dépêchez-vous. C’est le général de Gaulle… ! » — pour que je réagisse. Tous les regards sont fixés sur moi lorsque je traverse la salle pour rejoindre la cabine téléphonique. Si l’agitation des patrons de la brasserie n’avait pas été si forte, j’aurais pu croire à un canular.
Je décroche. Au bout du fil, le colonel de Bonneval, aide de camp du Général : « Le Général vous attend demain à onze heures », m’annonce-t-il. Je reviens à ma place, et, pour ne pas me donner plus longtemps en spectacle, demande l’addition et quitte le restaurant.
Ce matin de mars 1967, à onze heures, au lendemain de mon élection en Corrèze, lorsque je pénètre dans le bureau du général de Gaulle, c’est bien le chef de l’État que je rencontre pour la première fois en tête à tête.
Depuis cinq ans, au cabinet de Georges Pompidou, mes activités m’ont permis d’être mêlé, jour après jour, aux événements politiques. En quelque sorte, j’apercevais le général de Gaulle à chaque occasion importante. Est-ce la raison pour laquelle je ne me suis pas senti particulièrement intimidé, ou même impressionné, en me trouvant seul face à lui ? Certes, toute forme de familiarité paraissait impensable avec cet homme dont on ne pouvait ignorer la place immense qu’il occupait déjà dans l’Histoire. Le respect, l’admiration s’imposaient de façon naturelle à l’égard d’un personnage aussi monumental, qui semblait incarner la France depuis toujours. Mais ce qui me frappe surtout chez lui, ce jour-là, c’est son extrême courtoisie, son air bienveillant, son côté étonnamment accessible. Je me suis dit que seuls les grands hommes parviennent à ce degré de simplicité.
Le Général s’est manifestement bien renseigné à mon sujet — une fiche posée sur son bureau en témoigne — et il semble ne rien ignorer du parcours professionnel qui a été le mien jusque-là, de mes origines, de ma famille, de mes études. C’est au jeune député de Corrèze qu’il s’intéresse avant tout, dont il a suivi l’élection avec la même attention qu’il prête aux résultats de chaque circonscription, à leur évolution d’un scrutin à l’autre. La haute idée que le Général se fait de la France, la vision universelle qu’il a de son destin et de sa place dans le monde, s’enracinent en quelque sorte dans une connaissance intime, minutieuse de ses particularités locales, de ses us et coutumes tant politiques que géographiques et même culinaires. Au cours de la demi-heure d’entretien qu’il m’accorde, il n’est question que de la situation politique et économique en Corrèze, sur laquelle il m’interroge en détail, point par point, curieux de tout, comme si l’avenir du pays était étroitement lié à ce qui se passe dans chacun de ces départements de France qu’il a pris soin de visiter, commune après commune, depuis son retour au pouvoir.
Un soir d’avril 1967, je croise Georges Pompidou dans l’escalier de Matignon. Il revient de l’Élysée où il est allé proposer au Général les membres de son nouveau gouvernement. Il me prend par le bras : « Jacques, vous ne direz rien, mais je vous ai réservé un strapontin. » Après avoir ménagé un petit silence, il me regarde et ses yeux sourient. Lâchant mon bras, il ajoute : « Souvenez-vous toujours de ne jamais vous prendre pour un ministre. »
C’est ainsi que je suis devenu secrétaire d’État à l’Emploi. Lorsque mon beau-père apprend la nouvelle, il dit à sa fille : « Vraiment, Bernadette, votre mari ne sait pas ce qu’il veut… Il vient à peine d’être élu député et voilà qu’il démissionne pour faire autre chose… »
De fait, je n’ai eu le temps de mettre les pieds qu’à peine deux fois à l’Assemblée nationale en tant que parlementaire. Tout est allé plus vite que je ne pouvais l’imaginer.