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6DANS LES TURBULENCES DE MAI

Qui peut vraiment affirmer qu’il a pressenti la crise de mai 1968 ? Il est toujours tentant de réécrire l’Histoire après coup. La vérité est que nous avons tous été pris par surprise. Personne, et pas même le Général, n’a vu venir l’ampleur du mouvement contestataire qui s’est emparé d’une jeunesse plus préoccupée de libération des mœurs que de véritable révolution politique.

Je me souviens de la visite que me rendit François Ceyrac peu avant le début de l’insurrection. Alors responsable de la commission sociale au CNPF, dont il deviendra le président, François Ceyrac était corrézien, et nous étions proches. Son père, Paul Ceyrac, notaire à Meyssac, avait établi le contrat de mariage de mes parents. Il vient m’annoncer que, souffrant d’un problème à une jambe, il a pris la décision de se faire opérer : « Ça prendra trois ou quatre jours, me dit-il. Autant le faire maintenant puisqu’il ne peut rien se passer avant la rentrée de septembre… — Tu as raison, lui répondis-je. Il ne peut rien se passer ! » Tel était notre état d’esprit à la veille de mai 1968.

Un certain malaise social n’en est pas moins perceptible, lié surtout à la question du chômage qui commence à se poser de manière inquiétante. C’est à l’initiative de Georges Pompidou que vient d’être créé un secrétariat d’État à l’Emploi. Il est un des seuls, alors, à en mesurer toute l’importance. « Sachez, me déclare-t-il en m’en confiant la responsabilité, que l’emploi deviendra un problème majeur dans notre pays. Parce que les Français n’accepteront jamais qu’on franchisse la barre des 300000 chômeurs… » Il s’agit, à défaut de parvenir à conjurer le mal, de se préparer du moins à l’affronter. Ma mission consiste à organiser la prise en charge des chômeurs, en les aidant d’une part à retrouver du travail, et de l’autre en leur assurant une protection.

Officiellement, le secrétariat d’État est rattaché au ministère des Affaires sociales. Mais je dépends moins, en réalité, de mon ministre de tutelle, Jean-Marcel Jeanneney, que de Georges Pompidou directement. Installés, non au 127, rue de Grenelle comme le voulait l’usage, mais dans un hôtel particulier de la rue de Tilsit, à proximité des Champs-Élysées, mon équipe et moi-même n’entretenons de contact permanent qu’avec Matignon.

Je fais appel, pour diriger mon cabinet, à mon ancien camarade de Sciences-Po, Gérard Belorgey, auquel s’ajoutent Olivier Stirn, Claude Erignac et Jean-Paul Parayre, futur directeur général de Peugeot, tous chargés à mes côtés de mettre en place ce qu’on appellera plus tard le « traitement social du chômage ». Une action d’une ampleur sans équivalent à cette date, conçue, organisée en liaison constante avec les principaux responsables syndicaux, André Bergeron pour FO, et Henri Krasucki, le numéro trois de la CGT, dont je fais la connaissance à ce moment-là. Et tout ceci au prix d’une partie de bras-de-fer incessante avec le ministère des Finances qui ne voulait pas entendre parler, comme toujours, de dépenses supplémentaires…

C’est dans ces conditions que furent négociées et mises en place les premières mesures sociales en faveur de l’indemnisation des chômeurs. La garantie de ressources pour l’ensemble des travailleurs sans emploi est instituée, ainsi que la généralisation du régime des aides complémentaires. J’obtiens de l’UNEDIC le relèvement du taux des allocations de 35 à 40 % du salaire de référence au cours des trois premiers mois de chômage. L’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) voit le jour, tandis qu’est fixé un taux minimum pour l’indemnité de licenciement.

Ces réformes permettront de doter notre pays d’un des meilleurs systèmes de protection sociale au monde, l’un des plus justes et des plus nécessaires — fût-il depuis lors critiqué, épisodiquement, par les tenants d’un libéralisme sans limites ni contrôle, dont les ravages et les abus se font aujourd’hui si dramatiquement sentir… C’est le mérite de Georges Pompidou d’avoir pris conscience, très tôt, du plan d’action qui s’imposait et d’en avoir posé les jalons essentiels, sous l’autorité du général de Gaulle.

La grande leçon que je retiens du Général présidant les premiers Conseils des ministres auxquels il m’est donné d’assister — un secrétaire d’État y est alors convié et autorisé à prendre la parole —, c’est le souci, l’exigence, l’intransigeance même qu’il met à décider la politique gouvernementale en fonction, non de questions catégorielles ou partisanes, mais de ce qu’il estime être l’intérêt supérieur de la France. On le sent à cet égard intraitable, ce qui confère à la fonction présidentielle, telle qu’il l’incarne, une dignité et une hauteur exceptionnelles.

Sous son autorité, l’État paraît indestructible. Il suffira pourtant d’un mouvement étudiant surgi entre Nanterre et la Sorbonne pour ébranler le pouvoir qu’il détient souverainement depuis une décennie.

En mai 1968, j’ai vu se décomposer, se dissoudre des hommes politiques tenus pour éminents dans l’univers gaulliste. Certains d’entre eux ne mettent plus les pieds chez le Premier ministre. D’autres, pris de panique, ont des contacts plus ou moins discrets avec les leaders de l’opposition et d’autres encore, parmi les membres des cabinets ministériels, vont et viennent, en proie à un désordre manifeste, se succédant de demi-heure en demi-heure, créant une agitation vaine avant de tomber, un moment plus tard, dans un abattement de paralytique. Les plus épouvantés témoignent de leur fermeté en réclamant, pour le bien du gaullisme, la démission immédiate du Général. Souvent je pense à lui, à cet homme de tempête et de solitude, qui conseille de prendre les chemins de crête parce qu’on est sûr de n’y rencontrer personne. Cette formule n’a jamais été autant d’actualité.

Parmi les rares qui conservent leur calme, Raymond Marcellin, alors ministre chargé du Plan, est sans doute le plus constant. Régulièrement, il vient dire à Georges Pompidou : « Monsieur le Premier ministre, laissez donc ces gens s’affoler. Tout ceci n’a aucune importance. C’est une poussée de fièvre. Moi qui ai assisté aux grandes grèves de 1947, comme secrétaire d’État à l’Intérieur auprès de Jules Moch, je puis vous dire que les événements d’aujourd’hui n’ont avec ceux-là aucune commune mesure. Nous étions obligés alors de faire tourner sans arrêt les CRS, que nous venions de créer, pour donner l’illusion aux états-majors syndicaux qu’ils étaient nombreux… Non, croyez-moi, il ne s’agit que d’une simple poussée de fièvre. »

Georges Pompidou, au pire de la crise de mai, est demeuré absolument égal à lui-même. Je le vois encore, dans son bureau empli de gens qui s’agitaient, tout occupé, comme d’habitude, à rédiger ses ordres et indifférent au tumulte. Sans doute était-ce la khâgne qui l’avait ainsi préparé à travailler presque mieux dans la turbulence que dans la sérénité.

Durant cette période où nous étions sur la brèche sans discontinuer, j’étais frappé par le calme avec lequel Georges Pompidou et Pierre Juillet continuaient à s’entretenir dans le petit boudoir de Matignon, qu’on appelait le salon bleu. Ils se réfugiaient là, de temps à autre, comme obéissant à une étroite connivence. Échangeaient-ils des secrets d’État, comme on pouvait le penser ? Il n’en était rien. Georges Pompidou et Pierre Juillet, tandis que Pierre Somveille, dans le bureau voisin, suivait les événements minute par minute, discutaient tout bonnement de cigares. Davidoff venait de publier un ouvrage sur le sujet et le Premier ministre et son conseiller, tous deux grands amateurs de cigares, discutaient de l’art de les conserver et de les déguster…

S’ils différaient sur un problème, ils ne se séparaient jamais sans l’avoir réglé. Somveille surgissait : « Fait-on charger ? Détruit-on les barricades ? » Georges Pompidou passait — avec une stupéfiante disponibilité — d’une conversation à l’autre. Il se faisait brièvement exposer la situation et donnait ses directives. La conversation sur les cigares n’avait pas d’autre raison d’être que d’assurer la distance nécessaire à une réflexion mesurée.

La débandade de mai n’épargna pas ma propre équipe. Certains, que je ne nommerai pas, se sont effondrés d’un coup, comme sous l’effet d’un cyclone. D’autres ont disparu. L’un des plus dignes m’a remis sa lettre de démission. Un seul a été parfait : Jean-Paul Parayre. Il s’est contenté d’être là, de le montrer, de ne pas déserter son bureau.

Je passerai sous silence le cas du « fidèle compagnon », au cœur torturé, qui s’est rendu chez François Mitterrand, dès neuf heures du matin, pour l’assurer de sa fidélité la plus complète. Il n’était pas seul à avoir eu cette idée originale, si bien qu’il dut faire la queue. Longtemps. Au point qu’il fut prié, le soir même, de rentrer se coucher sans avoir été reçu. Il n’en fut pas pour autant découragé. Par l’entremise d’une amie journaliste, il tenta de faire savoir à François Mitterrand qu’il se tenait à sa disposition ! Ce très proche collaborateur et ami « fidèle » a ensuite servi d’autres chefs de l’État avec la même « fidélité » proclamée.

À la vérité, seul le feu est révélateur, à la guerre comme en politique, du véritable caractère des hommes. Tant que cette épreuve n’est pas là, toutes les hypothèses restent possibles. On s’imagine avoir choisi des hommes pour leur vertu, parfaitement visible dans le traitement des difficultés ordinaires. Mais on ne les connaît vraiment que face au péril, à cet instant précis, imparable, où les certitudes vacillent.

Je ne me sens nullement hostile à la rébellion étudiante en tant que telle, ni particulièrement choqué par les revendications d’une jeunesse qui aspire à une plus grande liberté de mœurs. Le désir de changement est naturel chez les jeunes, comme je m’efforce de le faire comprendre à mes collègues du gouvernement. Sans doute, au même âge, eussé-je rejoint les étudiants de 68. Comme eux, je n’ai témoigné à mes maîtres ni soumission aveugle ni reconnaissance éperdue. Comme eux, j’ai mal vécu mon époque et ressenti l’incompréhension des adultes. Mais le fait est qu’aujourd’hui je me situe, si j’ose dire, de l’autre côté de la barricade, dans le camp de l’État où j’œuvre avant tout, à la demande de Georges Pompidou, pour tenter d’éviter une explosion sociale bien plus grave et incontrôlable.

« Il ne faudrait pas que les syndicats s’y mettent maintenant, m’a dit Georges Pompidou au lendemain de la grande manifestation unitaire du 13 mai qui a saisi de frayeur les milieux gouvernementaux. Je compte sur vous pour maintenir le contact avec eux. » C’est ainsi que je me suis trouvé en première ligne dans les négociations plus ou moins secrètes engagées avec les responsables des principales centrales syndicales.

Tout commence le 20 mai de manière assez rocambolesque. Ce jour-là, après avoir plaidé auprès du général de Gaulle en faveur d’un dialogue avec les syndicats — « ils ne demandent qu’à s’entendre avec nous, assurai-je au chef de l’État, ils sont les premiers à s’inquiéter de ce mouvement de grève qu’ils ne parviennent pas à contrôler » — et obtenu son accord ainsi que celui de Georges Pompidou, je rencontre en secret un de mes interlocuteurs traditionnels de la CGT, Henri Krasucki.

D’expérience, je sais qu’il est possible de trouver un terrain d’entente avec cet homme déterminé, astucieux, intelligent, qui a le sens de l’intérêt général. Les discussions entre gouvernement et syndicats sont le plus souvent rudimentaires. Chacun campe sur ses positions et ne « lâche », en définitive, que pour des raisons tactiques. Avec Henri Krasucki, j’avais déjà observé qu’on pouvait avoir un véritable échange, s’affranchir du cadre un peu sommaire des pourparlers traditionnels. Mais compte tenu des circonstances il ne peut être question entre nous que d’échanges officieux et même clandestins. Désormais nous nous téléphonons même sous des noms de code, le mien étant « Monsieur Walter ».

Henri Krasucki me fixe rendez-vous sur un banc du square d’Anvers, près de la place Pigalle. Il n’y viendra pas lui-même, mais enverra un de ses hommes de confiance. Je m’y rends seul, à bord de la Peugeot 403 banalisée dont je me sers pour mes allers et retours en Corrèze. À mon arrivée, je cherche en vain le lieu où nous sommes censés nous retrouver et qui semble avoir été remplacé par un parking en construction. S’agit-il d’un piège ? Un homme s’approche de moi. Il fume la pipe et me glisse le mot de passe dont nous étions convenus. Il s’excuse du quiproquo, ignorant que l’endroit avait quelque peu changé d’aspect. Je lui communique la proposition du gouvernement : l’ouverture d’une grande négociation sur les revenus, le salaire minimum et la Sécurité sociale. L’homme me dit qu’il transmettra et s’éloigne aussitôt. Le lendemain, je reçois de Georges Pompidou la consigne de ne plus lâcher la CGT.

Trois jours plus tard, nouveau rendez-vous, avec Henri Krasucki directement cette fois, rue Chaptal, dans le même quartier populaire. Sur recommandation de Georges Pompidou, inquiet d’un possible enlèvement — « si on kidnappe un secrétaire d’État, me prévient-il, ça nous mettra dans une situation politique épouvantable, alors méfiez-vous… » —, je me munis d’un revolver, dissimulé dans une des poches de mon veston. Deux officiers de sécurité me suivront à distance, avec mission d’intervenir si je ne suis pas revenu au bout de trois quarts d’heure. Tant de précautions peuvent paraître aujourd’hui ridicules ou démesurées. Mais elles n’ont rien d’étonnant dans le climat de l’époque. Deux hommes de la CGT me conduisent dans une petite chambre en désordre, au troisième étage d’un immeuble assez banal, où m’attend Henri Krasucki. C’est là que vont s’engager, clandestinement, avant leur ouverture officielle, le 25 mai, les négociations qui conduiront aux accords de Grenelle.

Convaincu, comme je le suis, que seule une certaine entente avec la centrale de Georges Séguy, et à travers elle un Parti communiste foncièrement réfractaire aux débordements gauchistes, peut nous permettre de sortir de la crise, Georges Pompidou s’applique à jouer cette carte avec d’autant plus d’intérêt qu’il y voit, de surcroît, le moyen le plus sûr de rompre l’unité syndicale. Prenant à part Henri Krasucki le 25 mai, peu avant le début de la réunion qui se tient au ministère des Affaires sociales, j’insiste auprès de lui sur le danger qu’un échec représenterait tant pour la CGT que pour le gouvernement, tous deux risquant d’être emportés, en définitive, par la même vague contestataire. Il ne paraît pas insensible à ce message, sachant l’influence acquise par la CFDT depuis le déclenchement de la crise.

Il faudra deux interminables et difficiles journées de négociations avant de trouver une issue durant la nuit du 27 mai. Régulièrement, je quitte la salle pour aller m’entretenir, dans les couloirs du ministère, avec Georges Séguy et Henri Krasucki. C’est là, en réalité, que se déroule l’essentiel de nos tractations. Le problème central est la revalorisation du SMIG, sur le montant duquel nous divergeons radicalement. Soucieux d’aboutir, je prends l’initiative, avec l’approbation naturellement de Georges Pompidou, de proposer aux leaders de la CGT, vers quatre heures du matin, le 27 mai, l’augmentation du SMIG de 35 % et une hausse moyenne des salaires de 10 %. Accord conclu. Puis chacun de nous retourne discrètement dans la salle, eux de leur côté, moi du mien. Les autres parties, FO en tête, se rallient à cette proposition que le chef de file du patronat, Paul Huvelin, impatient de voir le pays se remettre au travail, approuve avec un empressement plus inattendu. Seule la CFDT, pour des raisons d’ordre strictement politique, s’efforce en vain de prolonger les débats comme pour gagner du temps avant une hypothétique prise de pouvoir par la gauche socialiste qui tient meeting, le soir même, stade Charléty.

Avancée décisive, les accords de Grenelle n’auront pas pour autant, dans l’immédiat, l’effet d’apaisement escompté. Mal accueillis par les salariés de Renault lorsque les dirigeants de la CGT viennent les leur annoncer sous les huées, ils ne sont guère mieux reçus au ministère des Finances où Michel Debré, gardien de l’orthodoxie en matière budgétaire, nous reproche vivement des concessions qu’il juge trop coûteuses. Si bien que lors du Conseil des ministres suivant, le général de Gaulle, partisan depuis le début de la manière forte et constatant que la crise n’a pas été désamorcée malgré la bonne volonté du gouvernement, s’abstiendra de saluer les efforts pourtant méritoires déployés par Georges Pompidou et son équipe.

C’est dans les jours suivants que les revirements, les lâchages, pour ne pas dire les lâchetés, que j’ai évoqués se font le plus sentir, tant au sein de l’Administration que du gouvernement lui-même — et jusque chez mes propres collaborateurs. Nous sommes de moins en moins nombreux à entourer Georges Pompidou. Hormis Pierre Juillet, Michel Jobert, Édouard Balladur et moi-même, Matignon est devenu un lieu aussi déserté que si le pouvoir s’apprêtait à changer de main. Voilà pourquoi Georges Pompidou a si mal ressenti le brusque départ du Général pour Baden-Baden et, surtout, d’avoir été mis, comme tout le monde, devant le fait accompli. J’ai su, plus tard, par son épouse, à quel point il en avait été meurtri…

Cet épisode ne fera qu’envenimer la guerre des entourages entre l’Élysée et Matignon et, par voie de conséquence, entre le chef de l’État et son Premier ministre. Guerre à laquelle je ne me suis pas associé, persuadé, au risque de paraître naïf, qu’on peut rester gaulliste sans cesser d’être pompidolien.

Le 31 mai 1968, Georges Pompidou remanie son gouvernement. Il me confie le secrétariat d’État au Budget. Je quitte à contrecœur celui de l’Emploi, qui m’a permis de nouer des relations durables avec le milieu syndical. « Vous vous en ferez d’autres », m’assure en riant le Premier ministre pour me consoler. En juillet, au lendemain des élections législatives remportées triomphalement par la majorité, Georges Pompidou est contraint de s’effacer au profit de Maurice Couve de Murville. Résolu, dans ces conditions, à donner ma démission, j’accours dans le petit bureau du boulevard de la Tour-Maubourg, où Georges Pompidou vient de s’installer, et fais part à ce dernier de ma décision de quitter le gouvernement pour siéger à ses côtés à l’Assemblée nationale.

Il m’en dissuade, me presse au contraire de rester en fonctions. « Mais au secrétariat d’État au Budget, insiste-t-il. Ne transigez surtout pas à ce sujet. C’est un poste où vous pouvez vous former. Et voir ce qui se passe au sein du gouvernement, me tenir au courant des mouvements de l’économie française… » Je suis convoqué peu après par Maurice Couve de Murville qui me déclare ne pas vouloir constituer son équipe « sans un minimum d’accord avec Georges Pompidou » et me demande d’être son intermédiaire auprès de lui : « Je vous confierai ce que je pense, me dit-il, vous en parlerez à Pompidou, me rapporterez ses réactions et nous en tirerons ensemble les conclusions. »

Couve de Murville m’associe de près à la formation de son gouvernement, me consultant — et à travers moi Pompidou, qu’il cherche, semble-t-il, à ménager — sur le choix de la plupart de ses ministres. La seule discussion un peu sérieuse porte sur celui d’Edgar Faure qu’il envisage, faute de mieux, de nommer à l’Éducation nationale. « Ce serait une bonne idée, me glisse Couve, qui ne l’apprécie guère, parce que s’il réussit, ce sera grâce au gouvernement, et s’il échoue, ce sera de sa faute. » J’en parle à Georges Pompidou, lequel est de l’avis inverse, comme je le rapporte immédiatement à Couve : « Il pense que si Edgar échoue, ce sera de notre faute, et s’il réussit, ce sera grâce à lui. » Edgar Faure n’en sera pas moins nommé à l’Éducation nationale.

Quant à moi, après avoir décliné toute autre proposition, j’obtiens de demeurer au Budget, d’autant que, sur les conseils de Georges Pompidou, un autre de ses proches, François-Xavier Ortoli, s’est vu confier le ministère des Finances.

Je suis naturellement triste de l’éloignement forcé de Georges Pompidou dont le limogeage — quel autre mot employer ? — me paraît, comme à tous ses amis, résulter de beaucoup d’ingratitude. Mais je me souviens très bien d’avoir dit à Pierre Juillet à ce moment-là : « Ce qui pouvait lui arriver de mieux, c’est d’être obligé de partir. Il lui sera ainsi plus facile de se préparer à la succession. » Ce à quoi Pierre Juillet m’avait répondu : « Vous avez probablement raison. » La suite des événements ne m’a pas démenti.

Je ressentis d’autant plus mal l’éviction de Georges Pompidou que celle-ci coïncida pour moi avec un événement personnel douloureux : la disparition de mon père, foudroyé par une crise cardiaque le 30 juin 1968, au soir du second tour des élections législatives.

Mes parents étaient rentrés tard ce soir-là à Sainte-Féréole après être allés dîner chez des amis. Le lendemain, étonnée de ne pas voir mon père se lever tôt comme il en avait l’habitude, ma mère l’avait découvert mort sur son lit, revêtu de ses habits de la veille.

Bernadette et moi étions encore en train de dormir à notre domicile parisien, après avoir passé une partie de la nuit à fêter les résultats électoraux en compagnie de Georges et Claude Pompidou, quand ma mère essaya en vain de nous joindre au téléphone pour nous prévenir. Ce sont finalement les parents de Bernadette qui, alertés par elle, vinrent nous apprendre la nouvelle.

Je partis aussitôt en voiture pour la Corrèze, où Bernadette me rejoignit peu après par le train, avec Laurence et Claude. Ma mère m’attendait dans notre maison de Sainte-Féréole, d’autant plus éprouvée que rien ne lui avait laissé présager une issue aussi précipitée. Mon père était mort soudainement à soixante-dix ans, en pleine santé, et je ne pouvais pas m’empêcher de penser, du fond de mon chagrin, qu’il n’y avait peut-être pas de fin plus enviable.

Il fut inhumé au cimetière du village, dans notre caveau de famille où ma mère et lui reposent aujourd’hui côte à côte.