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Je n’ai jamais douté que Georges Pompidou fût le successeur naturel du général de Gaulle. À mes yeux, sa légitimité se fondait sur la relation de confiance établie de longue date avec le chef de l’État. Quelles qu’aient été leurs divergences d’appréciations à propos de Mai 68, et les blessures, les malentendus qui en ont résulté, il n’en demeurait pas moins que le Général et Georges Pompidou s’étaient entendus pendant six ans sur les choix essentiels, les principes et les orientations ayant apporté au pays des institutions solides et stables, renforcé l’autorité de l’État, restitué à la France sa place et son rang dans le monde.
Lorsqu’on l’interrogeait sur sa conception du gaullisme, Georges Pompidou répondait invariablement : c’est « un comportement face à l’adversité ». Telle était pour lui la véritable différence entre gaullistes et centristes. Le gaulliste, par tempérament et par conviction, refuse de s’accommoder de l’échec, du malheur, de la fatalité. Il est animé par une conscience historique de l’événement. Il est l’homme d’une exigence et d’une fidélité.
Dans le même temps, Georges Pompidou se faisait du gaullisme une idée qui n’avait rien de dogmatique, au risque de heurter les tenants les plus irréductibles de l’orthodoxie gaullienne. Il voyait dans l’action du Général un modèle de pragmatisme éclairé bien plus qu’une doctrine pour l’avenir, passant du même coup pour un gestionnaire prudent de l’héritage de l’homme du 18 Juin. On le disait conservateur, mais ce qui me frappait chez lui, tout au contraire, c’était son sens et son goût de la modernité. On ne peut être totalement conservateur quand on est intime avec tout ce qui compte dans le domaine de la création contemporaine.
Resté à sa demande membre du gouvernement, je continue d’entretenir avec Georges Pompidou, depuis son départ de Matignon, les relations les plus étroites. Je le retrouve chaque fin d’après-midi à son QG du boulevard de la Tour-Maubourg, en compagnie de ses plus proches conseillers : Pierre Juillet, Édouard Balladur, Michel Jobert et Marie-France Garaud. Dans cette période de disgrâce, où beaucoup ont pris leurs distances vis-à-vis de l’ancien Premier ministre, je ne fais pas mystère de ma fidélité à son égard, ni de mon souci de le tenir informé de tout ce qui relève de mes attributions.
La situation de l’économie française, au lendemain de Mai 68, est alarmante. Les accords de Grenelle, dont j’ai été l’un des principaux négociateurs, pèsent lourd sur le budget national dont j’ai désormais la charge. Les réserves du pays sont exsangues, le commerce extérieur est en mauvaise posture et le franc sur le point de s’écrouler. Il ne suffit plus, dans ces conditions, de colmater les brèches et de limiter la dépense — rôle traditionnel d’un secrétaire d’État au Budget — pour faire face au déficit inquiétant de nos finances publiques. Des mesures plus radicales me paraissent s’imposer…
Un accroissement de la pression fiscale semble, à première vue, inévitable. Lorsqu’il me reçoit pour que je lui raconte « le budget de la France », selon sa formule, le général de Gaulle exclut toute décision de cet ordre. M’interrogeant sur le niveau actuel de la pression fiscale — 34,7 % du produit intérieur brut — il me demande de le ramener à 33 %, soit une réduction importante de la fiscalité. Pour parvenir à un budget équilibré, il n’y a donc pas d’autres solutions que de restreindre les dépenses, celles-ci ayant augmenté, dans l’intervalle, deux fois plus vite que les recettes. Je soulève un tollé dans la majorité en tentant de faire voter un projet d’augmentation des droits de succession — projet initié par le Premier ministre, Maurice Couve de Murville, mais que je serai seul, en définitive, à défendre. Ces droits étant alors relativement modestes, je n’ai pas jugé choquant que l’État puisse en prendre une part plus équitable. Non seulement le projet est repoussé, mais certains députés gaullistes me tiendront longtemps rigueur de ce qu’ils ont considéré comme une provocation, susceptible de leur aliéner le vote des petits épargnants.
En novembre 1968, je me trouve de nouveau isolé en prenant ouvertement parti pour une dévaluation du franc, seul moyen à mes yeux de redonner de la compétitivité à nos entreprises et de relancer la croissance. La dévaluation est un remède qu’il faut utiliser avec parcimonie, mais qui peut, à un moment donné, se justifier. Bien qu’il en reconnaisse toute la nécessité sur le plan économique et financier, le général de Gaulle renâcle devant une mesure qui lui apparaît, moralement et politiquement, comme une atteinte à notre prestige national. La plupart de ses ministres y seront finalement hostiles, à l’exception d’Albin Chalandon et de moi-même, trop minoritaires pour obtenir gain de cause lorsque le chef de l’État nous consulte un à un en Conseil des ministres.
Le tour de table commence par le ministre des Finances, François-Xavier Ortoli, qui se borne à donner un avis purement technique. Puis les ministres qui suivent, sentant que le Général ne souhaite pas dévaluer, se dégonflent les uns après les autres, y compris ceux qui y paraissaient les plus favorables. Edgar Faure se lance dans un réquisitoire enflammé contre la dévaluation, alors qu’il plaidait en sens inverse quelques heures plus tôt. Même revirement chez la plupart de mes collègues. Arrive mon tour. J’exprime fermement ma conviction qu’une dévaluation s’impose. « Voilà une opinion divergente », constate le Général sans en paraître contrarié. Albin Chalandon embraye dans le même sens. « Deuxième opinion divergente », observe encore le Général, avec ce flegme amusé qu’il affectionne. C’est alors que je glisse un mot à Ortoli : « J’espère que tu vas défendre ton point de vue. » Après avoir pris connaissance du message, Ortoli me le renvoie, flanqué d’un « non » écrit dans la marge…
C’est sur les conseils du vice-président de la Commission économique européenne, Raymond Barre, déjà auréolé d’une grande réputation dans son domaine, que le chef de l’État finira par renoncer, in extremis, à une dévaluation que nous étions quelques-uns à estimer salutaire pour le pays.
Contrairement à ce qui a été écrit par la suite, ce n’est pas à l’instigation de Georges Pompidou, ni même avec son approbation, que je me suis engagé dans ce combat, mais de mon propre chef. Intuitivement, il ne me semblait pas que Georges Pompidou y fût défavorable. Néanmoins, on le sentait toujours réservé quand il s’agissait de dévaluation. Et il ne m’eût pas autorisé, quoi qu’il en soit, à m’exprimer en son nom.
Il est beaucoup question, à cette époque, de l’ancien Premier ministre dans les salles de rédaction et les dîners en ville. Mais à propos d’une autre affaire, montée de toutes pièces, en vue de le discréditer : l’affaire Markovic, du nom d’un garde du corps d’Alain Delon, retrouvé assassiné en octobre 1968 dans une décharge des Yvelines. Très vite, des rumeurs sordides commencent à circuler, bientôt alimentées de photographies grossièrement truquées, selon lesquelles Georges Pompidou et sa femme seraient impliqués dans un scandale de mœurs que le meurtre de Stefan Markovic eût permis d’étouffer.
J’en suis informé par Pierre Juillet un soir, à mon arrivée boulevard de la Tour-Maubourg. La mine défaite, il me parle d’une « histoire épouvantable concernant le Premier ministre. Il faut le prévenir », me dit-il. Je lui conseille de le faire au plus vite mais il hésite, craignant manifestement la réaction de Georges Pompidou. J’insiste en vain pour qu’il effectue lui-même cette démarche. C’est finalement un autre membre du cabinet, Jean-Luc Javal, qui, à la demande de Pierre Juillet, se charge de la besogne. Apprenant les bruits qui courent au sujet de sa femme et de lui-même, Georges Pompidou le prend très mal, au point de ne jamais pardonner au porteur de la mauvaise nouvelle, qui se verra définitivement écarté de son entourage. Le sort réservé au malheureux Jean-Luc Javal n’est pas à mettre au crédit de Georges Pompidou. Nous aurons beaucoup de mal, Juillet et moi, à lui retrouver une situation.
Georges Pompidou en voudra tout autant à ceux qui se sont gardés de le prévenir. À commencer par le général de Gaulle, qui ne lui a rien dit de l’affaire, bien qu’il ait été au courant de tout. Dans son livre, Pour rétablir une vérité, Georges Pompidou s’étonnera que le chef de l’État ne se soit pas empressé de le défendre, ni qu’aucun de ses ministres n’ait eu le courage de dénoncer les attaques scandaleuses dont son couple était victime. « Celui qui fut le plus fidèle, le plus ardent, qui m’aida vraiment, écrit-il, c’est Jacques Chirac. »
De fait, je suis indigné et m’en prends sans ménagement à tous ceux — députés, journalistes et jusqu’à mes collègues de gouvernement — que je soupçonne, à tort ou à raison, de ne pas être étrangers au complot, si ce n’est de s’en réjouir. Face à la campagne infâme orchestrée contre Georges Pompidou sur les ondes de la radio nationale, je ne peux m’empêcher d’exiger des explications du secrétaire d’État à l’Information, Joël Le Theule, l’interpellant vivement à ce sujet dans un bistro parisien. L’affaire, il est vrai, est à tous égards monstrueuse. Quant à ses véritables instigateurs…
Georges Pompidou tenait son successeur, Maurice Couve de Murville, ainsi que le garde des Sceaux, René Capitant, pour les principaux responsables de cette machination. Ma conviction personnelle, aujourd’hui encore, est que le Premier ministre de l’époque, par animosité et jalousie envers son prédécesseur, n’a pu manquer d’y jouer un certain rôle. Quoi qu’il en soit, le traumatisme restera si profond chez Georges et Claude Pompidou que nous éviterons toujours par la suite, Bernadette et moi, en dépit des liens qui nous ont unis jusqu’au bout, d’évoquer ce sujet devant eux, ni d’y faire seulement allusion.
Depuis sa déclaration de Rome, le 17 janvier 1969, nul ne peut plus ignorer que Georges Pompidou sera candidat, le moment venu, à la succession du général de Gaulle. Je ne vois dans cette annonce rien de choquant ni qui soit susceptible d’être mal interprété. Qui peut sérieusement douter que Georges Pompidou aura, un jour ou l’autre, un destin national ? C’est la décision inattendue, prise par le général de Gaulle, du référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat qui finira par faire apparaître Georges Pompidou comme un possible recours en cas d’échec.
Je m’engage dans la campagne du « oui » moins par conviction que par loyauté à l’égard du Général. Le projet de régionalisation m’inspire alors quelques réserves, dans la mesure où il risque, selon moi, d’alimenter les ferments de division existant naturellement et spontanément dans l’esprit français. Quant à la réforme du Sénat, sans y être défavorable, je n’en perçois pas toute l’utilité, encore moins le caractère d’urgence qu’on est en train de lui donner. Il faut dire qu’à une époque où le Général interdit toujours à ses ministres de se rendre devant cette assemblée qui lui a été hostile lors du changement de Constitution, j’ai été souvent le seul, modeste secrétaire d’État, à y représenter le gouvernement. Ainsi ai-je fini par entretenir de bonnes relations avec les sénateurs…
Un soir de mars 1969, le Général me prend à part lors d’un dîner officiel donné en l’honneur d’un chef d’État africain : « Alors, Chirac, me demande-t-il, comment sentez-vous ce référendum ? » Je lui réponds que, revenant de Corrèze où je viens de faire campagne, je ne suis pas très optimiste quant à l’issue du scrutin. Il me regarde, l’air soucieux mais pas vraiment surpris. Et comme je lui dis que tout ira sans doute mieux après sa prochaine intervention télévisée, il me confie : « Non, Chirac, tout n’ira pas mieux. Ce référendum, il est évident que je vais le perdre. »
Je garde un souvenir de grande tristesse de ce mois d’avril 1969 où, désavoué par le peuple, Charles de Gaulle se retire aussitôt du pouvoir comme il s’y était engagé, laissant place au président du Sénat, Alain Poher, qui fut l’un des principaux artisans de sa défaite, après avoir pris la tête de la campagne du « non » au référendum. Si elle ne manque pas de grandeur, cette fin de règne revêt quelque chose de poignant qui nous bouleverse tous.
Dans les jours suivants, Georges Pompidou annonce sa candidature à la présidence de la République. La partie est loin d’être gagnée face à son principal challenger, Alain Poher, président par intérim depuis le départ du Général. La bonhomie de celui-ci plaît aux Français qui semblent aspirer à plus de banalité au terme de la grande épopée gaullienne. Mais c’est presque à contrecœur, et sans y être le moins du monde préparé, qu’Alain Poher se met à faire campagne, privé du soutien, qu’il escomptait, d’Antoine Pinay et de Valéry Giscard d’Estaing.
Nous ne sommes pas davantage prêts, en réalité. Le principal problème est le financement de notre propre campagne. Celle-ci s’est déclenchée avant que nous ayons eu le temps de le régler. En tant que trésorier, je suis particulièrement chargé de rassembler des fonds, tandis que Marie-France Garaud, Pierre Juillet et Michel Jobert auront à superviser la dépense. La recette fait rarement défaut quand un candidat paraît bien placé pour l’emporter. Tel n’est pas le cas, d’entrée de jeu, pour Georges Pompidou. Au vu des sondages d’opinion, qui le placent à dix points derrière Alain Poher, les donateurs se font prier. Du coup, chacun d’entre nous doit apporter sa contribution et, pour trouver un peu d’argent, Pierre Juillet ira même jusqu’à hypothéquer sa maison. En outre, Georges Pompidou nous interdit d’accepter certains subsides, qu’il juge douteux, et exclut de recevoir tout argent venant de l’étranger.
C’est donc avec des moyens limités que nous faisons campagne, et dans un contexte politique qui, d’entrée de jeu, n’est guère à notre avantage. Georges Pompidou mettra plusieurs semaines avant de remonter dans les sondages. Un soir, Pierre Juillet me confie, à mon arrivée boulevard de la Tour-Maubourg : « Le Premier ministre n’est pas en forme — Qu’est-ce qu’on peut faire ? lui dis-je — Il faut qu’on le sorte, qu’on l’emmène dîner quelque part… » Je décommande le dîner officiel auquel j’étais convié, et nous voilà partis vers le restaurant d’en face. Il est quasiment vide et, plutôt que d’occuper comme d’habitude la petite table du fond qui nous est réservée, Georges Pompidou décide de s’installer en terrasse, en nous disant : « Le moment est venu de se faire connaître. »
En réalité, cet homme fin, subtil, aussi bon connaisseur de la France que des Français, possède toutes les qualités requises pour apparaître peu à peu comme le vainqueur probable et finir par s’imposer. Le 15 juin 1969, au terme d’une campagne exemplaire, Georges Pompidou est élu président de la République, au second tour, avec 58,21 % des voix. Un score sans appel.