63047.fb2
Un matin de juin 1969, peu avant la formation du gouvernement, je reçois un coup de téléphone, à mon domicile parisien, du futur ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing : « Je viens de voir le Président, me dit-il. Vous resterez au Budget. C’est lui qui l’a voulu. » Sous-entendu : « Ce n’est pas moi qui l’ai demandé. » Je lui précise aussitôt qu’ayant acquis une certaine autonomie sous son prédécesseur, François-Xavier Ortoli, j’entends bien la conserver. Il fait mine d’acquiescer : « On devrait pouvoir s’arranger. » Mais le message est clair : mon maintien au secrétariat d’État au Budget ayant été décidé contre son gré, Giscard est bien résolu à limiter mes prérogatives.
J’ai fait la connaissance de Valéry Giscard d’Estaing au début des années soixante. Alors tout jeune ministre des Finances du général de Gaulle, il était déjà assez impressionnant et faisait d’ailleurs tout ce qu’il fallait pour appuyer cette image. L’homme m’était apparu d’une intelligence et d’une stature exceptionnelles. Mais avec une propension manifeste à considérer que les autres comptent peu, bien qu’il eût le souci d’en être aimé autant qu’il estimait devoir l’être. Sans doute a-t-il mis beaucoup de temps avant de s’apercevoir de ma propre existence. Il ne s’en rendra vraiment compte qu’à l’heure où, considéré comme « l’homme de Pompidou », je ne peux que lui apparaître dérangeant. D’autant que le chef de l’État, en me confirmant dès sa prise de pouvoir dans mes attributions ministérielles, signifie par là même à Giscard qu’il souhaite disposer de quelqu’un de sûr auprès de lui.
Le secrétariatd’État au Budget jouissant, depuis que j’en ai la charge, d’une relative indépendance, il est inévitable que son titulaire finisse par être considéré avec méfiance par le ministre des Finances et ses principaux collaborateurs. De fait, irrité par ma liberté d’action, son entourage ne tarde pas à me présenter à Valéry Giscard d’Estaing comme un danger public. Le plus virulent est le directeur adjoint de son cabinet, Jacques Calvet, homme par ailleurs brillant et estimable, qui ne cesse de stigmatiser mes initiatives, les jugeant tout aussi hasardeuses qu’intempestives.
Il est vrai que je me soucie peu de ménager les susceptibilités dès qu’une décision me semble devoir être prise dans l’intérêt du pays. Tel est le cas à cette époque dans l’affaire du Falcon, un nouveau prototype de biréacteur civil conçu par le directeur général de Dassault, Béno Vallières, industriel de renom et grande figure de la Résistance. Les créateurs du Falcon souhaitent que l’État s’engage financièrement à leurs côtés afin d’assurer au mieux le développement de ce petit avion prometteur. Marcel Dassault et Béno Vallières s’adressent à moi pour obtenir cette aide. J’y suis spontanément favorable, convaincu par l’importance de l’enjeu tant sur le plan aéronautique qu’économique. La réponse du ministère des Finances se fait toujours attendre quand les constructeurs du Falcon voient s’ouvrir devant eux un marché colossal. Une société américaine se déclare prête à acheter une centaine d’appareils. Mais pour Dassault l’accord ne peut être conclu que si les pouvoirs publics acceptent de prendre en charge une partie des investissements.
C’est alors que Béno Vallières me téléphone depuis le restaurant parisien où il est en train de négocier avec les futurs acquéreurs. « Ils sont prêts à signer, insiste-t-il. J’ai besoin de l’autorisation de l’État. » Je cherche aussitôt à entrer en contact avec Valéry Giscard d’Estaing. En vain : le ministre, me répond-on, est injoignable. Il chasse officiellement le gros gibier quelque part en Afrique. Impossible de lui parler. Ses collaborateurs eux-mêmes ignorent tout de l’endroit où il se trouve. Que faire dans ce cas sinon m’adresser directement au président de la République ? J’appelle Georges Pompidou, lequel, comme je le sais, déteste qu’on le dérange pour prendre une décision que ses collaborateurs et plus encore ses ministres sont censés assumer. « C’est vous qui vous occupez du budget, me répond-il. Faites au mieux… »
Dès lors, je m’estime fondé à rappeler Béno Vallières pour lui annoncer : « C’est d’accord. Signez ! » Fou de rage en apprenant la nouvelle à son retour d’Afrique, Giscard refusera de m’adresser la parole et même de me serrer la main pendant un certain temps. Il n’empêche que le fantastique succès du Falcon m’a donné amplement raison. Non seulement l’État, en contribuant de la sorte au lancement d’un projet novateur et ambitieux, n’a fait, selon moi, que son devoir, mais cet investissement se révélera pour lui, en fin de compte, largement rentable.
Je serai confronté, quelques années plus tard, à une situation similaire en tant que ministre de l’Agriculture. Il s’agit, cette fois, d’un problème relatif à la fixation, par un décret du ministère des Finances, des prix des fruits et légumes, dont les détaillants réclament à grands cris l’abrogation. Leurs revendications se faisant chaque jour plus pressantes, il devient urgent que le gouvernement prenne position.
Pour sortir de l’impasse, alors que les commerçants menacent de fermer boutique, je cherche à m’entretenir avec le ministre concerné. De nouveau, on me répond que celui-ci est injoignable : il a quitté Paris pour plusieurs jours à destination, cette fois, de la Malaisie où il serait allé chasser le tigre. « Pas question de faire quoi que ce soit en attendant », m’explique son directeur de cabinet. Compte tenu de la situation, je me vois contraint, pour la deuxième fois, de m’en remettre à l’arbitrage du chef de l’État. Georges Pompidou se montre tout aussi agacé que précédemment : « C’est de votre ressort, me dit-il. Réglez le problème… » Pour y parvenir, je n’ai pas d’autre solution que d’annoncer aux intéressés, non la suppression du décret, mais que celui-ci sera appliqué « avec la plus grande souplesse »… Je laisse imaginer la réaction de Valéry Giscard d’Estaing à son retour à Paris.
C’est peu de dire que Giscard ne supporte pas la moindre intrusion sur son territoire, surtout venant de quelqu’un qui passe pour un des protégés de l’Élysée. Homme d’étiquette et de préséances, il s’emploie d’emblée à me signifier sa primauté hiérarchique, celle-ci allant de pair avec la haute idée qu’il se fait de sa supériorité intellectuelle. J’ai très vite compris que, dans son échelle des valeurs, il y avait lui-même, tout en haut, puis plus rien, et enfin moi très en dessous. Aujourd’hui, chaque fois que nous avons l’occasion de nous rencontrer, je lui dis « Bonjour, monsieur le Président » et il me répond de même. Nous sommes désormais à égalité.
Dès le début de notre relation, Valéry Giscard d’Estaing prend soin de me rappeler tout ce qui distingue, selon lui, un ministre des Finances d’un secrétaire d’État au Budget. Me recevant un jour dans son bureau, il me prie d’entrer, non par la grande porte comme j’en avais l’habitude du temps de son prédécesseur, François-Xavier Ortoli, mais par celle de son directeur de cabinet, passage obligé des visiteurs occasionnels. Un autre jour, lors d’un entretien de travail, il fait appeler l’huissier en demandant qu’on lui apporte une tasse de thé, sans se soucier de savoir si je souhaite boire quelque chose. La scène est à ce point cocasse que je ne peux m’empêcher de lui dire, amusé : « Merci, monsieur le ministre, je ne bois jamais de thé. » Attitude naturelle ou calculée, toujours est-il qu’à ce moment-là Giscard ne fait rien pour m’être agréable, comme s’il pressentait déjà en moi un rival potentiel dans sa conquête du pouvoir.
En répondant par un « oui, mais » pour le moins ambigu au référendum d’avril 1969, Valéry Giscard d’Estaing a été l’un des principaux acteurs de la chute du général de Gaulle, celle-ci permettant à ses yeux de hâter une succession dont il entend tirer profit dans les meilleurs délais. En novembre 1970, je l’entendrai me commenter par téléphone la mort du Général en ces termes assez révélateurs : « C’est une page qui se tourne. » On ne peut pas dire qu’il s’agissait là d’une parole historique. Mais c’était du Giscard.
Aucun désaccord de fond ne nous oppose toutefois quant à la politique économique, si bien que nous en arrivons, en Conseil des ministres ou à l’Assemblée nationale, à passer pour plus complices que nous ne le sommes vraiment et même soudés, affirme-t-on, par une hostilité commune au chef de gouvernement, Jacques Chaban-Delmas. Or, mes relations avec le Premier ministre ont été, jusqu’à son départ de Matignon en juillet 1972, bien meilleures qu’on ne l’a prétendu.
Quoique ce dernier ne me paraisse pas avoir toutes les qualités requises pour être à même, un jour, de diriger le pays, je dois à la vérité de dire que je ne me suis nullement senti en désaccord avec son discours réformiste sur la « nouvelle société », imprégné des idéaux d’un « travaillisme à la française » que je défendrai moi-même sept ans plus tard. Si ce discours a été mal perçu à l’Élysée, c’est moins en raison de son contenu que de l’interprétation politique qu’en ont faite aussitôt Pierre Juillet et Marie-France Garaud. Les plus proches conseillers de Georges Pompidou y ont vu, de la part du Premier ministre, un véritable défi lancé au chef de l’État. Je me souviens de leur réaction scandalisée quand ils m’entendirent tous deux faire l’éloge du texte de Chaban. Je n’eus plus qu’à ravaler mes appréciations jugées trop favorables.
Bien qu’ils se soient institués en protecteurs et seuls garants des intérêts de Georges Pompidou, je ne suis pas sûr que Pierre Juillet et Marie-France Garaud aient toujours exprimé la pensée profonde du Président. En réalité, l’un et l’autre sont foncièrement plus conservateurs que celui dont ils affirment refléter les convictions. Georges Pompidou n’est pas homme à se laisser influencer, même s’il sait tirer parti des arguments de ses conseillers. La préoccupation commune de Pierre Juillet et Marie-France Garaud est moins la défense du chef de l’État que celle d’une vision de la France dont ils l’estiment porteur. C’est dans le même esprit qu’ils voudront voir en moi un interprète fidèle et assidu de leurs propres conceptions politiques et façonner mon avenir en conséquence.
Le tandem, il faut le reconnaître, peut se révéler d’une efficacité redoutable dans les jeux d’influence auxquels il s’adonne sans relâche, aussi implacable dans l’art de défaire une carrière qu’habile à imposer l’ascension de l’un de ses protégés. Ennemis résolus de Jacques Chaban-Delmas, Pierre Juillet et Marie-France Garaud n’auront de cesse que de guerroyer contre un Premier ministre dont ils exècrent tant les idées que le style. Me considérant comme membre à part entière de leur clan, ils s’emploieront dans le même temps à assurer ma promotion au sein de l’équipe gouvernementale, jusqu’à me faire apparaître peu à peu comme une sorte de dauphin du Président.
Sans subir son ascendant autant qu’elle a voulu le laisser croire, j’apprécie la femme de grand caractère qu’est Marie-France Garaud. Sa fougue, sa détermination, son assurance intellectuelle, l’intransigeance et l’autorité avec lesquelles elle affirme ses opinions politiques et assène ses jugements, rarement indulgents, sur les hommes, font impression sur moi comme sur la plupart de ceux qui l’ont côtoyée. Elle partage avec Pierre Juillet une passion de la France absolue, irréductible, au point de ne souffrir aucun compromis en matière de souveraineté nationale. Volontiers cassante, impérieuse et dominatrice, Marie-France Garaud a fait des coulisses du pouvoir son domaine de prédilection, où elle peut déployer tous ses talents de tacticienne et de manœuvrière en faveur des quelques hommes qu’elle a choisi de servir, comme au détriment de ceux, plus nombreux, qu’elle a résolu de combattre. Et qui cesse de se reconnaître son disciple ou son allié a vite fait de devenir l’objet de tous ses griefs, comme j’en ferai moi-même l’expérience à mes dépens au cours des années suivantes.
En janvier 1971, ma nomination au ministère chargé des Relations avec le Parlement, où je succède à un des barons du gaullisme, Roger Frey, procède d’une stratégie visant, dans l’esprit de Georges Pompidou comme dans celui de ses conseillers, à la reprise en main de l’UDR dont la direction est confiée à un antichabaniste déclaré, René Tomasini. Les observateurs ne s’y trompent pas, qui voient dans cette opération simultanée une entreprise de déstabilisation dirigée contre le Premier ministre. Dans L’Express, Georges Suffert me désigne comme « l’homme chargé de surveiller le Parlement et l’UDR », auquel Georges Pompidou « vient de confier le sort des municipales et celui des législatives. S’il gagne, ajoute-t-il, M. Chirac deviendra réellement le fils spirituel du président de la République. Il va s’y employer parce qu’il a du goût pour le succès ».
Sous un titre éloquent, « Chirac l’escaladeur », Georges Suffert brosse dans son article le portrait d’un ambitieux « sans finesse », ayant beaucoup « travaillé, voyagé, flatté » pour parvenir à ses fins. « M. Chirac, écrit-il, est fascinant non par ce qu’il a de compliqué, mais par ce qu’il a de simple. Il est ambitieux. C’est tout. Sa vie, son travail, ses jeux, son argent et ses rêves, tout s’ordonne autour de cet objectif unique : réussir. Et comme il a de la méthode, qu’il est raisonnablement intelligent et qu’il a le goût du travail, il va son chemin, d’un pas élastique […]. C’est l’époque qui veut ça. Les jeunes gens, décidément, lorsqu’ils n’ont pas le goût de la révolution, ont celui de l’efficacité à tout prix. » Vision sans doute un peu sommaire d’une « ascension politique » moins préméditée qu’on ne le croit, d’un personnage peut-être plus complexe qu’on ne l’imagine… Suis-je cet homme ici décrit, ou bien un autre ? La question n’est déjà plus là, tant un responsable politique propulsé sur le devant de la scène ne peut que se résigner aux stéréotypes et aux malentendus qui ne manqueront pas d’être aussitôt véhiculés à son sujet. C’est la loi du genre et je m’y suis habitué d’autant mieux que j’ai très vite cessé de m’intéresser à ce que les journalistes peuvent écrire de bien ou de mal me concernant.
Quelques mois plus tard, c’est à un autre exercice obligé, la télévision, que je suis confronté lors d’un face-à-face avec le secrétaire général du Parti communiste, Georges Marchais, pour l’émission « À armes égales » où je dois défendre la politique du gouvernement contre un de ses détracteurs les plus acharnés. Je ne me sentirai jamais très à mon aise à la télévision, et cette première expérience ne se soldera pas par un succès mémorable. Non seulement parce que Georges Marchais est un débatteur habile à se jouer de ses adversaires, quand ils se risquent, comme ce fut mon cas, à l’attaquer de front. Mais en raison même du caractère artificiel de ce style de débat, où les nécessités du spectacle l’emportent toujours, par la force des choses, sur le sérieux de la démonstration. Autant j’aime le contact direct, concret, avec une salle, autant tout me paraît un peu faussé, abstrait, impersonnel, dans un studio de télévision. Cette impression m’a rarement quitté en quarante années de vie publique.
Chargé pour la première fois d’un ministère politique, j’assume mes nouvelles fonctions sans m’intéresser autant que je le devrais aux conciliabules parlementaires, à l’écoute des doléances dans les couloirs de l’Assemblée nationale ou du Sénat, et au suivi des bonnes relations entre le gouvernement et sa majorité. Pour tout dire, je me morfonds très vite dans ce rôle de confesseur ou de confident, d’intermédiaire ou de pacificateur. On me reproche de ne pas prêter assez d’attention aux requêtes des uns, aux états d’âme des autres. D’avoir l’air souvent pressé, débordé, quand il s’agirait de se montrer toujours patient et disponible… À la vérité, l’éphémère député que j’ai été n’est pas assez familier des lieux pour en maîtriser tous les rouages ni en éprouver toutes les subtilités.
Bref, c’est sans regret que je quitterai ce ministère au début de l’été 1972 lors du changement de gouvernement consécutif au départ de Jacques Chaban-Delmas, remplacé à Matignon par Pierre Messmer. J’apprends alors par Pierre Juillet que Georges Pompidou envisage de me confier l’Éducation nationale. Mais je ne me sens pas davantage fait pour ce poste. Avec l’appui de Pierre Juillet et de Marie-France Garaud, je m’efforce d’obtenir une autre affectation. On me propose un « grand ministère technique » comme celui de l’Industrie. Mais je sais que ce ministère sans administration ne dispose pratiquement d’aucune marge de manœuvre vis-à-vis de celui des Finances. Mieux vaudrait, dans ce cas, l’Agriculture… J’obtiens satisfaction in extremis. Et c’est ainsi que je me suis trouvé à la tête de ce ministère dans lequel je passerai quelques-unes des meilleures années de ma vie.