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9EUROPÉEN DE RAISON

En préambule de ce chapitre où il sera beaucoup question de l’Europe, je souhaite rappeler l’œuvre essentielle accomplie dans ce domaine par le général de Gaulle et son successeur, Georges Pompidou, depuis le début de la Ve République.

Comme chacun sait, le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE) a été signé en 1957. Son but était d’instaurer un « Marché commun » entre les six pays signataires (l’Allemagne fédérale, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Italie, la Belgique et la France), c’est-à-dire la libre circulation des biens et des personnes à l’intérieur du groupement, et l’établissement d’un tarif douanier unique à l’égard de l’extérieur. Il prévoyait également une politique économique commune en matière agricole et une coopération économique et financière générale. La principale autorité prévue pour son application était le Conseil, formé par les représentants des gouvernements, mais assisté d’une Assemblée de membres désignés et d’une Commission chargée des tâches exécutives, outre une Cour de justice.

Tel était, dans ses grandes lignes, ce « Marché commun », selon la dénomination familière de la Communauté économique européenne. Le traité de Rome, très complet en ses 248 articles, sans compter les annexes, était assez bien étudié. L’initiative en était hardie, mais dans l’ensemble heureuse et raisonnable. Le mérite en revenait aux gouvernements de la IVe République. Cependant leurs dirigeants se révélaient tout à fait incapables de faire entrer le traité en application, en raison de l’état de délabrement politique, économique, financier dans lequel se trouvait le régime.

Sans le redressement opéré, à partir de 1958, par la Ve République, la France n’aurait pas été en mesure de faire face aux engagements souscrits, et en particulier d’ouvrir ses frontières à la concurrence. Sans la volonté du général de Gaulle, ce traité serait sans doute resté lettre morte, comme tant d’autres. Sans cette volonté, en tout cas, la politique agricole commune n’aurait jamais vu le jour. Nos partenaires n’en voulaient pas et le Général seul a pu obtenir qu’ils y consentent ou s’y résignent. La France y avait un grand intérêt, sans aucun doute. Mais ce fut en même temps la première et pendant longtemps la seule politique commune qui ait été mise en œuvre.

Sans le général de Gaulle et le combat qu’il a mené en décembre 1958, le Marché commun échouait, à quelques semaines de l’entrée en vigueur du traité, devant une offensive anglaise visant à lui substituer une simple zone de libre-échange. Peu de temps après, faute d’avoir pu le saborder, la Grande-Bretagne allait tenter de le détruire par l’intérieur. Sans le refus du général de Gaulle, elle serait devenue membre de la Communauté dès 1962. Elle y serait entrée au prix de dérogations telles que l’organisation communautaire eût volé en éclats. Les zélateurs enfiévrés de l’Europe à tout prix reprochèrent alors au général de Gaulle son intransigeance, mais personne ne peut contester aujourd’hui que ses craintes aient été amplement fondées.

La politique agricole commune a été, aussitôt après l’union douanière, la seconde réalisation du traité. Elle exigeait plus qu’un marché commun des produits agricoles. Elle aurait dû s’attaquer à bien des tâches : harmoniser les conditions de production, moderniser les structures, planifier les actions par région, assurer une protection sociale homogène aux exploitants… En fait, elle s’est surtout contentée d’assurer l’unité du marché, la protection des productions européennes par un système de préférence communautaire et la solidarité financière des pays membres pour fournir aux producteurs certaines garanties de prix. C’était déjà beaucoup.

Par la mise en œuvre progressive d’une organisation très complexe, la Communauté est parvenue à des résultats incontestables. L’agriculture française, en particulier, en a tiré une augmentation de ses revenus et une incitation à accroître sa productivité. En ce domaine, grâce à l’effort de la France, la construction européenne a été une réalité et une réussite.

Cette réussite a été altérée, cependant, par plusieurs facteurs. Le dérèglement monétaire a rendu de plus en plus aléatoire l’uniformité des prix. La parité de chaque monnaie nationale par rapport à l’unité de compte européenne variant constamment, des « montants compensatoires » ont été institués, qui ont grevé lourdement le budget de la Communauté et favorisé les pays à monnaie forte, au risque de pénaliser nos agriculteurs. La préférence communautaire a été discrètement écartée par quelques pays membres, victime d’interventions extérieures, notamment celle des États-Unis, qui ont fait admettre que certains de leurs produits seraient soustraits aux droits de protection de la Communauté. Enfin, les mêmes partenaires, qui n’avaient admis qu’à contrecœur la politique commune, n’ont jamais renoncé à l’intention de la remettre en cause.

Pour le reste, l’histoire de l’Europe n’est encore à cette époque qu’une longue suite d’échecs et de déceptions. Aucun résultat en matière de politique énergétique commune, en dépit des intentions affirmées par les chefs d’État et de gouvernement en 1972. Beaucoup de désillusions en matière d’union monétaire, malgré de nombreuses tentatives pour réduire les fluctuations engendrées par le désordre monétaire international et par les taux d’inflation variables en chacun des pays membres. Aucune politique industrielle commune digne de ce nom. Divisés, les Européens ont laissé les États-Unis écraser, chaque fois que ceux-ci l’ont pu, les industries de pointe dans les États de la Communauté.

L’industrie aéronautique, en est, hélas ! le meilleur exemple. Lorsqu’un certain nombre d’États européens ont eu à choisir, pour la modernisation de leurs forces aériennes, entre un avion français et un avion américain, on sait qui emporta ce « marché du siècle » et sous quelles pressions. On sait l’accueil fait par les États-Unis au Concorde, les hésitations des compagnies européennes devant l’Airbus. Bref, il y eut une volonté à peine déguisée des Américains de réduire au rôle de sous-traitant la seule industrie aéronautique capable de rivaliser avec la leur. Mais il y eut aussi indifférence ou complicité de quelques États européens devant cette entreprise de destruction.

Sans cultiver des sentiments anti-américains qui seraient injustes, ni souhaiter que l’Europe cherche à s’affirmer en s’opposant systématiquement aux États-Unis, on peut aspirer néanmoins à une coopération équilibrée entre véritables partenaires. Que signifierait l’Europe et quel prestige aurait-elle si ses industries ne devaient plus travailler que dans la dépendance des grandes sociétés américaines ?

Les aspirations nationales de la France, et même sa volonté européenne, sont rarement comprises de nos partenaires, qui se résignent sans trop de peine à un protectorat américain à peine déguisé, ou qui le souhaitent. L’expérience a démontré amplement que seule la volonté européenne de la France peut contrecarrer cette tendance. Il suffit de se souvenir que jamais la Communauté n’aurait seulement pris le départ si la France, au temps du général de Gaulle, avait été paralysée par des décisions majoritaires. Seule la volonté de la France a pu l’amener à secouer son inertie et sa bureaucratie, d’une part pour défendre ses intérêts communs, de l’autre pour mener à bien les nombreuses tâches qui s’imposent à elle dans tous les domaines.

Sans abuser de citations du général de Gaulle, je voudrais rappeler celle-ci, qui date d’avril 1942. Le chef des Français libres y disait : « La France a depuis mille cinq cents ans l’habitude d’être une grande puissance… La France ne doit pas se faire plus grande qu’elle est… » Mais, « en raison de l’opinion que l’on a d’elle historiquement et qui lui ouvre une sorte de crédit latent quand il s’agit d’universel », elle est « par excellence le champion de la coopération internationale pourvu qu’elle apparaisse comme une nation aux mains libres dont aucune pression du dehors ne détermine la politique »…

Si je tiens à souligner ici la contribution décisive que les gaullistes ont apportée à la construction européenne, c’est pour réfuter une thèse, complaisamment entretenue par leurs adversaires, selon laquelle ils n’auraient pris part à cette entreprise que contraints et forcés par les événements et pour s’appliquer, en définitive, à en retarder le processus. Fallait-il laisser l’Europe s’accomplir à n’importe quelle condition, au nom d’un idéalisme qui n’eût pas de freins ? Ou considérer tout au contraire que le meilleur service à lui rendre était de faire en sorte qu’elle s’élabore de part et d’autre avec lucidité, prudence et réalisme ? C’est à cette dernière approche, la plus pragmatique, et la seule viable, que les gaullistes se sont toujours identifiés. Pour eux, l’Europe est une nécessité sans être un dogme, une conquête exigeante et non une solution magique à tous les problèmes du moment.

C’est à tort qu’on a parfois mis en doute mes propres convictions dans ce domaine et caricaturé mes prises de position en me présentant comme une sorte de converti malgré lui, rallié par la force des choses à une cause à laquelle il ne croyait pas. La vérité est que j’ai été dès l’origine un européen, non de passion, mais de raison, préoccupé, dès que j’en ai eu la charge, de défendre les intérêts français à l’intérieur de l’Union tout en m’évertuant à faire progresser celle-ci vers un fonctionnement plus responsable et cohérent. Deux objectifs souvent difficiles à concilier et qu’on ne peut atteindre sans évolution ni adaptation permanentes. Mais par-delà les réserves et les mises en garde qu’il m’est arrivé d’exprimer, l’enjeu m’a toujours paru d’une telle importance pour l’essor de notre pays comme pour la stabilité du continent, à l’heure des grands ensembles internationaux, que je n’ai jamais économisé mes efforts pour permettre à la Communauté européenne de s’affirmer autant qu’elle le pouvait.

En avril 1972, je me suis engagé en faveur de l’élargissement de l’Europe des Six à la Grande-Bretagne, à l’Irlande et au Danemark, lors du référendum, voulu par Georges Pompidou, pour ratifier leur traité d’adhésion. En dépit des complications qu’elle risquait d’entraîner, je voyais plus d’avantages que d’inconvénients à l’entrée de ces trois nouveaux membres, notamment celle de l’Angleterre. Certes, on pouvait s’attendre à ce que cette dernière garde toujours une marge de manœuvre vis-à-vis de la Communauté. Mais à tout prendre, j’estimais qu’il valait mieux désormais qu’elle fût à l’intérieur plutôt qu’à l’extérieur de l’Europe. Comment imaginer une Europe dont elle eût été durablement exclue, alors même que la Grande-Bretagne est, qu’on le veuille ou non, une nation européenne, qu’elle dispose d’alliés traditionnels au sein du continent, et que ses courants d’échanges s’opèrent avec l’ensemble des pays de l’Union ? Pour autant, il était aisé de prévoir que cette intégration n’irait pas sans embûches ni complications de tous ordres.

Alignée sur les États-Unis, dans ce domaine comme dans d’autres, l’Angleterre était foncièrement hostile à toute Europe agricole, laquelle lui paraissait menacer directement ses propres intérêts. Il n’empêche qu’après avoir dû, malgré tout, en accepter le principe, elle a fini par s’en accommoder peu à peu et selon son rythme, au prix d’âpres négociations et d’affrontements quasi constants, en particulier avec la délégation française.

Une anecdote illustre bien le climat de grande défiance qui prévaut alors entre nos deux pays. Les tensions sont si fortes qu’aucun accord ne peut être adopté entre les Neuf sans qu’une solution franco-britannique ait été trouvée au préalable. Et il faut toujours, pour y parvenir, de longs tête-à-tête avec nos homologues d’outre-Manche. Je me souviens d’un ministre anglais de l’Agriculture avec qui j’entretenais des relations extrêmement difficiles. Nous allions sans cesse d’algarades en altercations. Naturellement, ce ministre refusait de s’exprimer dans une autre langue que la sienne, affectant de tout ignorer du français jusqu’au jour où, son gouvernement ayant perdu les élections, il fut contraint de quitter Bruxelles.

Un déjeuner fut organisé en son honneur par les autres ministres de l’Agriculture européens, comme il était de tradition quand l’un d’entre nous allait être remplacé. Ces repas étaient présidés par chaque ministre à tour de rôle. Le hasard voulut que la charge en incombe, cette fois-là, au représentant de la France. À la fin du déjeuner, je me lève donc pour porter un toast, au nom de tous, à notre collègue britannique sur le départ. Et c’est alors qu’à ma grande surprise j’entends celui-ci me répondre dans un français impeccable. Il parlait notre langue à la perfection et avait pris soin de me le cacher pour mieux profiter à mon insu de ce que je disais à mes collaborateurs lors de nos négociations…

L’Angleterre n’est pas le seul de nos partenaires auquel nous opposaient des relations parfois conflictuelles. Le ministre allemand de l’Agriculture, Josef Hertl, pouvait se montrer encore plus rude et vindicatif que son homologue britannique. Nous avons eu des affrontements spectaculaires à propos de la fixation des prix agricoles. Un jour, Hertl ira même jusqu’à faire une déclaration à la presse allemande et française en proférant : « Chirac est un fou » et en me conseillant de me faire psychanalyser, déclaration qui fit naturellement la une des journaux des deux pays. Cela dit, nous étions aussi attachés l’un que l’autre à la poursuite du rapprochement franco-allemand engagé par de Gaulle et Adenauer, et, à ce titre, liés par une connivence particulière… Je me souviens de ma consternation lorsque Josef Hertl, pris d’un malaise au cours d’une réunion, fut transporté d’urgence à l’hôpital. On sut peu après qu’il n’avait rien de grave. Mais son état de santé m’avait inquiété comme s’il s’était agi de celui d’un frère…

Si vives fussent-elles, nos querelles restaient celles d’hommes conscients de la nécessité d’aboutir, tôt ou tard, à un accord. Il arrivait que certains « marathons agricoles » durent deux, voire trois jours, quasiment sans interruption. La durée de ces négociations s’expliquait par le fait que chacun de nous, pour des raisons politiques, partait toujours très loin du point d’arrivée, avant de s’en rapprocher peu à peu, par échanges, concessions et dosages progressifs, selon une alchimie qui réclamait autant de patience que de ténacité.

La première fois que je suis arrivé à Bruxelles, mon directeur de cabinet, François Heilbronner, m’avait précisé sur une simple fiche les deux produits spécifiques dont je devais défendre les prix en réunion restreinte des ministres de l’Agriculture. Étant novice, je me suis montré intraitable, ce qui me valut d’obtenir gain de cause. Mais je compris très vite que, si le but était bien de garantir à nos agriculteurs les prix les plus rémunérateurs, la bonne méthode pour y parvenir ne pourrait être durablement celle de l’intransigeance.

Mon intérêt pour les questions agricoles ne datait pas du jour de ma nomination à la tête du ministère concerné. Très jeune, j’ai été émerveillé par la richesse et la beauté des campagnes françaises telles que je les découvrais lors de mes vacances d’été en Corrèze. La vue d’une terre bien entretenue, d’un bel animal dans une cour de ferme, fruit de la symbiose la plus parfaite entre l’œuvre de la nature et le travail de l’homme, me captivait. J’y trouvais d’inépuisables leçons de vie. Mes premiers contacts avec le monde paysan remontent à cette époque-là. Un monde auquel je me suis toujours senti rattaché, depuis lors, par des liens amicaux et chaleureux, dont témoigne, encore aujourd’hui, chacune de mes visites au Salon de l’Agriculture.

Loin de chercher, lors de mon entrée en fonctions, à tracer une doctrine nouvelle et originale en matière agricole, j’insiste sur le fait que l’agriculture est plus que jamais un atout pour notre économie. J’affirme qu’il s’agit tout à la fois de lutter contre l’exode rural et de renforcer les exploitations de type familial. Alors que la Commission de Bruxelles envisage de réduire le développement de certains produits et, soucieuse d’en finir avec les excédents, prône la mise en jachère de millions d’hectares cultivables, je suis de ceux, peu nombreux parmi les dirigeants français et plus encore européens à cette époque, qui plaident tout au contraire pour un accroissement continu de la production agricole.

Mon raisonnement se fonde sur l’idée, à ce moment-là contestée, mais amplement vérifiée depuis lors, que la population mondiale étant appelée à augmenter, une politique agricole restrictive conduirait inéluctablement à une crise alimentaire. Au lieu de créer les conditions d’une pénurie ultérieure, mieux valait, selon moi, s’organiser pour gérer dans les meilleures conditions des situations d’excédents, mais aussi permettre de dégager des surplus importants susceptibles d’être exportés.

Dans une « Note sur la situation du marché commun agricole », je mets en garde dès 1973 sur le danger de créer au sein de la Communauté comme dans le reste du monde « une situation de dépendance alimentaire qui, dans certaines circonstances, peut se révéler dramatique ». Je m’élève contre l’idée qu’on puisse demander à un pays comme la France de renoncer à l’existence d’une paysannerie familiale alors que « sa situation évolue au fur et à mesure que la production s’oriente vers des productions de qualité non industrialisées ». J’ajoute qu’ « une exploitation de ce type peut être utile à l’environnement, à la préservation du sol et des paysages, et à l’équilibre social et régional ».

En conclusion, je souhaite l’organisation d’« une sorte d’OPEP alimentaire » des pays producteurs de richesses agricoles pour imposer leurs prix aux grands pays consommateurs, l’URSS, la Chine et le Japon, et satisfaire du même coup aux besoins des pays sous-développés en leur permettant de bénéficier de l’écoulement des excédents éventuels. Ceci supposant « purement et simplement, selon moi, que l’on modifie la conception générale du marché alimentaire et qu’au lieu de raisonner comme au XIXe siècle ou de livrer le marché à quelques entreprises concurrentes, on découvre tout à coup ce phénomène entièrement nouveau qu’est la croissance de la population du globe ». Cette population étant appelée à doubler d’ici l’an 2000, l’objectif devait être, d’après moi, de quadrupler la production agricole en moins de trente ans. Et, pour la France, de développer sa propre production jusqu’à en faire un secteur de pointe de ses exportations.

Parallèlement au combat incessant, et vite remarqué, que je mène à Bruxelles pour faire prévaloir ces vues à long terme, contraires aux idées dominantes et à la politique des « quotas » que la Commission tente d’imposer, je m’efforce d’assurer aux agriculteurs français de meilleures conditions de vie et de travail.

Pour atteindre cet objectif, je m’appuie sur une concertation permanente avec les responsables professionnels, notamment le président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, Michel Debatisse, et le « patron » des éleveurs, Marcel Bruel, l’un et l’autre devenus des amis personnels. Considérant que l’État ne doit pas gérer l’agriculture à coup de décrets, je crois plus utile de miser sur une collaboration étroite entre les pouvoirs publics et les dirigeants syndicaux dans le cadre des « conférences annuelles » que j’anime comme ministre en 1972 et 1973 et présiderai en tant que Premier ministre de 1974 à 1976. Mais cette concertation est aussi à l’origine de nombreuses réunions moins formalistes, tels les « mardis mensuels » que je tiens avec l’ensemble des professionnels. Dans le même temps, le soutien apporté par l’État à la constitution d’organisations interprofessionnelles comme l’interprofession laitière exprime notre souci de décentralisation systématique.

Outre les efforts budgétaires constamment accrus en faveur de l’investissement, cette politique de développement de l’agriculture se traduit par un grand nombre de décisions concrètes, prises souvent à l’issue des conférences annuelles. Je tiens ici à en rappeler les principales :

— Création de l’Office national de la viande (1972).

— Création des prêts spéciaux à l’élevage (1973).

— Intensification de la lutte contre la brucellose et augmentation considérable des crédits affectés à cette action (1972-73).

— Dotations d’installation pour les jeunes.

— Fonds d’assurance formation (1973).

— Service de remplacement (1973).

— Amélioration des retraites.

— Réforme et relance de l’« Indemnité viagère de départ », l’IVD.

— Création de l’indemnité spéciale montagne (1973).

— Création de l’aide au ramassage du lait en zone de montagne (1973).

Jamais sans doute, depuis longtemps, un gouvernement n’a autant fait, et en si peu de temps, en faveur de notre agriculture, désormais dotée de structures de soutien durables et efficaces. Quant aux prévisions que je formulais voici plus de trente-cinq ans, concernant la nécessité vitale de préserver une économie susceptible de répondre aux besoins croissants de la population mondiale, elles se révèlent aujourd’hui, à l’heure où j’écris ce livre, fondées et confirmées au-delà même de ce que je pouvais alors pressentir.

Comme je l’ai dit dans une tribune publiée dans Le Monde en 2008, la planète est confrontée au spectre des grandes famines alors même qu’elle traverse une crise financière dangereuse. La cohésion, si délicate, de la communauté internationale est doublement menacée et cette conjonction des périls fait courir au monde un risque sans précédent. Sans mesures d’urgence et de fond, nous assisterons à des émeutes de plus en plus violentes, à des mouvements migratoires de plus en plus incontrôlables, à des conflits de plus en plus meurtriers, à une instabilité politique croissante. Les ingrédients d’une crise majeure sont réunis et la situation peut très vite se dégrader.

Face à ce danger, la communauté internationale doit assumer ses responsabilités, toutes ses responsabilités, dans une totale coopération du Nord et du Sud. Elle doit se mobiliser autour d’objectifs précis pour résoudre, d’abord, la question de l’urgence. L’Europe et les États-Unis ont enfin annoncé le déblocage d’une aide d’urgence au profit du Programme alimentaire mondial. Je ne doute pas que les autres grandes puissances, membres du G8, pays émergents et pays de l’OPEP qui tirent des rentes exceptionnelles de l’augmentation du prix du pétrole, auront à cœur de prendre toute leur part de cet effort immédiat de solidarité. Mais il s’agit ensuite de résoudre les problèmes structurels : je plaide depuis longtemps pour qu’on aille au-delà des seules mesures d’urgence conjoncturelles. C’est une véritable révolution des modes de pensée et d’action en matière de développement, notamment dans le domaine agricole, qui s’impose.

L’offre de produits alimentaires au niveau mondial est insuffisante. Je n’ai jamais cessé de me battre contre le gel de la production en Europe et de promouvoir le développement agricole des pays pauvres. Il nous faudra demain nourrir 9 milliards d’hommes. Tout le monde se rend compte, enfin, que l’humanité a besoin de la production de toutes ses terres agricoles. L’autosuffisance alimentaire est le premier des défis à relever pour les pays en développement. Des outils existent. Nous savons tous ce qu’il faut faire : infrastructures rurales, stockage, irrigation, transport, financement des récoltes, organisation des marchés, microcrédit, etc.

L’agriculture vivrière doit être réhabilitée. Elle doit être encouragée. Elle doit être protégée, n’ayons pas peur des mots, contre une concurrence débridée des produits d’importation qui déstabilisent l’économie de ces pays et découragent les producteurs locaux.

Pour relever ce défi, il est nécessaire d’investir à la fois dans la recherche, afin de développer des productions et des variétés adaptées aux nouvelles donnes du changement climatique et de la raréfaction des ressources en eau, et dans la formation et la diffusion des techniques agricoles. Il faut miser sur les hommes, sur les producteurs locaux, qui doivent percevoir la juste rémunération de leurs efforts. Les échanges doivent obéir à des règles équitables, respectant à la fois le consommateur et le producteur. La libre circulation des produits ne peut pas se faire au détriment des producteurs les plus fragiles.

Les besoins d’investissements sont massifs et pour longtemps. Il est vital de maintenir l’effort d’aide publique au développement et de respecter l’objectif de 0,7 % du PIB.

Il est aussi vital de dégager des ressources additionnelles par des financements innovants. Que n’ai-je entendu quand j’ai milité, avec mon ami, le président Lula du Brésil, pour l’idée, pourtant évidente, que le financement du développement requiert des ressources pérennes ! La taxe sur les billets d’avion a permis en 2007 de dégager plusieurs centaines de millions d’euros en faveur de l’accès aux médicaments. C’est un succès. D’autres efforts du même ordre devraient permettre de dégager rapidement les ressources nécessaires pour faire face à la crise alimentaire.

Il s’agit par exemple, comme le suggère le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, dans le cadre de conversations avec les fonds souverains, de voir comment orienter une partie de leurs moyens vers des investissements productifs en Afrique. Il s’agit surtout, face au caractère inédit de la crise que nous vivons, de prendre conscience que la communauté internationale n’a d’autre choix que celui de l’imagination et de la solidarité.