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II. LE CENTIÈME NOM DU SEIGNEUR

Sur le pelage d'un jaguar. – La magie du nom chez les primitifs et les Égyptiens. – Comment adoucir l'ours. – Les secrets du son. – La gnose et le langage révélé. – Fulcanelli et la langue des oiseaux. – Hypothèse sur les écritures magiques. – L'étonnante histoire du manuscrit Voynitch. – La rivière de Padirac. – Le livre du grand Seth.

« Un Juif, dit Gustav Meyrinck, est celui qui est circoncis, sait pourquoi il l'est, et connaît le Nom sous toutes ses faces. »

« Le Seigneur possède quatre-vingt-dix-neuf noms accessibles à l'entendement humain, quatre-vingt-dix-neuf attributs : il est juste, miséricordieux, tout-puissant, etc. Mais il a un centième nom qui brille dans les cieux. Celui qui l'apprend s'élève au-dessus de la condition humaine ; en lui résident la pensée et la puissance infinies : il est le maître du nom. Une longue chaîne de maîtres du nom, dit Israël Baal Shem, lie les siècles à la révélation originelle, de l'immémorial Melchi Sedek à nos jours. » Eliezer de Worms assurait que le nom est inscrit sur une épée, et lorsque le Juif errant voit celle-ci, il lui faut se remettre en route… Dans une nouvelle remarquable de Jorge Luis Borges, le mage Tzinacan, prêtre sacrificateur de la pyramide de Qaholom, est enfermé dans une prison profonde où il va mourir, n'ayant pas voulu révéler la cache du trésor aux Espagnols. Un jaguar, qui attend de l'autre côté du mur, le dévorera. Tzinacan cherche le nom, la formule de la structure absolue, de l'éternité. Dieu l'écrivit le premier jour de la création. « Il l'écrivit de telle sorte qu'elle parvienne aux générations les plus éloignées et que le hasard ne puisse l'altérer. Personne ne sait où il l'écrivit, ni avec quelles lettres, mais nous ne doutons pas qu'elle subsiste quelque part, secrète, et qu'un élu un jour doive la lire […]. Peut-être la formule était-elle écrite sur mon visage, et étais-je moi-même le but de ma recherche. À ce moment, je me souvins que le jaguar était un des attributs de Dieu. » Et c'est sur le pelage du fauve que Tzinacan, muet, indifférent à lui-même, et à sa fin, « laissant ses jours l'oublier, étendu dans l'obscurité », déchiffre « les ardents desseins de l'univers ».

Toutes les traditions, primitives, gnostiques, cabalistes, enseignent qu'il est un nom suprême, clé de toutes choses. Mais aussi que chaque chose et chaque créature a son nom véritable qui contient et exprime sa nature essentielle, sa situation et son rôle dans l'harmonie universelle. Cette idée se retrouve dans les antiques civilisations. Le vrai nom de Rome était gardé secret, et Carthage fut détruite, disait-on, lorsque les Romains apprirent par trahison son nom caché.

Pour l'homme dit « primitif », il n'y a pas de distance entre la chose et le mot qui exprime la chose, pas de distance entre le souffle, principe vital, et le Verbe que forme ce souffle entre les dents. Le langage est une substance et une force matérielle qui n'est pas conçu comme un ailleurs mental, une démarche d'abstraction, mais comme un élément du corps et de la nature. Ainsi que la matière et l'esprit, le réel et le langage, le signifiant et le signifié se confondent dans l'unité du monde extérieur et du monde intérieur. De sorte que la plupart des systèmes magiques reposent sur un traitement de la parole considérée comme une force réellement agissante. Il y a des mots secrets, trop puissants pour être maniés par les non-initiés ; il y a des interdits sur des mots ; il y a des paroles qui sont des instruments opératifs de l'incantation ou de l'exorcisme. Dans la langue akkadienne, « être » et « nommer » sont synonymes. Dans son livre célèbre, Le Rameau d'or, Frazer note que, dans plusieurs tribus primitives, « le nom peut servir d'intermédiaire – aussi bien que les cheveux, les ongles, ou toute autre partie de la personne physique – pour faire agir la magie sur cette personne ». Pour l'Indien d'Amérique du Nord, son nom est une partie de son corps ; si l'on maltraite son nom, on attente à sa vie.

Julia Joyaux (Le Langage, cet inconnu) remarque : « Le nom ne doit pas être prononcé, car l'acte de prononciation-matérialisation peut révéler-matérialiser les propriétés réelles de la personne qui le porte, et la rendre ainsi vulnérable au regard de ses ennemis. Les Esquimaux obtenaient un nom nouveau quand ils devenaient vieux. Les Celtes considéraient les noms comme synonymes de l'“âme” et du “souffle”. Chez les Yuins de la Nouvelle-Galles du Sud en Australie et chez d'autres peuples, toujours d'après Frazer, le père révélait son nom à son enfant au moment de l'initiation, mais peu de personnes le connaissaient. En Australie, on oublie les noms, on appelle les gens : “frère, cousin, neveu…” Les Égyptiens avaient eux aussi deux noms : le petit qui est bon et réservé au public, et le grand qui est dissimulé. De telles croyances liées au nom propre se rencontrent chez les Kru de l'Afrique occidentale, chez les peuples de la côte des Esclaves, les Wolofs de la Sénégambie, aux îles Philippines, aux îles Bourrou (Indes orientales), dans l'île de Chiloé (large de la côte méridionale du Chili), etc. Le dieu égyptien Rê, piqué par un serpent, se lamente : “Je suis celui qui a beaucoup de noms et beaucoup de formes… Mon père et ma mère m'ont dit mon nom ; il est caché dans mon corps depuis ma naissance pour qu'aucun pouvoir magique ne puisse être donné à quelqu'un qui voudrait me jeter un sort.” Mais il finit par dévoiler son nom à Isis qui devient toute-puissante. Des tabous pèsent aussi sur les mots qui désignent des degrés de parenté.

« Chez les Cafres, il est défendu aux femmes de prononcer le nom de leur mari et du beau-père, de même que tout mot qui leur ressemble. Cela entraîne une modification du langage des femmes telle qu'elles parlent en fait une langue distincte. Frazer rappelle à ce sujet que, dans l'Antiquité, les femmes ioniennes n'appelaient jamais leur mari par son nom, et que nul ne devait nommer un père ou une fille pendant qu'on observait à Rome les rites de Cérès.

« Les noms des morts sont aussi sous les lois du tabou. De telles coutumes étaient observées par les Albanais du Caucase, et Frazer les remarque aussi chez les aborigènes d'Australie. Dans la langue des Abipones du Paraguay, on introduit des mots nouveaux chaque année, car on supprime par proclamation tous les mots qui ressemblent aux noms des morts, et on les remplace par d'autres. On comprend que de tels procédés liquident la possibilité d'un récit ou d'une histoire : la langue n'est plus le dépôt du passé, elle se transforme avec le cours réel du temps.

« Les tabous concernent également les noms des rois, des personnages sacrés, les noms des dieux mais aussi d'un grand nombre de noms communs. Il s'agit surtout de noms d'animaux ou de plantes considérés comme dangereux, et dont la prononciation équivaudrait à invoquer le danger lui-même. Ainsi dans les langues slaves le mot qui signifie “ours ” a été remplacé par un mot plus “anodin”, dont la racine est “miel”, et donne par exemple “med'ved” en russe, de “med” : miel. L'ours maléfique est remplacé par quelque chose d'euphorique.

« Ces prohibitions semblent aller de soi avec des “impossibilités” naturelles, et peuvent être levées ou expiées par certaines cérémonies. Plusieurs pratiques magiques sont fondées sur la croyance que les mots possèdent une réalité concrète et agissante, et il suffit de les prononcer pour que leur action s'exerce. Telle est la base de plusieurs prières ou formules magiques qui “portent” guérison ; pluie sur les champs, récolte abondante, etc. »

Nous autres, « civilisés », avons établi une dichotomie entre esprit et matière, réel et langage, et notre conception générale dualiste nous invite à considérer le langage comme une fonction séparée, la linguistique comme une science distincte, le « fait linguistique » comme relevant d'une approche purement formelle, abstraite. Un linguiste comme Boas pousse cette vision isolante jusqu'à nier un rapport entre le langage d'une tribu et sa culture. Or, non seulement il y a, comme l'estime Malinowsky, relation entre le langage et le contexte culturel et social, mais il y a peut-être relation, dans « la magie qui fonctionne », entre le mot, le souffle, le son, la posture, le moment, le lieu, la disposition de l'assemblée au cours de laquelle il est prononcé, avec accompagnement rythmique, et l'action effective entreprise. Nous ne savons pas encore grand-chose des vertus du son, dont nous entretiennent les civilisations magiques et spirituelles. Nous n'avons pas encore systématiquement étudié le souffle et son articulation comme « machine », moyen d'action sur le psychisme, sur la nature. Il se peut que la linguistique, au sens moderne de cette discipline, soit une science des écorces, et qu'il y ait une science de la pulpe, que nous découvrirons ou redécouvrirons peut-être un jour.

L'idée qu'il existe des « maîtres-mots », qui seraient des clés du réel, s'exprime à des degrés divers dans les mentalités « primitives » et dans les métaphysiques du courant gnostique. Chaque chose, chaque être, a son nom mystérieux inscrit au répertoire de la connaissance absolue Dieu a nommé sa création, dans un langage que les élus seront appelés à re-connaître. « Bien peu de gens, dit le gnostique, peuvent posséder cette connaissance, un entre mille, deux entre dix mille » (Basilide ; Irénée, Adversus haereses, I, 24, 6). Simon le Magicien commence ainsi sa grande « Révélation » (Apophasis) : « Ceci est l'écrit de la révélation de la Voix et du Nom, venant de la Pensée et de la grande Puissance infinie. C'est pourquoi il sera scellé, caché, enveloppé dans la demeure en laquelle la racine du Tout a ses fondements. »

Il y aurait donc, selon les Anciens, un langage révélé, dans lequel les noms ne seraient pas le symbole véhiculaire des choses, mais l'expression et la réalité de la structure ultime des choses. Et nos langues ne seraient que le souvenir estompé de ce langage originel divin. Parfois, un mot paraît encore rattaché par quelque lien ténu à sa racine divine. Son ambivalence éclairante, ou son complexe contenu numérique, semble évoquer son rattachement à quelque encyclopédie des vérités primordiales. Ainsi, le mot phôs, en grec, signifie, selon l'accentuation, homme ou lumière. Ainsi, dans les sectes gnostiques chrétiennes de l'empire romain, on utilisait comme signe de reconnaissance des gemmes portant gravé le mot magique Abraxas, ou Abrasax. Et, comme le note Serge Hutin (Les Gnostiques), « en additionnant les valeurs numériques respectives des lettres grecques de ce mot, puisqu'en grec ancien les chiffres se représentaient par des lettres, on obtient trois cent soixante-cinq, qui est aussi la valeur de Mithra et qui correspond à la fois au nombre de cercles que le Soleil paraît décrire et à la croyance, chez les Basilidiens, qu'il existe trois cent soixante-cinq cieux ou univers ». Tout mot, dans la « vraie langue », serait savoir et magie, c'est-à-dire révélation de la structure de la chose nommée et puissance absolue sur cette chose, réservoir de ses significations ultimes dans leur correspondance avec l'harmonie universelle.

Dans son célèbre ouvrage Le Mystère des cathédrales, Fulcanelli, montrant que les grands édifices religieux du Moyen Âge sont, en réalité, des livres de pierre qui enseignent la science alchimique et contiennent « la même vérité positive, le même fond scientifique que les pyramides d'Égypte, les temples de la Grèce, les catacombes romaines, les basiliques byzantines », propose une interprétation de l'expression « art gothique ». Cette interprétation fait appel à l'existence d'une grande langue originelle. Il faut, dit-il, rechercher l'explication dans l'origine cabalistique du mot, plutôt que dans sa racine littérale. En d'autres termes, il y a une linguistique ésotérique qui est la véritable linguistique structuraliste :

« Quelques auteurs perspicaces, frappés de la similitude qui existe entre gothique et géotique, ont pensé qu'il devait y avoir un rapport étroit entre l'art gothique et l'art géotique, ou magique.

« Pour nous, art gothique n'est qu'une déformation orthographique du mot argotique, dont l'homophonie est parfaite, conformément à la loi phonétique qui régit, dans toutes les langues, et sans tenir aucun compte de l'orthographe, la cabale traditionnelle. La cathédrale est une œuvre d'art goth, ou d'argot. Or, les dictionnaires définissent l'argot comme étant « un langage particulier à tous les individus qui ont intérêt à se communiquer leurs pensées sans être compris de ceux qui les entourent ». C'est donc bien une cabale parlée. Les argotiers, ceux qui utilisent ce langage, sont des descendants hermétiques des argonautes, lesquels montaient le navire Argo, parlaient la langue argotique, en voguant vers les rives fortunées de Colches pour y conquérir la fameuse toison d'Or […].

« Ajoutons enfin que l'argot est une des formes dérivées de la langue des oiseaux, mère et doyenne de toutes les autres, la langue des philosophes. C'est elle dont Jésus révèle la connaissance à ses apôtres, en leur envoyant son esprit, l'Esprit-Saint. C'est elle qui enseigne le mystère des choses et dévoile les vérités les plus cachées. Les anciens Incas l'appelaient langue de cour, parce qu'elle était familière aux « diplomates » à qui elle donnait une double science : la science sacrée et la science profane. Au Moyen Âge, on la qualifiait de Gaie Science, ou Gay Sçavoir, Langue des Dieux, Dive Bouteille. La tradition nous assure que les hommes la parlaient avant l'édification de la tour de Babel, cause de sa perversion et, pour le plus grand nombre, de l'oubli total de cet idiome sacré. »

Que penser de ces affirmations réitérées dans toutes les grandes traditions et de leur écho dans les magies verbales des « primitifs » ? Notre chemin n'est pas l'adhésion superstitieuse. Mais nous pouvons nous demander, dans un esprit d'ouverture, s'il n'y a pas quelque base raisonnable à une recherche orientée de ce côté.

Tout nous porte aujourd'hui à penser que les langues ne remontent pas dans le temps jusqu'au gargouillis néanderthalien. L'anthropologie structuraliste même évoque l'hypothèse d'une apparition brusque du langage : « quels qu'aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l'échelle de la vie animale, le langage n'a pu naître que d'un seul coup » (Lévi-Strauss). Pour Sapir, dès le « début », le langage est « formellement complet » et dès qu'il y a homme, il y a langage. Pour Leroi-Gourhan, les traces les plus anciennes d'un langage et du symbole graphique remontent à la fin du moustérien et deviennent abondantes vers trente-cinq mille ans avant notre ère. Il n'y aurait pas eu une préhistoire du langage. Celui-ci aurait été en quelque sorte « donné » et serait, en quelque sorte, « éternel ». Nous commençons aussi à nous demander si le Néanderthalien, que nous prenions, il y a encore quelques années, pour l'ancêtre de l'homme, ne serait pas un produit de croisement, coexistant, voici cinquante millénaires, avec un homo habilis infiniment plus vieux. Le préhistorien américain Alexander Marshak, dans de nombreuses communications en 1964, a fait état de signes, sur des galets, révélant des traces de mathématiques paléolithiques. Ces signes sembleraient correspondre à un calendrier lunaire vieux de trente-cinq mille ans. L'établissement d'un tel calendrier laisse supposer l'existence de connaissances mathématiques notables, ou, en tout cas, des notations de périodicité. S'il s'agit là des restes d'une culture disparue, antérieure au Néanderthalien, sommes-nous en présence des vestiges d'une grande langue primordiale ? Nous pouvons aussi rêver à un temps des cavernes qui aurait vu la coexistence de survivants d'une civilisation et de Néanderthaliens, comme notre temps des fusées voit la coexistence d'ingénieurs de la N.A.S.A. et d'Indiens Coghis.

Enfin, nous commençons tout juste le déchiffrement par ordinateurs de langues de haute Antiquité, aussi complexes, semble-t-il, que le sanscrit et l'égyptien, comme, par exemple, l'écriture des tablettes de la vallée de l'Indus. Ces déchiffrements et l'étude des correspondances entre les écritures très anciennes peuvent nous réserver des surprises. « L'idée qu'il fut un temps, écrit Lincoln Barnett, où tous les hommes civilisés parlaient la même langue, n'est en aucune façon limitée à la Genèse. On la retrouve dans l'Égypte ancienne, dans les antiques écrits hindous et bouddhistes. Cette idée fut sérieusement étudiée par plusieurs philosophes européens au XVIe siècle. » Notre plongée dans l'abîme du temps nous révèle un croissant recul de l'âge de l'homme et des civilisations. Et des philosophes du XXIe siècle pourraient peut-être reprendre utilement cette hypothèse en l'élargissant aux temps antédiluviens. Il ne faudrait pas alors négliger l'apparemment folle question suivante :

S'il y eut une langue primordiale, sous quelle forme se serait-elle conservée et transmise ? On pense aux tablettes d'argile, aux inscriptions sur la pierre ou le bois. Mais ces moyens grossiers, cette écriture visible – et qui pourtant témoignent de sociétés d'un raffinement confondant dans des millénaires engloutis – ne furent-ils utilisés que par des sociétés postérieures à une civilisation plus haute ? Si à l'idée de haute connaissance révélée s'ajoute toujours l'idée du secret, de la communication exclusivement initiatique, on est en droit d'imaginer quelque écriture cachée à l'œil public. Nous avons aujourd'hui à notre disposition des moyens d'enregistrement invisible de la connaissance, du disque à la bande magnétique, du microfilm aux cristaux. Nous retrouverons peut-être un jour de l'écriture masquée, déposée dans des objets, des pierres sur le sol, ou – qui sait ? – en nous-mêmes, dans les subtiles profondeurs de nos cellules… Et enfin, même s'il s'agit d'une écriture évidente, nous devons nous rappeler que tous les livres de l'ancien monde, réunis dans les immenses bibliothèques de Rhodes, Carthage, Alexandrie et d'ailleurs, furent détruits, que nous possédons moins de un pour cent des littératures grecque et romaine ; que dans la terre sont enfouies les cendres du génie passé. Enfin si le déchiffrement des langues inconnues progresse, notamment grâce à l'emploi des ordinateurs, l'existence d'une écriture véhiculant des connaissances d'abstractions mathématiques poserait des problèmes insolubles. Toutes nos recherches archéologiques et linguistiques ont toujours porté sur des civilisations moins avancées que la nôtre. Dans le cas contraire, on buterait sur des termes résistant à l'interprétation, comme un écolier du XIXe siècle affolé de devoir traduire dans son thème latin les mots transistor ou laser.

Une autre voie d'accès à cette hypothétique grande langue pourrait être l'analyse des écritures magiques. L'archéologue anglais S.F. Hood, étudiant des tablettes trouvées dans le site préhistorique de Tartaria, en Roumanie, a pu établir des corrélations avec la Crète, l'Irak, l'Égypte et les Balkans. Un système unique de signes magiques paraît avoir été employé voici plus de six mille ans. De même le spécialiste roumain N. Vlassa, attaché au musée de Cluj, a recueilli dans les cendres de ce qui paraît avoir été un autel des tablettes portant ces signes, comparables à ceux découverts à Vinça, près de Belgrade, à Tordos, en Roumanie, à Troie et dans l'île de Mélos en mer Égée. Hood estime que ce système unique de notations se serait propagé à partir de l'Irak. Reste à l'interpréter. Le déchiffrement des écritures magiques, même infiniment plus récentes, n'est pas commencé. Les diverses interprétations ésotériques ne sont guère satisfaisantes. De nombreux alphabets magiques sont parvenus jusqu'à nous et A.B. Waite en a publié un certain nombre. De fait, leur mystère reste entier. Pour la plupart, ils présentent des signes plus complexes que les idéogrammes chinois, et ils ont probablement un contenu d'informations riche.

Une chose nous a frappé : c'est qu'ils ressemblent souvent, étrangement, aux diagrammes des circuits imprimés. On sait ce que sont les circuits imprimés des transistors, par exemple. Il s'agit de circuits électroniques réalisés avec des encres résistantes, conductrices et magnétiques. Cette idée aussi est peut-être folle. Ce n'est pas la seule de ce livre. Quelques lignes sur un parchemin peuvent être des instruments de télécommunication ou des réceptacles d'énergie. C'est peut-être, en tout cas, avec des idées de cette nature pluridisciplinaire qu'il faudrait reprendre les travaux esquissés par John Dee sur l'écriture magique.

La clé des systèmes magiques, et celle de la grande langue, est-elle chez un antiquaire américain ? Cette absurde question, dans le ton du journalisme à sensation, a pourtant quelque intérêt.

David Kahn, l'un des plus grands spécialistes américains de la cryptographie, écrit : « Le manuscrit Voynitch est peut-être une bombe placée sous notre connaissance, et qui explosera le jour où le déchiffrement aura été réussi. » Ce manuscrit est en vente chez Hans P. Kraus, à New York, pour cent soixante mille dollars. Il se présente comme un manuscrit enluminé du Moyen Âge. Le nombre de pages est de deux cent quatre. D'après les numérotations, vingt-huit manqueraient. La rédaction en est attribuée à Roger Bacon. Il s'agit soit d'une langue inconnue, soit, plus probablement, d'un code. Vers 1580, le duc de Northumberland, qui avait pillé un nombre fort estimable de monastères, le remit au magicien John Dee qui, après un examen sur lequel on ne sait rien, l'offrit à l'empereur Rudolphe II, alchimiste, astronome, protecteur de Tycho Brahé et de Kepler. Puis le manuscrit parvint au recteur de l'université de Prague, Marci, au XVIIe siècle. Une lettre du 19 août 1666 accompagne l'envoi à Athanase Kirscher dont les efforts furent vains. Après son échec, Kirscher déposa le manuscrit auprès de l'ordre jésuite. En 1912, l'antiquaire Wilfred Voynitch l'achetait à l'université jésuite de Mondragone Frascatie, en Italie, et distribuait des copies dans le monde entier. On crut trouver dans les enluminures des nébuleuses spirales, des plantes inconnues et le ciel autour d'Aldébaran et des Hyades. En 1921, William Newbold, doyen de l'université de Pennsylvanie, conseil du centre d'espionnage américain en matière de cryptographie, estima avoir déchiffré une partie du manuscrit, quelques pages du début. Ensuite le code change. Pour Newbold, Bacon aurait disposé de connaissances dépassant les nôtres, mais sa traduction est maintenant contestée. Newbold est mort en 1926, Voynitch en 1930, sa femme en 1960, et les héritiers cédèrent l'indéchiffrable manuscrit à Kraus, qui attend l'offre de quelque fondation.

Toutes les hypothèses sont permises. Le pessimiste se souviendra du fameux papyrus Rhind, datant de 1800 avant J.-C., qui annonce « la connaissance complète de toutes choses, l'explication de tout ce qui existe, la révélation de tous les secrets », et ne contient que la théorie des fractions et son application à la paie des ouvriers sur un chantier. L'optimiste songera que Roger Bacon n'était pas homme à coder secrètement des insignifiances. Ou bien le manuscrit Voynitch n'apporte que des recettes dépassées, ou bien il est une clé et bouleversera un jour, comme l'imagine David Kahn, l'histoire des connaissances.

Ce bouleversement est d'ailleurs en cours, notamment dans l'étude des mathématiques antiques. Même un homme comme Van der Waerden, l'une des plus hautes autorités dans ce domaine, ne rejette pas l'hypothèse d'une science ancienne dont seraient issues à la fois les connaissances babylonienne, égyptienne et chinoise.

« Il n'est pas possible de prouver le bien-fondé de telles hypothèses qui sont d'ailleurs inutiles à notre travail », dit-il. Il ajoute cependant : « L'histoire des mathématiques grecques meurt soudainement, comme une chandelle qu'on souffle. Combien d'autres sciences élevées sont-elles mortes ainsi subitement, et pourquoi ? »

Il est évident que la découverte des mathématiques supérieures prouverait l'existence de hautes civilisations éteintes, elles aussi, « comme une chandelle qu'on souffle », et jetterait une vive lumière sur la grande langue. Cependant, les mathématiques élevées exigent une structure mentale particulière. Les nombres et les calculs n'apparaissent pas. Leur rapport avec le monde réel est insaisissable. S'il en existe quelques traces dans les documents à notre disposition, elles ne sauraient être repérées que par des mathématiciens dont le violon d'Ingres serait l'archéologie, ou par des équipes pluridisciplinaires encore loin d'être systématiquement constituées. Naturellement, nous sommes, nous, des optimistes. Notre grande joie serait de voir éclater des bombes comme celle dont rêve Kahn. Et, sans préjuger de rien, nous attendons de tous côtés : devant le portail de Notre-Dame, parmi les mégalithes, dans les ruines de Babylone, et même chez Kraus, à New York…

Une dernière piste pourrait conduire à la grande langue : l'inconscient collectif de l'espèce humaine. Dans les étranges langages que les enfants inventent parfois, dans les langues inconnues que fait, en certains cas, apparaître l'hypnose profonde, est-ce l'écho de cette « langue des oiseaux, mère et doyenne de toutes », qui monte du fond des âges ?

Il y a trente ans, je visitais le gouffre de Padirac. Le nautonier paysan qui nous emmenait sur l'eau obscure eut ce mot merveilleux : « Cette rivière, elle est tellement inconnue qu'on ne sait même pas son nom… » Il exprimait par-là, avec naïveté, deux certitudes profondes qui hantent nos âmes : à savoir que les choses n'existent pour nous réellement qu'une fois nommées, et qu'il y a un nom, de toute éternité, qui correspond à chaque chose, la contient et l'exprime entièrement.

« L'homme, écrit Chesterton, sait que l'âme a des nuances plus miraculeuses, plus innombrables, plus indicibles encore que les teintes d'une forêt d'automne. Comment croire que toutes ces réalités, dans leurs tons et leurs demi-tons, dans leurs fusions et leurs correspondances subtiles, peuvent être avec exactitude exprimées par un système arbitraire de grognements et de gémissements ? Un commis d'agent de change peut-il réellement sortir de ses lèvres tous les bruits qui rendent compte des mystères de la mémoire et des agonies du désir ?

« Non, non, pense l'homme, toute langue est insuffisante, toute langue n'est peut-être que dégénérescence du temps sacré où Adam « nomma les choses ». Cette pensée est-elle nostalgie, ou constat d'une éternelle insuffisance ? Avons-nous inventé le mythe d'une grande langue pour endormir nos angoisses de l'inexprimable ?

« Cependant, avec persistance, la tradition s'y réfère, et les sectes gnostiques, par exemple, assurent détenir la vérité de livres dont l'origine est allogène, étrangère et supérieure à ce monde. L'explicit du Livre sacré du grand Esprit invisible s'ouvre par ces mots solennels :

« “C'est ici le livre qu'a écrit le grand Seth (l'un des fils d'Adam). Il l'a déposé dans des montagnes élevées… Ce livre, le grand Seth l'a écrit dans des écritures de cent trente années. Il l'a déposé dans la montagne appelée Charax, afin que, dans les derniers temps et les derniers instants, il soit manifesté.” »