63151.fb2 Mes Origines - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 16

Mes Origines - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 16

CHAPITRE XVIII: LA RIBOTE DE TRINQUETAILLE

Alphonse Daudet dans sa jeunesse. – La descente en Arles. – La Roquette et les Roquettières. – Le patron Gafet. – Le souper chez Le Counënc. – Les chansons de table. – Le registre du cabaret. – Le pont de bateaux. – La noce arlésienne. – Le spectre des Aliscamps. – Une lettre de Daudet pendant le siège de Paris.

I

Alphonse Daudet, dans ses souvenirs de jeunesse (Lettres de mon Moulin et Trente Ans de Paris), a raconté, à fleur de plume, quelques échappées qu’il fit, avec les premiers félibres, à Maillane, en Barthelasse, aux Baux, à Châteauneuf; je dis avec les félibres de la première pousse, qui, en ce temps, couraient sans cesse le pays de Provence, pour le plaisir de courir, de se donner du mouvement, surtout pour retremper le Gai-Savoir nouveau dans le vieux fonds du peuple. Mais il n’a pas tout dit, de bien s’en faut, et je veux vous conter la joyeuse équipée que nous fîmes ensemble, il y a quelque quarante ans.

Daudet, à cette époque, était secrétaire du duc de Morny, secrétaire honoraire, comme vous pouvez croire, car tout au plus si le jeune homme allait, une fois par mois, voir si le président du Sénat, son patron, était gaillard et de bonne humeur. Et sa vigne de côté, qui depuis a donné de si belles pressées, n’était qu’à sa première feuille. Mais entre autres choses exquises, Daudet avait composé une poésie d’amour, pièce toute mignonne, qui avait nom: les Prunes. Tout Paris la savait par cœur, et M. de Morny, l’ayant ouïe dans son salon, s’était fait présenter l’auteur, qui lui avait plu, et il l’avait pris en grâce.

Sans parler de son esprit qui levait la paille, comme on dit des pierres fines, Daudet était joli garçon, brun, d’une pâleur mate, avec des yeux noirs à longs cils qui battaient, une barbe naissante et une chevelure drue et luxuriante qui lui couvrait la nuque, tellement que le duc, chaque fois que l’auteur de la chanson des Prunes lui rendait visite au Sénat, lui disait, en lui touchant les cheveux de son doigt hautain:

– Eh bien! poète, cette perruque, quand la faisons-nous abattre?

– La semaine prochaine, monseigneur! en s’inclinant répondait le poète.

Et ainsi, tous les mois, le grand duc de Morny faisait au petit Daudet la même observation, et toujours le poète lui répondait la même chose. Et le duc tomba plus tôt que la crinière de Daudet.

A cet age, devons-nous dire, le futur chroniqueur des aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon était déjà un gaillard qui voyait courir le vent: impatient de tout connaître, audacieux en bohème, franc et libre de langue, se lançant à la nage dans tout ce qui était vie, lumière, bruit et joie, et ne demandant qu’aventures. Il avait, comme on dit, du vif-argent dans les veines.

Je me souviens d’un soir où nous soupions au Chêne-Vert, un plaisant cabaret des environs d’ Avignons. Entendant la musique d’un bal qui se trouvait en contrebas de la terrasse où nous étions attablés, Daudet, soudainement, y sauta (je puis dire de neuf ou dix pieds de haut) et tomba, à travers les sarments d’un treille, au beau milieu des danseuses, qui le prirent pour un diable.

Une autre fois, du haut du chemin qui passe au pied du Pont du Gard, il se jeta, sans savoir nager, dans la rivière du Gardon, pour voir, avait-il dit, s’il y avait beaucoup d’eau. Et, ma foi, sans un pêcheur qui l’accrocha avec sa gaffe, mon pauvre Alphonse à coup sûr, buvait bouillon de onze heures.

Une autre fois, au pont qui conduit d’Avignon à l’île de la Barthelasse, il grimpait follement sur le parapet mince et, y courant dessus au risque de culbuter, par là-bas, dans le Rhône, il criait, pour épater quelques bourgeois qui l’entendaient:

– C’est de là, tron de l’air! que nous jetâmes au Rhône le cadavre de Brune, oui, du maréchal Brune! Et que cela serve d’exemple aux Franchimands et Allobroges qui reviendraient nous embêter!

II

Donc, un jour de septembre, je reçus à Maillane une petite lettre du camarade Daudet, une de ces lettres menues comme feuille de persil, bien connues de ses amis, et dans laquelle il me disait:

«Mon Frédéric, demain mercredi, je partirai de Fontvieille pour venir à ta rencontre jusqu’à Saint-Gabriel. Mathieu et Grivolas viendront nous y rejoindre par le chemin de Tarascon. Le rendez-vous est à la buvette, où nous t’attendons vers les neuf heures ou neuf heures et demie. Et là, chez Sarrasine, la belle hôtesse du quartier, ayant ensemble bu un coup, nous partirons à pied pour Arles. Ne manque pas!

Ton

Chaperon Rouge.»

Et, au jour dit, entre huit et neuf heures, nous nous trouvâmes tous à Saint-Gabriel, au pied de la chapelle qui garde la montagne. Chez Sarrasine, nous croquâmes une cerise à l’eau-de-vie, et en avant sur la route blanche.

Nous demandâmes au cantonnier:

– Avons-nous une longue traite, pour arriver d’ici à Arles?

– Quand vous serez, nous répondit-il, droit à la Tombe de Roland, vous en aurez encore pour deux heures.

– Et où est cette tombe?

– Là-bas, où vous voyez un bouquet de cyprès, sur la berge du Vigueirat.

– Et ce Roland?

– C’était, à ce qu’on dit, un fameux capitaine du temps des Sarasins… Les dents, allez, bien sûr, ne doivent pas lui faire mal.

Salut, Roland! Nous n’aurions pas soupçonné, dès nous mettre en chemin, de rencontrer vivantes, au milieu des guérets et des chaumes du Trébon, la légende et la gloire du compagnon de Charlemagne. Mais poursuivons. Allégrement nous voilà descendant en Arles, où l’Homme de Bronze frappait midi, quand, tout blancs de poussière, nous entrâmes à la porte de la Cavalerie. Et, comme nous avions le ventre à l’espagnole, nous allâmes aussitôt, déjeuner à l’hôtel Pinus.

III

On ne nous servit pas trop mal… Et, vous savez, quand on est jeune, que l’on est entre amis et heureux d’être en vie, rien de tel que la table pour décliquer le rire et les folâtreries.

Il y avait cependant quelque chose d’ennuyeux. Un garçon en habit noir, la tête pommadée, avec deux favoris hérissés comme des houssoirs, était sans cesse autour de nous, la serviette sous le bras, ne nous quittant pas de l’œil et, sous prétexte de changer nos assiettes, écoutant bonnement toutes nos paroles folles.

– Voulez-vous, dit enfin Daudet impatienté, que nous fassions partir cette espèce de patelin?… Garçon!

– Plaît-il, monsieur?

– Vite, va nous chercher un plateau, un plat d’argent.

– Pour de quoi mettre? demanda le garçon interloqué.

– Pour y mettre un viédase! repliqua Daudet d’une voix tonnante.

Le changeur d’assiettes n’attendit pas son reste et, du coup, nous laissa tranquilles.

– Ce qu’il y a aussi de ridicule dans ces hôtels, fit alors le bon Mathieu, c’est que, remarquez-le, depuis qu’aux tables d’hôte les commis voyageurs ont introduit les goûts du Nord, que ce soit en Avignon, en Angoulême, à Draguignan ou bien à Brive-la-Gaillarde, on vous sert, aujourd’hui, partout les mêmes plats: des brouets de carottes, du veau à l’oseille, du rosbif à moitié cuit, des choux-fleurs au beurre, bref, tant d’autres mangeries qui n’ont ni saveur ni goût.

De telle sorte qu’en Provence, si l’on veut retrouver la cuisine indigène, notre vieille cuisine appétissante et savoureuse, il n’y a que les cabarets où va manger le peuple.

– Si nous y allions ce soir? dit le peintre Grivolas.

– Allons-y, criâmes-nous tous.

IV

On paya, sans plus tarder. Le cigare allumé, on alla prendre sa demi-tasse dans un cafeton populaire. Puis, dans les rues étroites, blanches de chaux et fraîches, et bordées de vieux hôtels, on flâna doucement jusqu’à la nuit tombante, pour regarder sur leurs portes ou derrière le rideau de canevas transparent ces Arlésiennes reines qui étaient pour beaucoup dans le motif latent de notre descente en Arles.

Nous vîmes les Arènes avec leurs grands portails béants, le Théâtre Antique avec son couple de majestueuses colonnes, Saint-Trophime et son cloître, la Tête sans nez, le palais du Lion, celui des Porcelets, celui de Constantin et celui du Grand-Prieur.

Parfois, sur les pavés, nous nous heurtions à l’âne de quelque barralière qui vendait de l’eau du Rhône. Nous rencontrions aussi les tibanières brunes qui rentraient en ville, la tête chargée de leurs faix de glanes, et les cacalausières qui criaient:

– Femmes, qui en veut des colimaçons de chaumes?

Mais, en passant à la Roquette, devers la Poissonnerie, voyant que le jour déclinait, nous demandâmes à une femme en train de tricoter son bas:

– Pourriez-vous nous indiquer quelque petite auberge, ne serait-ce qu’une taverne, où l’on mange proprement et à la bonne apostolique?

La commère, croyant que nous voulions railler, cria aux autres Roquettières, qui, à son éclat de rire, étaient sorties sur leurs seuils, coquettement coiffées de leurs cravates blanches, aux bouts noués en crête:

– Hé! voilà des messieurs qui cherchent une taverne pour souper: en auriez-vous une?

– Envoie-les, cria l’une d’elles, dans la rue Pique-Moute.

– Ou chez la Catasse, dit une autre.

– Ou chez la veuve Viens-Ici.

– Ou à la porte des Châtaignes.

– Pardon, pardon, leur dis-je, ne plaisantons pas, mes belles: nous voulons un cabaret, quelque chose de modeste, à la portée de tous, et où aillent les braves gens.

V

– Eh bien! dit un gros homme qui fumait là sa pipe assis sur une borne, la trogne enluminée comme une gourde de mendiant, que ne vont-ils chez le Counënc? Tenez, messieurs, venez, je vous y conduirai, poursuivit-il en se levant et en secouant sa pipe, il faut que j’aille de ce côté. C’est sur l’autre bord du Rhône, au faubourg de Trinquetaille… Ce n’est pas une hôtellerie, mon Dieu! de premier ordre; mais les gens de rivière, les radeliers, les bateliers qui viennent de condrieu y font leur gargotage et n’en sont pas mécontents.

– Et d’où vient, dit Grivolas, qu’on l’appelle le Counënc?

– L’hôtelier? Parce qu’il est de Combs, un village près de Beaucaire, qui fournit quelques mariniers… Moi-même, qui vous parle, je suis patron de barque, et j’ai navigué ma part.

– Êtes-vous allé loin?

– Oh! non, je n’ai fait voile qu’au petit cabotage, jusqu’au Havre-de-Grâce… Mais,

Pas de marinier

Qui ne se trouve en danger.

Et, allez, si n’étaient les grandes Saintes Maries qui nous ont toujours gardé, il y a beau temps, camarades, que nous aurions sombré en mer.

– Et l’on vous nomme?

– Patron Gafet, tout à votre service, si vous vouliez, quelque moment, descendre au Sambruc ou au Graz, vers les îlots de l’embouchure, pour voir les bâtiments qui y sont ensablés.

VI

Et au pont de Trinquetaille, qui, encore à cette époque, était un pont de bateaux, tout en causant nous arrivâmes. Lorsqu’on le traversait sur le plancher mouvant, entablé sur des bateaux plats juxtaposés bord à bord, on sentait sous soi, puissante et vivante, la respiration du fleuve, dont le poitrail houleux vous soulevait en s’élevant, vous abaissait en s’abaissant.

Passé le Rhône, nous prîmes à gauche, sur le quai, et, sous un vieux treillage, courbée sur l’auge de son puits, nous vîmes, comment dirai-je? une espèce de gaupe, et borgne par-dessus, qui raclait et écaillait des anguilles frétillantes. A ses pieds, deux ou trois chats rongeaient, en grommelant, les têtes qu’elle leur jetait.

– C’est la Counënque, nous dit soudain maître Gafet.

Pour des poèetes qui, depuis le matin, ne rêvions que de belles et nobles Arlésiennes, il y avait de quoi demeurer interdits… Mais, enfin, nous y étions.

– Counënque, ces messieurs voudraient souper ici.

– Oh! ça, mais, patron Gafet, vous n’y pensez pas, sans doute? Qui diable nous charriez-vous? Nous n’avons rien, nous autres, pour des gens comme ça…

– Voyons, nigaude, n’as-tu pas là un superbe plat d’anguilles!

– Ah! si un catigot d’anguilles peut faire leur félicité… Mais, voyez, nous n’avons rien autre.

– Ho! s’écria Daudet, rien que nous aimions tant que le catigot. Entrons, entrons, et vous maître Gafet, veuillez bien vous attabler, nous vous en prions, avec nous autres.

– Grand merci! vous êtes bien bons.

Et bref, le gros patron s’étant laissé gagner, nous entrâmes tous les cinq au cabaret de Trinquetaille.

VII

Dans une salle basse, dont le sol était couvert d’un corroi de mortier battu, mais dont les murs étaient bien blancs, il y avait une longue table oµ l’on voyait assis quinze ou vingt mariniers en train de manger un cabri, et le Counënc soupait avec eux.

Aux poutres du plafond, peint en noir de fumée, étaient pendus des chasse-mouches (faisceaux de tamaris où viennent se poser les mouches, qu’on prend ensuite avec un sac), et, vis-à-vis de ces hommes qui, en nous voyant entrer, devinrent silencieux, autour d’une autre table, nous prîmes place sur des bancs.

Mais, pendant qu’au potager se cuisinait le caligot, la Counënque, pour nous mettre en appétit, apporta deux oignons énormes (de ceux de Bellegarde), un plat de piments vinaigrés, du fromage pétri, des olives confites, de la boutargue du Martigue, avec quelques morceaux de merluche braisée.

– Et tu reviendras dire que tu n’avais rien? s’écria patron Gafet qui chapelait du pain avec son couteau crochu; mais c’est un festin de noces!

– Dame! repartit la borgne, si vous nous aviez prévenus, nous aurions pu tout de même vous apprêter une blanquette à la mode des gardians ou quelque omelette baveuse… Mais quand les gens vous tombent là, entre chien et loup, comme cheveux sur une soupe, messieurs, vous comprendrez qu’on leur donne ce qu’on peut.

C’est bien. Daudet, qui de sa vie ne s’était vu à pareille gogaille de Camargue, saisit un des oignons, de ces beaux oignons épatés, dorés comme un pain de Noël, et hardi! à belles dents, et feuillet à feuillet, il le croque et l’avale, tantôt l’accompagnant du fromage pétri, tantôt de la merluche. Il est juste d’ajouter que, pour le seconder, tous nous faisions notre possible.

Patron Gafet, lui soulevant de temps en temps la cruche pleine d’un vin de Crau, flambant comme on n’en voit plus:

– Ça, jeunesse, disait-il, si nous abattions un bourgeon? L’oignon fait boire et maintient la soif.

En moins d’une demi-heure, on aurait enflammé sur nos joues une allumette. Puis, arriva le catigot, où le bâton d’un pâtre se serait tenu droit, – salé comme mer, poivré comme diable…

– Salaison et poivrade, disait le gros Gafet, font trouver le vin bon… Allume et trinque, Antoine, puisque ton père est prieur!

VIII

Les mariniers, pourtant, ayant achevé leur cabri, terminaient leur repas, ainsi que c’est l’usage des bateliers de Condrieu, avec un plat de soupe grasse. Chacun, à son bouillon mêlait un grand verre de vin; puis, portant des deux mains leurs assiettes à la bouche, tous ensemble vidèrent d’un seul trait le mélange, savoureusement, en claquant des lèvres.

Un conducteur de radeau, qui portait la barbe en collier, chanta alors une chanson qui, s’il m’en souvient bien, finissait comme ceci:

Quand notre flotte arrive

En rade de Toulon,

Nous saluons la ville

A grands coups de canon.

Daudet nous dit:

– Tonnerre! n’allons-nous pas aussi faire craquer la nôtre?

Et il entama celle-ci (du temps où l’on faisait la guerre aux Vaudois du Léberon):

Chevau-léger, mon bon ami,

A Lourmarin, l’on s’éventre!

Chevau-léger, mon bon ami,

Mon cœur s’évanouit.

Mais les gens de rivière, ne voulant pas être en reste, chantèrent lors en chœur:

Les filles de Valence

Ne savent pas faire l’amour:

Celles de la Provence

Le font la nuit, le jour.

– A nous autres, collègues, criâmes-nous aux chanteurs. Et tous à l’unisson, nous servant de nos doigts comme de castagnettes, nous répliquions superbement:

Les filles d’Avignon

Sont comme les melons:

Sur cent cinquante

N’y en a pas de mûr;

La plus galante…

– Chut! nous fit la borgnesse, car si passait la police, elle vous dresserait «verbal» pour tapage nocturne.

– La police? criâmes-nous, on se fiche pas mal d’elle.

– Tenez, ajouta Daudet, allez nous quérir le registre où vous inscrivez ceux qui logent dans l’auberge.

La Counënque apporta le livre, et le gentil secrétaire de M. de Morny écrivit aussitôt de sa plus belle plume:

A. Daudet, secrétaire du président du Sénat;

F. Mistral, chevalier de la Légion d’Honneur;

A. Mathieu, le félibre de Châteauneuf-du-Pape;

P. Grivolas, maître peintre de l’École d’Avignon.

– Et si quelqu’un, poursuivit-il, si quelqu’un, ô Counënque, venait jamais te chercher noise, que ce soit commissaire, gendarme ou sous-préfet, tu n’auras qu’à lui mettre ces pattes de mouches sous la moustache, et puis, si l’on t’embête, tu nous écriras à Paris, et, va, moi je me charge de les faire danser.

IX

Nous soldâmes, et, accompagnés de la vénération publique, nous sortîmes tels que des princes qui viennent de se révéler.

Parvenus au marchepied du pont Trinquetaille:

– Si nous faisions, sur le pont, un brin de farandole? proposa l’infatigable et charmant nouvelliste de la Mule du Pape, les ponts de la Provence ne sont faits que pour ça…

Et en avant! au clair limpide de la lune de septembre, qui se mirait dans l’eau, nous voilà faisant le branle sur le pont en chantant:

La farandole de Trinquetaille,

Tous les danseurs sont des canailles!

La farandole de Saint-Remy,

Une salade de pissenlits!

Tout à coup – nous arrivions sur le milieu du Rhône, – voici que, dans la pénombre, au-devant de nous autres, nous voyons s’avancer une rangée d’Arlésiennes, de délicieuses Arlésiennes, chacune avec son cavalier, qui lentement cheminaient, tout en babillant et riant… Le frôlement des jupes, le frou-frou de la soie, le gazouillis des couples qui se parlaient à voix basse dans la nuitée pacifique, dans le tressaillement du Rhône qui se glissait entre les barques, c’était vraiment chose suave.

– Une noce, dit le gros patron Gafet, qui ne nous avait pas quittés.

– Une noce? fit Daudet, qui avec sa myopie, ne se rendait pas bien compte de cette agitation, une noce arlésienne! Une noce à la lune! Une noce en plein Rhône!

Et, pris d’un vertigo, notre luron s’élance, saute au cou de la mariée, et en veux-tu des baisers…

Aïe! quelle mêlée, mon Dieu! Si jamais de la vie nous nous vîmes en presse, ce fut bien cette fois-là… Vingt gars, le poing levé, nous entourent et nous serrent:

– Au Rhône, les marauds!

– Qu’est-ce donc? Qu’est-ce donc? s’écria patron Gafet, en refoulant la troupe; mais ne voyez-vous pas que nous venons de boire, de boire en Trinquetaille, à la santé de l’épousée, et que de reboire nous ferait du mal?

– Vivent les mariés! nous écriâmes-nous. Et, grâce à la poigne de ce brave Gafet, qui était connu de tous, et à sa présence d’esprit, les choses en restèrent là.

X

Maintenant, où allons-nous? L’Homme de Bronze venait de frapper onze heures… Et nous dîmes:

– Il faut aller faire un tour aux Aliscamps.

Nous prenons les Lices d’Arles, nous contournons les remparts, et, au clair de la lune, nous voilà descendant l’allée de peupliers qui mène au cimetière du vieil Arles romain. Et, ma foi, en errant au milieu des sépulcres éclairés par la lune et des auges mortuaires alignées sur le sol, voici que, gravement, nous répétions entre nous l’admirable ballade de Camille Reybaud:

Les peupliers du cimetière

Ont salué les trépassés.

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière!

MOI

Des blancs lombeaux du cimetière

Le couvercle s’est renversé.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière.

MOI

Sur le gazon du cimetière

Tous les défunts se sont dressés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière.

MOI

Frères muets, au cimetière

Tous les morts se sont embrassés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière.

MOI

C’est la fête du cimetière,

Les morts se mettent à danser.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière.

MOI

La lune est claire: au cimetière,

Les vierges cherchent leurs fiancés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière.

MOI

Leurs amoureux, au cimetière,

Ne sont plus là, si empressés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière.

MOI

Oh! ouvrez-moi le cimetière,

Mon amour va les caresser…

XI

Le croirez-vous? Soudain, d’une tombe béante, à trois pas de nous autres, mes chers amis, une voix sombre, dolente, sépulcrale, nous fait entendre ces mots:

– Laissez dormir ceux qui dorment!

Nous restâmes pétrifiés, et à l’entour, sous la lune, tout retomba dans le silence.

Mathieu disait doucement à Grivolas:

– As-tu entendu?

– Oui, répondit le peintre, c’est là-bas, dans ce sarcophage.

– Cela, dit patron Gafet en crevant de rire, c’est un couche-vêtu, un de ces galimands, comme nous les nommons en Arles, qui viennent se gîter, la nuit, dans ces auges vides.

Et Daudet:

– Quel dommage, pourtant, que ça n’ait pas été une apparition réelle! Quelque belle Vestale, qui, à la voix des poètes, eût interrompu son somme, et, ô mon Grivolas, fût venue t’embrasser!

Puis, d’une voix retentissante, il chanta et nous chantâmes:

De l’abbaye passant les portes,

Autour de moi, tu trouverais

Des nonnes l’errante cohorte,

Car en suaire je serais!

– O Magali, si tu te fais

La pauvre morte,

La terre alors je me ferai:

La je t’aurai.

Là-dessus, au patron Gafet nous serrâmes tous la main, et nous allâmes vite, de ce pas, au chemin de fer, prendre le train pour Avignon.

Sept ans après, hélas! l’année de la catastrophe, je reçus cette lettre:

Paris, 31 décembre 1870.

«Mon Capoulié, je t’envoie par le ballon monté un gros tas de baisers. Et il me fait plaisir de pouvoir te les envoyer en langue provençale; comme ça je suis assuré que les Allemands, si le ballon leur tombe dans les mains, ne pourront par lire mon écriture et publier ma lettre dans le Mercure de Souabe.

«Il fait froid, il fait noir; nous mangeons du cheval, du chat, du chameau, de l’hippopotame (ah! si nous avions les bons oignons, le catigot et la cachat de la Ribote de Trinquetaille!) Les fusils nous brûlent les doigts. Le bois se fait rare. Les armées de la Loire ne viennent pas. Mais cela ne fait rien. Les gens de Berlin s’ennuieront quelque temps encore devant les remparts de Paris.

……………

«Adieu, mon Capoulié, trois gros baisers: un pour moi, l’autre pour ma femme, l’autre pour mon fils. Avec ça, bonne année, comme toujours d’aujourd’hui à un an.

Ton félibre,

Alphonse DAUDET.»

Et puis, on viendra me dire que Daudet n’étais pas un excellent Provençal! Parce qu’en plaisantant il aura ridiculisé les Tartarin, les Roumestan et les Tante Portal et tous les imbéciles du pays de Provence qui veulent franciser le parler provençal, pour cela Tarascon lui garderait rancune?

Non! la mère lionne n’en veut pas, n’en voudra jamais au lionceau qui, pour s’ébattre, l’égratigne quelquefois.

1906